Un papier quadrillé est punaisé contre la porte :
« Au cas que tu rentrerais : je suis été voir maman qu’a de la fiève. Mais je m’arrête pas. Solange. »
Béru lit laborieusement car, pour cet intellectuel du pâté de foie, le plus bref et laconique des écrits a la rébarbation d’un papyrus égyptien.
Il tire la conclusion du document :
— L’est pas là !
Par acquit de conscience, nous sonnons. Un timbre du genre mauviette retentit, égrotant. Sa sonorité cafardeuse s’engloutit dans un silence à bon marché.
Nobody.
— Qu’est-ce on va-t-il faire ? s’inquiète le Gros (qui ajoute, sans reprendre souffle) : J’ai les crochets.
— Va t’acheter un sandouiche, moi je vais l’attendre.
— Tu croives ? objecte le féal compagnon sans grande joie. On aurait pas meilleur compte d’aller carrément claper dans un restau ? J’en ai repéré un qu’avait l’air corréque à moins d’deux mille mètes d’ici.
— Pas le temps.
— Tu dis qu’tu vas attend’ la mère Lanprendeux et qu’t’as pas l’temps ; faudrait savoir, qu on susse !
Je bougonne :
— Tu me fais intégralement chier, mec. Va bouffer, si tu veux, je me passerai de toi.
Rien de plus dommageable pour l’Enfoiré que d’entendre un langage pareil sortir de ma bouche.
— Mercille, fait-il. C’est bon de s’faire craquer la bagouze pour un mec comm’ v’là toi, on est récompensé.
Il balance d’un panard sur l’autre. Puis son baquet émet un profond gargouillement solennel en comparaison duquel le grand Largo de Haendel passerait pour une chanson à boire.
— Si j’attendrais davantage, je défaillirais, déclare-t-il. Faut qu’je vais bouffer une morce, comme disent mes amis suisses. J’te ramène un sandouiche, à toi z’aussi ?
— Non, merci.
— Tu t’négliges, mec. C’est pas raisonnab’.
Et il part le long de la rue tranquille qu’un chien sans véritable itinéraire suit en reniflant les murs.
Il n’a pas parcouru cent mètres qu’une assez forte dame vêtue d’un tailleur bleu marine et d’un chemisier à pois descend d’un autobus vert et crème.
Elle fait de l’éléphantiasis car chacune de ses cannes a une circonférence supérieure à celle de sa taille. Mon proverbial instinct me prédit qu’il s’agit là de la dame de Lanprendeux Achille. Je lui délivre alors un aimable sourire de diarrhéique constatant qu’il y a exceptionnellement du papier dans les gogues publics où il n’a eu que le temps de s’engouffrer, et je me présente.
— J’sus t’enchantée, m’affirme-t-elle ; j’entends si tellement causer de vous, et depuis si tellement longtemps…
M’est avis que mon estimable confrère Achille a épousé une fille de ferme d’un hameau perdu.
— Je voye que Chilou a pas encore rentré, dit-elle, mais vous pouvez l’attendre, y n’tardera plus.
Elle déponne la lourde du pavillon de quatre pièces, en meulière agrémentée de coquillages datant du secondaire, et entre de profil.
— Madame votre mère est souffrante ? demandé-je, me référant au message laissé à son époux.
— Pffou ! Elle s’écoute, fait la douce Solange.
C’t’un’ personne qu’est toujours en train d’mou-rir d’ceci, cela.
Me voici dans un délicieux salon meublé Scandinave avec, sur les murs, de chouettes tableaux au point de croix, dont l’un représente une petite Hollandaise portant ses seaux de lait à l’aide d’une sorte de fléau, et l’autre une biche paissant dans un sous-bois enchanteur sous le regard concupiscent d’un salaud de cerf lubrique.
— Votre mari est rentré tard ? je demande innocemment.
La Solange me décoche un sourire d’une candeur qui l’aurait fait émanciper à l’âge de 40 ans si elle n’avait été mariée.
— Non, répond-elle.
— Il est rentré tôt ?
— Il a pas rentré du tout.
