ALLONS DONC

C’est triste, un bordel en deuil. Une impression de cataclysme, ça donne.

Madame, vêtue de sombre, est prostrée comme une veuve de fraîche date. Trois « jeunes filles bien » lui tiennent compagnie au salon en feuilletant des magazines. Mais ni les pertes blanches de la cour britannique, ni les réceptions de la Maison également blanche, ne sollicitent leur intérêt. Elles illustrent ce vers de La Fontaine dans « Les animaux malades de la peste » : « Plus d’amour, partant, plus de joie ».

Ce jour en berne est aussi, inévitablement, un jour de relâche : fermé pour cause de menstrues collectives !

Un gars des Renseignements généraux lit Paris-Turf dans l’antichambre en mâchant du chewing-gum, ce qui fait un bruit de cuissardes de pêche détrempées.

En m’apercevant, il se lève pour un semblant de garde-à-vous, articule « Mes respects, monsieur le directeur », comme on le lui a appris aux cours du soir et en glaviote sa gomme sur le tapis.

Les lieux dégagent cette saine odeur d’encaustique et de draps enfoutraillés des claques jadisieux. Ça sent le renfermé aussi, comme tous les endroits d’où le soleil est proscrit. Cela dit, c’est confortable, douillet, sans fautes de goût excessives.

On comprend que des hommes d’affaires excédés, des époux délaissés et des intellectuels déprimés par leur manque d’inspiration viennent y chercher un peu d’oubli. De nos jours, le citoyen doit trop tenir sa droite et s’arrêter aux feux rouges ; trop régler de factures à dates fixes ; trop se soumettre à des gens et à des lois. Il a besoin de balancer un peu de vapeur en douce pour ne pas sombrer. Le pince-fesses discret de Madame lui fournit l’exutoire de première urgence qui lui évite d’imploser. Il tient le coup parce qu’il le tire. Se faire vernir la sentinelle suisse est son seul abandon. Ici, il ose oublier, l’espace d’un orgasme. Il n’a pas honte de ses fantasmes et les exprime bien haut. S’il aime qu’on lui lèche les gros orteils, il le clame. Le doigt dans l’oigne, la langue de velours et mille autres requêtes d’apparence saugrenue lui sont faciles à exposer. Il paie pour, comprends-tu ? Y a pas à se gêner, c’est tout bon. Quelques fafs prélevés sur l’héritage en devenir de ses enfants et il peut se faire lichouiller le sous-couilles, demander à deux dames de se crougnouner la ligne médiane, si un tel spectacle l’inspire. Il emmerde son épouse revêche, ses pairs, leurs paires, la République une et invisible. Tu sais quoi ? Il est libre !

En m’apercevant, Madame se précipite, devinant tout de suite en moi l’homme cheville. L’important.

Bonne tenue. Une femme opulente, teinte en acajou cendré. Maquillage mauvissant, assez discret.

Chez ces personnes qui ont fait carrière dans le cul, l’expérience est si affûtée qu’elles jaugent l’arrivant de fond en comble, d’un premier regard.

Ainsi, Mme Mina réalise-t-elle, en moins de quatre secondes, que je suis un homme porté sur la chose, doué d’un solide tempérament de queutard, qui ne se laisse pas aisément vendre un paillasson pour un Chiraz, qui raffole de la vérité, sait l’exiger le cas échéant, perd patience rapidement, impose son point de vue en employant les grands moyens si nécessaire et ne s’emberlificote jamais dans les préjugés.

Elle me sourit doux, à grand renfort de molaires titrant leurs dix-huit carats, et une langueur femelle embrame ses prunelles alourdies par une albuminerie chronique.

— Est-il possible de se ménager un tête-à-tête ? lui demandé-je après avoir touché sa main potelée de vieille madone adonnée aux féculents.

— Mais naturellement, susurre la duègne du cul en congédiant ses pouffiasses d’un geste blasé.

Elle ajoute :

— J’espère qu’on va rapidement faire le nécessaire à propos de… de ces gens d’à côté ? Vous vous rendez compte qu’ils sont là depuis…

Je me laisse tomber sur un siège hélicoïdal nommé « conversation ».

Au lieu de prodiguer les promesses qu’elle escompte, j’attaque, plus grincheux qu’un marchand de cigares que ses assureurs ont contraint à faire ignifuger ses stocks :

— Qui sont les gens d’à côté ?

