ENCORE

Bérurier jouit d’un triomphe qui deviendra rétrospectif, car il n’est pas en mesure d’en tirer profit, étant affublé d’un pénis qui lui arrive presque aux genoux, qui est surdilaté, tuméfié, dangereusement veiné de bleu vénéneux et, pour tout dire, promis à un lendemain difficile.

M’apercevant, il me saute sur le poil, comme un plaideur chicandier sur son avocat.

— Ça va pas s’passer commak, grand ! m’apostrophe-t-il. J’veuille des dommages et intérêts, dont en qualité d’officier d’police blessé dans l’exercice de ses fonctions. J’ai le droive pour moive. S’agit d’une digression caractérielle en bonnet difforme. Viole suvi d’vérole, av’c enfl’ment du paf, ça va chercher lourdingue. C’te donzelle va t’êt’ reconduite à la frontière d’son bled, anus militarisé. Non, mais t’as vu dans quel état qu’é m’a mis Mister Popaul ? Une supposance qu’j’rencont un’ v’dette qui m’prend à la chouette, disons une fille classe comme Charlotte Trempoling, tu croives qu’j’osererais lui déballer une abominante pareille ?

— Il faut consulter un médecin ! péremptoiré-je devant ce sinistre désobligeant pour le standing du Gravos. Cela dit, je n’ai jamais entendu parler d’une maladie à cet endroit délicat qui se soit déclarée aussi rapidement.

Madame, femme expérimentée, vient juger sur pièce. Elle a vu des cas identiques en cours de carrière. Notamment celui d’un notaire du Havre, fortement membré, qui était resté six heures soudé à une aimable Eurasienne étroite du couloir. Un médecin de quartier, mandé de guerre lasse, avait traité le couple avec des piqûres d’elle-ne-sait-plus-quoi, mais qui n’avaient opéré qu’à la longue. Le pauvre tabellion avait fini par retirer de ce doux piège un panais dilaté, tuméfié, violacé, tout semblable à celui de M. l’officier de police Bérurier. Penaud, il l’avait enveloppé de gaze et ramené à son étude d’une démarche de robot proche de la panne.

Mina ne l’avait jamais revu en son lupanar mais il lui était arrivé de rencontrer le bonhomme dans les proximiteries de la gare Saint-Lazare. Il avait fait semblant de ne point la voir. Le notaire du Havre avait réintégré une mobilité affable et paraissait apte à fréquenter son club rotaryen dans les meilleures conditions.

Donc, pas de soucis exagérés : le membre colossal se remettra vite pour peu qu’on l’enduise de la pommade du Bon Sauveur dont il lui reste une fin de tube dans un tiroir « de secours » où elle serre les objets de première nécessité : sa vaseline, son revolver d’appartement, ses boîtes de préservatifs, trois godemichés de calibres différents, un portrait du saint curé d’Ars, un flacon d’élixir de la Grande Chartreuse (indispensable pour ranimer des sodomites néophytes qu’une intromission de trop fort diamètre font défaillir), une longue pince chirurgicale permettant de récupérer les trucs plus ou moins insolites que des apprentis pervers se carrent dans le rectum, et enfin un slip en forte toile, garni de clous dont la pointe est orientée vers l’intérieur.

Le Gros se laisse pommader le module lunaire en cessant peu à peu de récriminer. Il finit d’être vaincu par sa conquête lorsque Miss Cannelle murmure, d’un ton nimbé :

— Dommage, c’était vachement bon. J’avais jamais pris un trognon pareil dans le cul.

Sous prétexte d’examiner le désastre de plus près, ces dames se repassent le chipolata de Béru après l’avoir trituré d’importance. De l’avis général, l’incident sera rapidement contrôlé et un retour de Sa Majesté est vivement souhaité par toute une chacune.

La grande Sandra, qui décidément est faite pour donner un essor au bordel de la grosse Mina, entrevoit déjà des séances de gala réunissant des clients avertis auxquels Alexandre-Benoît proposerait des démonstrations de membre surdimensionné. Elle demande à notre ami s’il consentirait à des sodomies exceptionnelles, le cas échéant.

Le Mammouth déclare que, pour lui, l’amour c’est ni plus ni point qu’un orifice avec de la chaleur et qu’il n’est pas de ces dégueulasses mijaurés[4] qui font la fine bite. Quand il était enfant, à Saint-Locdu-le-Vieux, il s’exerçait sur des chèvres, voire sur son cousin Fernand qui avait des instincts homosexuels très prononcés et qui hébergeait son déjà monstre braque avec beaucoup d’aisance, sans émettre le moindre gémissement.

