FOUTRE

Lui, il joue de la pesanteur comme d’autres de la légèreté. Il existe dans toute sa personne une sorte de massivité congénitale qui impressionne. Il a la paupière lourde sur des prunelles de chien de chasse fourbu. On constate, dès l’abord, chez cet homme, une défiance qui n’est pas définitivement acquise et qui peut se muer en bienveillance si son interlocuteur « fait ce qu’il faut » pour le rassurer. Bon type ou charognard, au choix. Ça dépend de toi, des yeux que tu plantes dans les siens. Si tu ne le conquiers pas dans les quatre secondes, tu t’en fais un ennemi potentiel pour l’éternité.

Éperdue, Féloche se dresse, dénoue son tablier comme une servante de théâtre renvoyée.

Elle balbutie :

— Je vous prie de nous excuser, monsieur le ministre.

L’arrivant enfonce son regard lourd dans notre intimité comme il le ferait d’un coin de bois pour craquer une porte.

— Ne vous dérangez pas, madame, bougonne-t-il.

Il s’avance. Je me lève. Shake hand de boxeurs au milieu du ring.

— Passons au salon, monsieur le ministre.

— Pour quoi faire ? On est bien, ici : ça sent bon le café frais.

— En voulez-vous, monsieur le ministre ? bredouille m’man.

— Si vous ne me l’aviez pas proposé, je vous l’aurais demandé, répond le bulldog avec un sourire entendu.

— Asseyez-vous, je vous prie, monsieur le…

Il prend place, face à moi. Il renifle l’eau de Cologne de qualité ; s’est coupé légèrement sous l’oreille en se rasant et cela a mis un minuscule point rouge sur son col de limouille.

— Est-il besoin de vous dire, monsieur le ministre, que je ne m’attendais pas à votre visite ?

Léger haussement d’épaules, presque réprobateur, genre « voyons, avec moi il faut s’attendre à tout ».

Puis, son indéfinissable sourire se fiche dans un coin de sa bouche, plus sceptique que joyeux.

— Que devenez-vous, monsieur le directeur ?

— Un chômeur longue durée, monsieur le ministre.

Le rictus se fait jubilateur.

— Ça doit être inconfortable pour un homme comme vous ?

— Très ; aussi songé-je à quelque reconversion.

— Dans l’Industrie, le Commerce ? Les Lettres ?

— Je n’ai encore rien décidé ; il y a une certaine griserie à se sentir disponible.

— Encore faut-il que cela ne s’éternise pas trop.

— En effet, aussi me donné-je jusqu’à la fin du mois pour prendre une décision.

M’man lui sert une tasse de café.

— Du lait, monsieur le… ?

— Non, deux sucres. Il sent bon.

Flattée, elle déclare :

— Je le prends dans une épicerie de Neuilly spécialisée.

Puis m’man se dit qu’elle doit nous laisser seuls. Elle abandonne son poste de pilotage en fermant la porte derrière elle.

Étant d’une intelligence tellement au-dessus de la moyenne qu’elle me flanque le tournis, j’ai parfaitement pigé que si le ministre s’est donné la peine de venir chez moi, c’est parce qu’il a une propose « particulière » à me faire.

Dans ces cas-là, une seule attitude : attendre et voir, comme disent les Anglais, qui sont au genre humain, ce que les dinosaures furent au règne animal (en moins sympas).

Le ministre boit deux gorgées de caoua sans cesser de me contempler par-dessus la tasse. Ses prunelles lourdes contiennent davantage d’arrière-pensées qu’un bananier de régimes.

Comme il pige que je n’en casserai plus une avant qu’il déballe ses gracieuseries, il se décide :

— On joue cartes sur table, San-Antonio ?

— Comme toujours, monsieur le…

— Vous posez une sacrée colle à un ministre, mon vieux.

— Et pas seulement à un ministre, soupiré-je ; il y a un côté marginal en moi qui rend perplexes les gens qui m’approchent.

— Heureux de vous l’entendre dire. Jamais, depuis Vidocq, la Police française n’a eu pour la servir un garçon de votre trempe ; mais Seigneur, ce que vous êtes difficile à manœuvrer. Savez-vous pourquoi ?

— Les raisons sont trop nombreuses pour qu’on les énumère.