La bordelière éploré du mufle et de la voix :

— Elle, je ne la connais pas. Lui, c’est un habitué. J’ai vu un jour sa photo dans un magazine. J’ai ainsi appris qu’il était ambassadeur et prince arabe.

— Vous le voyiez souvent ?

— Disons en moyenne une fois par mois.

— Depuis longtemps ?

— Ça doit faire la deuxième année.

— Si je comprends bien, il amène son manger ?

— Toujours.

— En ce cas, pourquoi aller dans un bobinard et non à l’hôtel ?

— C’est-à-dire qu’en cours de séance, il fait appel à de la main-d’œuvre qualifiée.

— Pour résumer, il arrive avec une petite sauteuse qu’il a levée quelque part, l’entreprend, et quand la fille est « à point », il a recours à des professionnelles pour des ébats plus techniques ?

— Voilà qui est bien résumé, admet Madame qui a conservé l’habitude de lécher, bien que n’étant plus participante.

— Comment se sont déroulées ses précédentes prestations chez vous ?

— Le mieux possible. C’était un homme très « porté » mais bien élevé. Il exigeait beaucoup et payait largement. Nous n’avons jamais eu le moindre problème avec lui. Il arrivait, escorté de son garde du corps, qui n’était jamais le même.

— Celui-ci consommait, en attendant son boss ?

Elle sourit.

— Jamais ! Ça devait lui être interdit. Il restait assis dans l’antichambre, sur le siège qu’occupe le policier en ce moment. Il sortait un livre ou un journal de sa poche et lisait pendant tout le temps que son maître passait chez moi. Les cris de ces dames le laissaient indifférent ; c’était, chaque fois, une espèce d’intello que le monde n’intéresse pas.

Je crois assister à la scène. Ces garçons B.C.B.G. lisant à quelques mètres de la pièce où se perpètre une enfoirade perverse, sans broncher, voilà qui est étrange.

— Un Arabe, ce garde du corps ?

— Pas le dernier, mais alors pas du tout. Un type roux, aux yeux clairs.

— Il existe des Arabes roux, fais-je-t-il.

— J’ignorais. En tout cas, ce gars ressemblait plutôt à un Anglo-Saxon. Il ne parlait presque pas, le peu que je lui ai entendu dire, il le prononçait avec un accent étrange.

— D’où, selon vous ?

— Pas anglais, peut-être Scandinave ?

— Arrivons au drame.

J’ai usé de ce cliché pour recycler la dame qui avait des velléités littéraires.

— Eh bien, ils sont arrivés, tous les trois. Le couple est entré dans la chambre habituelle.

— Le diplomate avait réservé ?

— Depuis la veille.

— Ensuite ?

— J’ai fait porter le champagne. C’était réglé comme du papier à musique.

— D’où provenait-il ?

— De mon réfrigérateur.

— Qui l’a servi ?

— Miss Cannelle, notre femme de chambre noire.

— Quelqu’un a-t-il eu la possibilité de placer une bouteille « trafiquée » dans votre frigo ?

— Quelqu’un… Vous voulez dire de la maison ?

— Un familier ou un étranger, naturellement.

— Un familier, bien sûr ; un étranger, sûrement pas. La cuisine, qui d’ailleurs sert fort peu, est tout au bout du vestibule que vous apercevez à droite. Jamais un client ne l’emprunte ; y a pas de raison, d’autant que les toilettes des clients se trouvent dans la direction opposée.

— Je peux parler à Miss Cannelle ?

— Facile.

Elle se met à crier d’une voix qui, brusquement, évoque la criée de Marseille :

— Caca, bordel !

Ce qui prouve que ses interjections restent en rapport avec sa profession.

Une femme noire, d’une trentaine d’années, mesurant un mètre quatre-vingts, coiffée court comme un catcheur américain, surgit par un étroit couloir qu’elle obstrue de sa masse.

— Caca au rapport, mon colonel ! annonce-t-elle, ses trois mentons dressés comme pendant un salut aux couleurs.

La mactée la présente brièvetivement :

— C’est Cannelle !

Puis à la Noirpiote :

— Monsieur a des questions à te poser ; réponds-lui clairement si tu en es capable.

La femme de chambre riposte, avec une distinction qui n’échappera à personne :

— Tes vannes, je me les fous au fion, grosse vache !