Son courage, sa bonhomie, font la conquête de ces personnes vouées à la volupté, et le Gros sort ragaillardi de l’entretien, la ziquette enveloppée d’un linge de toilette.

Miss Cannelle, auréolée par le fabuleux paf qu’elle a réussi à encaisser, nonobstant les avanies que l’on sait, raconte volontiers l’exploit du Mahousse. La gloire la rend lyrique. Elle dit la formidable poussée, quasi déchirante, qui l’a investie. Cette terrible pénétration prouve aux incrédules que patience, obstination et vaseline finissent toujours par avoir raison d’obstacles en apparence insurmontables. Elle veut une photo du membre pour l’envoyer en pays africain, bien montrer à sa famille que certains Blanchâtres n’ont rien à envier aux hommes de son village, et qu’il est des Blancs qui, comme en musique, valent deux Noirs.

Tout semble donc rentrer dans l’ordre. L’harmonie a tendance à revenir, consécutive à une période de déstabilisation. Après la pluie, le Bottin, comme disait si justement Sébastien à M. Gallimard père.

C’est alors qu’on sonne d’importance à la porte du boxon. Cette véhémence alarme Madame. L’usage du timbre de l’entrée est généralement furtif dans une maison comme la sienne. Il s’agit de petits pets penauds exécutés par des messieurs qui gardent la tête dans les épaules et ont grande hâte qu’on leur ouvre.

— Mais quel est le voyou qui se permet cette bacchanale ! fait la bordelière d’un ton offusqué.

Néanmoins, elle se dirige vers l’entrée que martèle à présent un poing bourré de rudes phalanges et phalangettes.

Je la suis, tout encuriosé.

Elle débonde. Sur son paillasson, il y a un gardien de la paix avec, agglutinées derrière lui, un groupe de personnes composites aux visages tendus.

Elle n’a pas le temps de poser une question, elle est bousculée, plaquée au mur par le flot qui se rue dans le bordel telle l’eau par la brèche d’un barrage.

Je le regarde déferler, aussi ahuri que mamie Pain-de-fesses.

Le fer de lance du groupe, en l’occurrence l’agent de police, marque une hésitation comme un qui prend ses repères, puis fonce résolument vers la chambre « du drame » dont la porte bée.

Il entre, suivi de la foule.

Je me fraie un passage difficile à travers ces badauds survoltés.

L’agent se précipite à la fenêtre que je découvre grande ouverte.

— Surtout ne bougez pas ! crie-t-il à l’extérieur. Restez face au mur, les pompiers vont arriver.

Kif dans un film, on perçoit en effet le pin-pon des « archers du feu », comme les appelait si joliment la comtesse de Ségur qui n’en fit jamais un seul au cours de sa longue vie.

Vachement énervé, j’extirpe ma brème poulardière et la brandis à qui veut l’admirer en psalmodiant des « Permettez ! Permettez ! » autoritaires.

Me voici enfin dans l’encadrement, tout contre le sergot. Je mate à l’extérieur et crois soudain être plongé dans un cauchemar.

Une corniche large d’à peu près vingt centimètres court sous la fenêtre et ceinture l’immeuble. Notre croisée est la dernière de la façade ; six mètres plus loin, c’est l’angle de la construction. Un homme est là-bas, debout, qui s’efforce de s’incruster dans le mur, lequel, en dehors de ladite corniche, ne lui propose aucune aspérité digne de ce nom à quoi s’accrocher.

L’individu s’est lancé sur ce faible rebord, non pas courageusement, mais je dirais plutôt inconsciemment. Il est parvenu à se déplacer sur cet étroit entablement et puis, arrivé à l’angle de l’immeuble, le vertige l’a saisi. Alors il a eu le réflexe de se plaquer de tout son être contre la façade, de fermer les yeux et d’attendre. Il parle. Une litanie. En tendant l’oreille on perçoit, déchiré par le grondement de la circulation, les paroles de sa prière. Il la sanglote.

Il récite, comme ça :

— Vierge Sainte, au milieu de vos jours glorieux, n’oubliez pas les tristesses de la terre. Jetez un regard de bonté sur ceux qui sont dans la souffrance, qui luttent contre les difficultés et qui ne cessent de tremper leurs lèvres aux amertumes de la vie.

Il ne peut aller plus loin.

— Maman…, balbutie-t-il. Maman… O maman !…

Je devine qu’il est à bout. Qu’il va lâcher prise, s’abandonner aux sortilèges de l’horreur.