— Pourtant, son service m’a dit qu’il se trouvait chez lui…
— Je sais. C’est moi dont j’ai confondu, ça vient de sa radio dans la salle de bains. Elle s’est déclenchée seule, comme souvent, parce qu’il oublille de la remettre au point mort. Quand t’est-ce on a appelé pour demander sur lui, de son Service, j’ai cru qu’il était rentré. Mais je m’ai aperçue par l’ensuite que non.
— Et donc, pour résumer, vous avez répondu que oui, croyant que, mais il n’était pas rentré ? précisé-je-t-il dûment.
— Testuellement. Mais mon aviss est qu’il ne va pas tarder. Voulez-vous-t-il l’attendre ?
Je balance. Béru est au ravitau, plutôt que de poireauter dehors…
— Volontiers.
— Assoyez-vous. Je nous prépare un café ?
— Ce serait gentil.
Elle part « en » cuisine. Je confie mes fesses au cuir privé de moelleur d’un canapé. Une pendulette en marbre couleur pisse d’âne tictaque sans enthousiasme sur la desserte, entre deux photos, dont l’une représente Solange en mariée, avec une couronne de fleurs d’oranger sur la hure (à l’époque, elle n’avait pas démarré son éléphantiasis) et l’autre un militaire habillé en soldat. Personnage con et énergique. Profonde fossette au menton, qui lui fait un cul de bébé, regard de jeune ganache peu amène, nez busqué.
Un instant passe, seulement marqué par le mouvement de la pendule ; puis Elephant-woman revient, portant un plateau lesté de deux grandes tasses et d’un sucrier vénitien importé par Uniprix.
— Vous le prenez-t-il avec du lait ? demande mon hôtesse.
— Il sent bien trop bon pour que je risque de l’abîmer, flagorné-je.
Elle parvient à caser un cul, conçu et réalisé par Botéro, dans un de ses fauteuils, en conçoit une légitime satisfaction qui s’exprime par un jet de vapeur prolongé.
Je lui désigne le portrait du gazier en uniforme.
— Un parent à vous ? interrogé-je-t-il pour dire de causer.
Que je crois, car nous ne faisons rien qui soit absolument gratuit, dans l’existence.
Du moins, en ce qui me concerne. Mes réflexes les plus spontanés, mes impulsions les plus innocentes, impliquent une démarche mentale qui, chaque fois, me déconcerte.
La « Fernand Léger » écarquille de la comprenette.
— Mais, mais, profère-t-elle d’une voix de brebis oppressée.
Je visionne mon hôtesse avec surprise.
— Quoi donc, chère amie ?
— Vous ne le reconnaissez pas ? Je veuille bien que cette photo a dix ans, mais quand même !
Et les nues se déchirent comme le fond de pantalon de Bérurier lorsqu’il lace sa chaussure.
— Achille ? écrié-je.
— Bien sûr !
C’est là que le cymbalier se déchaîne dans la fosse d’orchestre, pour sonoriser les nues qui s’entrouvrent.
Un boulot monumental s’opère sous ma coiffe.
Je pige, dans ce grondement d’instruments percussifs, que le mec qui montait la garde au bouic de tante Mina n’était pas le véritable inspecteur Lanprendeux.
L’effarement me met pleins de picotis dans la zone testiculaire.
Un serpentin de pensées illustrées. Je revois le perdreau qui montait la garde dans l’antichambre du bordel. Le dénommé Lanprendreux Achille. Il ne ressemblait pas du tout à cette photo ! Je lui ai confié les deux bouteilles de champagne avec mission de les porter au labo. Et le plus formide c’est qu’il les a portées ! Alors là, je nage dans une piscaille emplie de goudron fondu !
Sur ces entrefesses, Bérurier sonne à la grille du parc.
— Laissez, fais-je à la vachasse, c’est mon collaborateur.
Et je vais ouvrir, la tête pleine de choses aussi palpitantes que contradictoires.
Sa Majesté se ramène, portant un grand sac de victuailles à deux bras avec plus de soins qu’il n’en consacrerait à un bébé.