— Pas du tout, il n’y en a qu’une : vous êtes un artiste, mon cher, genre rarissime dans la Police.

— Peut-être, admets-je, troublé.

Il achève sa tasse de caoua et consulte sa montre.

— Vous êtes pressé ? je demande.

— Vous avez déjà rencontré un ministre de l’Intérieur qui ne le soit pas ? Écoutez, mon vieux…

Un bip-bip logé quelque part dans son costar bleu-voyageur-de-commerce retentit. Il coule la main dans sa poche et lui ferme la gueule.

— J’ai déjà abordé avec vous le sujet qui me tient à cœur. Mais devant votre manque d’enthousiasme, ne l’ai pas développé.

— La création d’une police parallèle ? soupiré-je.

Il frappe la table du poing.

— Mais sacrédieu, c’est vous qui appelez mon projet de la sorte ! Votre tempérament de grand démocrate qui se fait tout de suite du cinéma et regimbe ! Merde, San-Antonio. Vous m’entendez ? Mer-de ! Me prenez-vous pour un fasciste ?

Je lui virgule un sourire désarmant.

— J’ai pour principe de redouter tout ce qui détient un pouvoir.

— Je me les mets au cul, vos principes, mon vieux !

— C’est bien ce qui me déroute, monsieur le ministre.

Un instant, je crains qu’il ne me balance sa tasse vide dans le portrait. De la vieille porcelaine de Limoges que m’man a reçue de sa grand-mère en cadeau de mariage.

Mais il se contient. Son visage courroucé (c’est pile le ternie qui convient) évoque une bombe dont la mèche aurait fait long feu.

Et puis un miracle s’opère : il sourit. Un bon sourire d’oncle indulgent qui va t’offrir la pute de tes rêves malgré que tu aies ramené un bulletin catastrophe du lycée.

— Écoutez, mon vieux. Vous fermez deux minutes votre grande gueule et vous m’écoutez jusqu’au bout. Ça joue ?

— Je vous en prie.

— Bon. J’ai bien étudié le fonctionnement de votre carrière et me suis rendu à l’évidence : vous êtes une espèce d’anarchiste qui s’ignore ; un farfelu qui croit à la justice ; un battant qui n’emprunte que le chemin des écoliers ; un irrévérencieux qui, parfois, respecte plus ardemment que nul autre. Alors comprenez que je vous propose une police « sur mesure », San-Antonio. Je veux seulement réaliser votre rêve le plus secret : vous faire faire de la police à la carte.

« Rien de fascisant dans cela ; simplement vous avez une plus grande liberté de mouvement pour traiter “certains” cas délicats. Vous allez gagner en efficacité, en rapidité. Je ne vous mets pas sous les ordres de quelque nazi déguisé puisque c’est vous qui dirigerez cette petite brigade spéciale. Vous tout seul ! Un cas embarrassant se présente, je vous le confie et vous le traitez à votre guise. Auriez-vous peur de vos propres réactions ? Si le cas en question vous pose problème, vous le refusez, point à la ligne.

« Vous voyez bien que, dans ce monde de merdeux, nous sommes tous, du bas jusqu’au sommet de l’échelle, ligotés par des contraintes qui s’accentuent chaque jour davantage. Nous en arrivons au point que, si nous voulons conserver un minimum d’efficacité, nous devons agir en francs-tireurs. Bon Dieu ! c’est un comble de baisser les bras devant le crime. Non ? »

Je le considère pensivement.

— Quelque part, vous avez raison, mais le procédé n’est pas démocratique.

— Oh ! merde, il me fait trop chier ! éclate le ministre. Ce type a un pavé à la place du cerveau : il confond fascisme et efficacité. Au cours de sa carrière, il a fait davantage d’entourloupes à la loi que tout le Milieu marseillais, et le voilà qui me brandit le Code civil sous le nez comme un moine du Moyen Age brandissait son crucifix au nez des hérétiques ! Mais, sacré crâne de pioche, pour qui me prenez-vous, à la fin ? Pour Adolf Hitler ?

Il est incandescent, je te jure. Va prendre feu comme un camion d’essence renversé.

J’avance ma main sur son avant-bras.

Et sais-tu ce que je m’entends lui dire ?

— Calmez-vous, monsieur le ministre. J’accepte.

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