— Pinaud ! lui lancé-je d’un ton tranquille, pas d’impatience, vieux crabe ! Tu dois tenir encore un petit moment. Les pompiers arrivent. Tu les entends ? Laisse-leur le temps de développer la grande échelle, ensuite tu n’auras plus rien à faire, ils s’occuperont de toi.

— Je peux plus ! Je peux plus, répond la Vieillasse dans un râle.

— Bon, lui dis-je, je te rejoins, mais ce que tu peux être chiant !

Malgré les exhortations de l’agent, j’enjambe la barre d’appui après avoir ôté mes mocassins.

Je me dis, dans ma Ford intérieure : « Pauvre fier à bras de mes fesses, héros de caf conc’ en chômage technique ! Tu te crois obligé de jouer les sauveurs intrépides, et tu vas déféquer dans ton beau costar de chez l’Académicien[5]. »

Malgré cela, j’avance, tourné face au vide.

Je perçois l’arrivée des pompelards, en bas ; la rumeur d’effroi de la populace qui compte bien qu’on va se fraiser comme deux mannequins, La Pine et moi. Néanmoins j’avance, en raclant la façade de mes fesses crispées. Je ne regarde pas en bas, mais droit devant. Et qu’aperçois-je ? Pile vis-à-vis de ma pomme ? Une nana blonde avec des bigoudoches dans les crins. Elle a ses deux mains appliquées sur le haut de sa poitrine et paraît folle d’angoisse. Enfin quelqu’un capable de charité chrétienne, tu crois ?

Tout en m’approchant de La Pine, je l’encourage à mi-voix :

— Bouge pas, vieux catafalque ! Me voilà. Tu vois que ça n’est pas tellement sorcier. Les pompelards sont en train d’agir !

Sans cesser de jacter des paroles stimulantes, je me demande ce que ce vieux nœud branle sur la corniche. Il s’est pris pour un zoziau, Pinuchet ? C’est une pigeonne de Pantruche qui est venue lui roucouler des choses tendres et l’a embarqué hors de l’immeuble, ce vieux serin déplumé ?

Je l’entends claquer de ses dents artificielles.

— T’aurais dû larguer ton râtelier avant de jouer les voltigeuses, César, je persifle ; tu nous joues un solo de castagnettes comme à la féria de Séville.

Je suis à présent à pas un mètre de lui et m’arrête car, si j’arrive jusqu’à sa portée, il risque de me choper à bras-le-corps, se croyant sauvé. Tu vois ce double valdingue pour le plus grand panard des foules charognardes ?

— Bon, je suis là, dis-je. A présent, tu fais le vide (si je puis dire) dans ta vieille caboche, ça ne doit pas être dur. On est en train de nous envoyer l’ascenseur, mec. Une nacelle de tôle au bout de l’échelle. Tu vas voir ce confort ! Un velours ! Tu voudras y remonter tous les dimanches.

— Je ne sens plus mes pieds ! bafouille l’Ancêtre.

— D’autres les sentent pour toi, vieux zob. Mais dis donc, t’aurais pas déféqué dans tes braies ? Ça fouette les commodités obstruées, sur ton perchoir. Tout doux, mec, plus que quelques secondes et le carrosse de Son Éminence est avancé.

« Bonjour, mon ami ! » T’inquiète pas, c’est au gentil pompier qui joue les liftiers que je m’adresse. Ça y est : le lift de monsieur nous attend. Vous avez bien fait de passer par là, cher combattant du feu ; mon vieux pote l’acrobate commençait à fatiguer. Voilà, La Pine : fais un simple pas en arrière et ta lamentable carcasse sera sauvée ! »

La Vieillerie obéit à mon injonction[6] et, de confiance, fait le pas en arrière qui lui est réclamé. « Venez, Margot, dans ma nacelle », que chantait grand-mère dans les noces. César est près du valeureux pompelard de la caserne Champerret, un certain Yvan Dénèfles ; 34 ans, marié, 3 enfants dont l’un est l’aîné des deux autres. Sauvé, la Baderne ! Mais combien tremblante ! Elle sucre comme si on lui avait enfilé un pic pneumatique dans le recteur. Ses fausses dents claquent, pareil au linge mis à sécher dans la vallée du Rhône un jour de mistral.

Je le rejoins et le prends contre moi. La Vieillasse se fout à sangloter.

— C’est les nerfs, hoquette-t-il, pour s’excuser la réaction.

— Il voulait se suicider ? s’informe le pompelard.

— Ça m’étonnerait, dis-je-t-il. Ce vieux fossile aime trop la vie.

Mais la question de « l’homme du feu » comme on dit puis dans les journaux à sensation, vient à son heure.