— C’est jockey ! jubile-t-il. Figure-toive que j’sus tombé su’ un traiteur italoche qu’la boutique ressemb’ à Alice au pays des merguez[8] ! Tu peux pas passer à côté du bouffement dont j’rapporte d’chez lui. La gentile p’tite maâme va nous aider à grailler. Moive, tu m’connais ; quand y en a pour deux, y en a pour trois !
Sans attendre d’acquiescement, il vide son sac sur la table basse, empilant, tout en bavant bas, des tranches de mortadelle, de sauciflard, de gigot froid, des jambes de poulets de Bresse rôties, d’autres de lapins cuites à la sauce tomate, des andouillettes, des penes al arabiat, des aubergines farcies, plus des denrées végétales mais enrobées de graisse animale. Il termine en sortant trois bouteilles de Frascati aux étiquettes joyeuses comme des dimanches de fête.
La dame Lanprendeux est éblouie. Elle glousse comme si on lui faisait une langue dans la raie des fesses (ce qu’à Dieu ne plaise).
Bérurier s’assied en tailleur devant les cannes éléphantesques de la dame. Il est émoustillé et semble avoir occulté les récents déboires enregistrés par son pénis.
— Vous, z’au moins, vos jambes sont de vraies jambes, pas des aiguilles à tricoter ! J’raffole les personnes qu’ont pas les flûtes en poteaux de ruguebie. Quand j’tombe sur un’ frangine qu’on peut lu mette la main grande ouverte ent’ les cuissots, j’ai enville d’gerber. Vous, vot’ moulasse, ça doit z’êt’ quéqu’chose ! Pour vous débusquer l’clito faut s’équiper en péléocloque !
— Me permettez-vous de passer un coup de fil ? demandé-je à l’hôtesse sollicitée.
— L’appareil, elle est dans la chambre, me dit-elle, déjà distraite, subjuguée par les entreprises immédiates et catégoriques de mon compagnon.
Je laisse les deux tourtereaux pour tubophoner à l’Intérieur. On n’y a pas revu Achille Lanprendeux. Je me rabats ensuite sur le Rouquin.
— Tu tombes bien ! exulte l’incendié. J’ai pu obtenir sans problème des cheveux et même les empreintes du prince, lequel semblait tout heureux de collaborer avec la Police.
— Alors ? questionné-je dans un râle de tragédie.
— CE NE SONT PAS LES MÊMES QUE CEUX ET CELLES TROUVÉS DANS LA CHAMBRE DU BOXON.
— Donc c’est l’hypothèse d’un prince pourvu d’un sosie qui prévaut ?
— Il semblerait.
Je réfléchis un instant, bien que ce ne soit guère aisé dans cette maisonnette où deux monstres commencent une séance de zizi-panpan.
— Seul un jumeau…, balbutié-je. Seulement Karim Kanular n’en a pas !
Le Rouquemoute profère quelque chose que je n’ai pas entendu.
— Comment ? lui fais-je.
— Je te demandais si tu regardais « Les Nuls » à la télé.
— Que veux-tu que je regarde d’autre, en dehors des actualités ?
— En ce cas tu te délectes des gueules de gens célèbres qu’on y trouve reproduites.
— Tu ne vas pas comparer !
— Antoine, serais-tu rétro ? Dis-toi que ces masques qu’on a fait caricaturaux, peuvent être d’une hallucinante fidélité si on le désire. Il est facile de reproduire le visage de n’importe qui, au point que les proches du sujet se laisseraient abuser.
— Dès lors, tout est possible, murmuré-je.
— Exactement, Antoine. Je suis même surpris qu’on n’ait pas tiré parti de cette nouvelle technique à des fins criminelles.
— On dirait que ça commence.
Le Rouquemoute reste pensif.
— Cela a peut-être débuté depuis un certain temps et personne n’avait encore eu vent de la chose.
— Pourquoi pas ? Dis-moi, les deux quilles de rouille qui t’ont été remises ont été apportées par qui ?
— On les a déposées pour moi, en bas.
— Qui ?
— Je vais m’informer, ne quitte pas.
Quand il revient en ligne, c’est pour me dire que le champ’ a été confié au factionnaire par un chauffeur de taxi.
Dans le fion, la balayette !