— Elle est nature ! me glisse Madame dans le conduit auditif.

— C’est ce que je crois comprendre, dis-je.

La demoiselle Cannelle sent la place du village au lendemain du cirque Bouglione. Elle a une expression matoise qui lui vient de son regard insolent et rusé. Me le darde en pleine poire d’un air provocant.

— C’t’à quel propos ? me demande-t-elle.

— Si je vous disais que je fais une enquête sur la vie des Africains de Paris, vous auriez des doutes, dis-je-t-il.

Elle ne cille pas. Un air bonasse s’épanouit sur son visage d’ébène. Je poursuis :

— Il s’agit du champagne bidon que vous avez servi au diplomate de la chambre…

— Louis XIII ! souffle la bordelière.

— Louis XIII, répété-je avec un ineffable sourire qui flanquerait la chiasse verte à un crocodile constipé.

Mais la grosse Noire ne s’émeut pas.

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? fait-elle avec, tu l’auras remarqué, une insolence caractérisée.

Tu connais ma patience ?

— Écoutez, mon petit, murmuré-je, peut-être que vos airs blasés en imposent aux radasses qui viennent s’expliquer dans ce claque, et aussi — pourquoi pas ? — aux vieux kroums en chaleur qu’elles épongent ; en ce qui me concerne, ma brave amie, ils me font seulement chier, chier et encore chier ! La récré est finie. Ou bien vous redevenez simple, ou bien je vais vous interroger à la Maison Parapluie qui est moins confortable que ce boxif. On sait quand on y rentre, mais on ignore quand on en sort.

Je pense que ce parler direct a raison de son impertinence naturelle. Son regard d’un beau jaune se met à errer sur le sobre décor qui nous environne, s’accrochant aux tentures, aux fanfreluches, aux gravures « légères », aux « objets d’art » (desquels j’extrais pour mention spéciale : un grand éventail andalou et un petit Sèvres représentant une marquise en robe à panier en train de se caresser sur un sofa).

Son mutisme révélant la soumission la plus performante qui soit, je reprends :

— Je veux tous les détails concernant la bouteille de champagne de la chambre Louis XIII.

Elle offre à présent un visage d’humilité teintée d’affabilité.

— Franchement, articule la grosse fille, y a rien de particulier à en dire. Je l’ai prise dans le frigo où l’on en met toujours à refroidir. Je l’ai enfoncée dans un seau empli de glace pilée et l’ai posée sur un plateau avec deux flûtes.

— Ensuite ?

— Ben, j’ai porté le tout dans la chambre.

— A quel moment ?

— Avant l’arrivée de ces « messieurs-dames ».

— Son Excellence était l’exactitude même ! souligne la taulière.

— Combien de temps avant la venue du couple ? insisté-je.

La propriétaire du dégorgeoir à membranes réfléchit.

— Qu’est-ce qu’il faut vous répondre ? murmure-t-elle.

— La vérité, dis-je, je m’en contenterai.

— Peut-être vingt minutes ? propose-t-elle.

— O.K., on dit vingt minutes. Quelqu’un a pu entrer dans la chambre entre le moment où on y a déposé le faux champagne et l’arrivée de Son Excellence, je suppose ?

— Sûrement, mais qui ?

— Bonne question, à laquelle j’aimerais que vous trouviez réponse.

Elle gonfle ses joues pour une imitation de pet à laquelle elle surseoit au dernier moment.

— En dehors de nous autres de la maison, je n'avais que deux clients à ce moment-là.

— J’aimerais avoir leurs coordonnées.

Son indignation spontanée prime son désir de coopération.

— Voyons ! Voyons ! fait-elle. Nous sommes astreints au secret professionnel !

Je lui souris tendrement.

— Ma chère amie, dis-je, vous n’êtes que je sache, ni prêtre ni médecin. Il s’agit d’une affaire criminelle très importante à côté de laquelle votre boxon n’a pas plus d’intérêt qu’une merde de chien sur un trottoir. Et il risque grandement de sombrer dans l’aventure, la mère ! Si vous ne le comprenez pas et ne faites pas tout ce qui est en votre pouvoir pour nous aider, votre maison close le sera tellement que personne ne pourra y entrer avant le troisième millénaire !