— Au fait, papa, que foutais-tu sur cette corniche ? T’es devenu funambule ou somnambule ?

Pinuche se dégage de ma fraternelle et quelque peu filiale étreinte. Il déboutonne son veston et me montre un énorme renflement de son bénoche, à l’emplacement que devait occuper Coquette dans ses bons jours anciens.

— T’as morflé une orchite double ? effaré-je.

— Non, non.

Il dégrafe son décolleté sud, plonge la main dans une zone obscure de sa vêture et en ressort, devine quoi ? Tu donnes ta langue à la chatte de madame ?

Une quille de champ non débouchée.

Du Rougon-Macquart, mon chéri.

C’est plutôt inattendu.

— Raconte ! enjoins-je.

Notre cage métallique descend vers la foule qui, déçue par ce happy end, mais sportive, applaudit. A sa fenêtre, la fille aux bigoudis nous envoie des baisers enthousiastes.

— Alors ? insisté-je.

Le Pinaud-culte retrouve enfin cet ineffable sourire qui nous informe qu’un mystérieux messager est venu un jour lui promettre le paradis.

— Pendant que tu enquêtais chez la brave Mina, je suis retourné dans la chambre où fut assassiné le couple. J’ai ouvert la fenêtre pour examiner l’extérieur.

— Tu cherchais quelque chose ?

Il murmure :

— Nous autres policiers, nous cherchons toujours quelque chose, non ?

— C’est juste. Alors ?

— En me penchant par la croisée, j’ai aperçu cette bouteille au bout de la corniche. J’ai alors chaussé mes besicles pour mieux la voir et j’ai pu lire la marque du champagne : la même que celle qui a été servie au couple assassiné !

« Évidemment, j’eusse dû te prévenir et nous aurions trouvé un moyen moins périlleux de la récupérer, mais je suis un vieux scout, que veux-tu, et je me crois toujours jeune. D’un mouvement irréfléchi, j’ai enjambé la barre d’appui et me suis mis à me déplacer sur la comiche. J’ai rejoint la bouteille et l’ai glissée dans mon pantalon afin de conserver l’usage de mes mains.

« Ce faisant, j’ai eu un faux mouvement qui a failli me faire basculer en arrière ; du coup, la panique m’a saisi. Une frousse intense, neutralisante, irraisonnée. Je me suis dit que j’allais tomber et m’écraser en bas. Et puis tu es arrivé et tu m’as sauvé. O cher, cher Antoine, ami inappréciable, mon plus que fils, mon héritier. J’ai déjà fait mon testament pour te léguer tous mes biens qui sont conséquents et feront de toi un beau parti.

— Tu es gentil, fais-je, mais le seul héritage que je toucherai jamais me vient de mon travail. Je le perçois de mon vivant, ce qui est beaucoup plus rigolo.

Il se met à pleurer :

— Ne refuse pas ce legs, Antoine bien-aimé ; tu en disposeras à ta guise et je sais que ta décision sera judicieuse, car tu es un homme rare.

Pour le calmer, je lui dis que, d’accord, je palperai ses royalties et en ferai bon usage.

Notre nacelle est proche du sol. Les gens applaudissent, se croyant aux « Coulisses de l’exploit ». Je jette un regard en direction de la fenêtre où se tenait « la fille aux bigoudis » : vide.

Elle s’est lassée. Y a plus de danger, le spectacle a perdu de son intérêt.

— A ton avis, murmuré-je-t-il, ça veut dire quoi cette bouteille de roteux sur cette corniche ?

La Pine matoise n’est pas fanée du bulbe, espère.

— J’ai eu le temps d’y penser, assure-t-il en séchant ses ultimes pleurs à l’aide de sa pochette de soie.

— Et alors, authentique Baderne ?

Nous ne sommes plus qu’à quelques mètres du pavé parisien. La foule liesse à tout berzingue, acclame les rescapés, les pompiers, leur grande échelle articulée.

— Deux personnes seulement ont pu la placer où elle était, Antoine.

— Le couple qui se trouvait dans la chambre ?

— Exactement. IL N’EXISTE PAS D’AUTRE SOLUTION POSSIBLE.

Nous touchons terre. La populace frénétise. Bravos ! Vivats ! Une femme blonde à la tête hérissée de bigoudis se jette sur moi, passe sa jambe entre les miennes, me saisit les génitoires d’un geste délibéré et gronde :

— Toi ! Quand tu veux, comme tu veux, où tu veux !

C’est la fille qui se tenait à sa fenêtre. Affaire à suivre.

En tout cas, jusqu’à l’hôtel du coin.

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