« Voilà de quoi écrire, notez-moi tout ce que vous pouvez comme renseignements à propos des deux clilles en question. Et n’essayez pas de louvoyer, sinon je fous la vérole dans votre taule de merde où d’ailleurs elle doit être endémique. Vous me recevez cinq sur cinq ou dois-je faire appel à nos services de décryptage ? »

— Seigneur ! Ne vous fâchez pas, monsieur le directeur. Je vous disais cela par souci de discrétion.

Désignant le papier vierge (il n’y a que lui qui le soit encore dans cette turne à la con), j’ordonne :

— Écrivez ! Tout et vite. Si vous ne sentez pas que votre quiétude bourgeoise tient à un fil, c’est que vous avez les narines obstruées avec du mastic de vitrier !

Elle acquiesce si véhémentement qu’elle en paume l’une de ses boucles d’oreilles.

Heureusement, elle la retrouve sur le tapis. Une telle perte eût été irréparable, le demi-bijou représentant un petit lutin d’or jouant de la trompette de diamants.

Tandis qu’elle entremêle des voyelles et des consonnes selon des règles qui lui furent enseignées à la communale de Marches-sur-l’Etron, son village natal, j’enjoins à la Noiraude de m’emporter jusqu’à la cuisine.

A la vétusté d’icelle, on devine que ce vaste appartement ne sert qu’à baiser et que ceux qui le fréquentent s’alimentent ailleurs. Les murs sont peints couleur chiasse d’hépatique, les tuyaux du gaz et de l’eau sont descellés, les carreaux s’enfoncent sous les pas telles les lamelles d’un xylophone, et des cartons s’empilent, qui contiennent le matériel inhérent aux occupations des dames de félicité chargées de prodiguer leurs soins éclairés aux pauvres découilleurs en mal de jouissance rendus là pour s’essorer les pulsions (la phrase est d’autant plus longue que peu ponctuée).

L’élément clé de cette cuisine délabrée est le réfrigérateur. Puissant comme un coffre de banque (il ferme également à clé), il fait songer à une banquise.

Je prie Miss Cannelle de le déponner.

Le meuble est empli de bouteilles, de roteuses pour la majorité. Je demande à la grosse ancillaire où se tient le Rougon-Macquart.

— Il n’en reste que deux bouteilles, fait-elle ; il est plus cher que le Dom Pérignon, vous pensez ! Généralement, nous servons du Couillard Grand Siècle.

Elle sort de l’armoire réfrigérante deux flacons qui ressemblent à des quilles de bowling et dont le capuchonnage est de couleur épiscopale.

Je les regarde par transparence. Elles contiennent un liquide ambré qui ressemble tellement à du champagne que ce doit en être.

L’autre bouteille était-elle pareille à celles-ci ?

Je le demande à Miss Cannelle qui me répond par un :

— Ben, évidemment ! bougon.

Une boutanche à chaque main, je vais rejoindre le flic en faction dans le vesticule (qu’on peut appeler également testibule).

— Portez-les au labo, vous les remettrez en main propre à M. Mathias, de ma part.

— Tout de suite, monsieur le directeur.

— C’est vous qui détenez la clé de la chambre « en question » ?

— La voici.

Je vais enfin ouvrir la « pièce mortuaire ». Mme Mina me coupe le chemin pour me remettre les deux noms des clients qui se faisaient battre les blancs en neige pendant qu’avait lieu le drame. Je glisse son faf dans ma poche, remettant à plus tard de le consulter. Ce préambule a suffisamment duré, il est grand temps d’entrer, non seulement dans la piaule « fatale », mais aussi et surtout dans le vif du sujet. C’est à dessein, parfois, que je diffère les instants culminants, ce pour mieux m’y préparer.

Je délourde posément, à cause des scellés. Cela commence chaque fois par une odeur inhabituelle, outrageante. Moi qui possède un olfactif surdéveloppé, je marche beaucoup au pif. Mon tarbouif est comme un compagnon qui vigile en mes lieu et place. Il me livre des subtilités dont la plupart échappent à des narines moins exercées que les miennes. Il m’est arrivé de me méfier de quelqu’un uniquement à cause de son odeur. Il avait bonne apparence, mais quelque chose sourdait de lui qui me mettait en alerte.

Mais trêve ! J’écarte la porte.

Et alors, c’est pas la stupeur, mais l’incompréhension.

Figure-toi que rien !

Personne !

La piaule est vide !

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