Pinaud avait fait glisser son pantalon le long de ses jambes cagneuses d’échassier arthritique, ouvert son caleçon et remonté le devant de sa chemise qu’il maintenait soulevé en le pressant du menton contre sa poitrine de poulet étique.
Ses longs ongles de bibliothécaire chinois grattaient les pauvres poils grisonnants de son bas-ventre avec une application de laborantin travaillant à la mise au point d’un explosif.
Son mégot de Boyard collé au coin de sa bouche l’amenait à baver comme un chien auquel parviennent des senteurs culinaires. Trop de concentration le fit péter, ce qui était rare et d’inadvertance chez cet être bien éduqué.
— Quand l'tonnerre gronde, c’est qu’l'orage est pas loin, prophétisa Béru.
Il ajouta :
— T’as de l’orticaire ?
— Non, soupira César : des poux de corps.
— Moive, j’ai souvent n’eu des morpions, mais jamais des poux de corps, assura le Gros avec une sorte de contentement dans la voix ; celui qu’éprouve l’épargné vis-à-vis de l’accablé.
Pinaud doubla son vent, mais sur un mode mineur.
— T’as croisé des flageolets sur ta route ! diagnostiqua le Mastard qui savait beaucoup de la vie organique de l’homme.
— Non, assura Baderne-Baderne, je ne les supporte plus.
— Dommage. Moive j’aime bouffer des choses musicales, telles que du lait froid av’c des châtaignes. Les hivers à la ferme, on y avait droit tous les vendredis, biscotte ma vieille avait d’la r’ligion à plus savoir qu’en foutre. Si j’t’ dirais qu’pépé planquait du lard dans son lit les jours de maigre, qu’aut’ment sinon y n’ pouvait pas s’endormir. Et où c’qu’tu les as chopés, ces poux d’corps, l’Ancêtre ?
— Je soupçonne une petite vendeuse de journaux subversifs de me les avoir passés. Une vraie diablesse aux grands yeux humides. Je lui ai demandé si elle accepterait de me prodiguer une fellation dans ma Rolls, moyennant cinq cents francs de rétribution. Elle m’a donné son accord pour une étreinte classique, alléguant qu’elle n’avait jamais pu conduire une pipe à bien à cause des haut-le-cœur qui en résultaient. J’ai objecté à cette friponne que mes bandaisons sont de plus en plus aléatoires et que je les mène rarement à terme, mais qu’on pouvait, cela dit, risquer l’aventure.
« Contre toute attente, la petite gueuse m’a inspiré et je me suis comporté comme un fringant saint-cyrien. Seulement la démone hébergeait une méchante faune dans sa culotte et depuis deux jours je me gratte à m’en arracher la peau des bourses. »
— Faut qu’tu vas acheter de l’onguent gris, décréta Alexandre-Benoît ; des fois que ça agirait su’ les poux d’corps comm’ su’ les morbachs !
— Je n’ose pas, avoua La Pine. Tu me vois demander cela à une petite préparatrice, à mon âge !
— Reculotte-toi et allons-y ! fit sobrement le Gros. Je demanderai, moive !
Ils quittèrent le pavillon servant de P.C. à la nouvelle « équipe de choc ». Une officine à croix verte se trouvait au coin de l’avenue bordée de platanes croisant leur rue tranquille.
Elle était déserte quand ils y pénétrèrent. Une dame pharmago, jeune et enceinte, disposait des eaux de toilette dans une vitrine, assistée d’une jeune fille blonde comme Ophélie et qu’on pouvait craindre pucelle.
Bérurier leur sourit large. Il avait des traces de jaune d’œuf sur son revers et de foutre sur sa braguette, suite à sa copulation avec la bru du mourant.
— Salut, mes jolies personnes ! lança-t-il. J’voudrerais savoir si l’onguent gris carbonise les poux d’corps n’aussi bien qu’les morbachs ?
La pharmacienne considéra l’hurluberlu avec interloquance, puis sourit devant cette large trogne de con en technicolor.
— Il n’y a aucune différence, assura-t-elle.
— Alors aboulez-en une boîte, mon petit cœur, c’est pour mon ami que voici. Y s’gratte les broussailles du bas-vent’ jusque z’au sang. Avouez qu’c’est pas d’bobol, quand on a l’âge d’Jérusalem, d’s’faire coller une ménagerie dans l’calbute !
Comme je me pointe au volant de ma 600 SL, j’aperçois Pinuche et Béru qui sortent de la pharmagoterie. La Pine marche étroit tandis que le Gravos planture.
Je stoppe à leur niveau.
— Ordinairement, c’est plutôt les bistrots que vous fréquentez, ricané-je.
— La Vieillasse a morflé des poux de corps, clame Bérurier. Tu savais qu’ça éguesistait, toive ? Paraît qu’ça ressemb’ aux morbachs, mais c’est des poux.
— Nul n’est à l’abri des fléaux de l’existence, dis-je. Remuez-vous, nous avons du pain sur la planche.
Nous voici dans le salon. Toute la crèche sent la peinture fraîche. Pas désagréable, mais c’est « entêtant » comme disait grand-mère.
Je leur narre les péripéties que tu sais, tandis que le Mastodonte, serviable, oint de pommade le triste bas-ventre du Chétif.
— Tu parles d’un gras-d’os ! ricane Alexandre-Benoît ; c’t’à se demander c’qu’ces pauv’ bêtes viennent chercher dans ton bénoche. E m’font d’la peine ! Chez les poux d’corps, c’est ben comme chez les hommes : y a des pas d’chance, des Cosette. Si elles sauraient qu’à vingt centimètres, elles trouvereraient d’quoi faire bombance, é s’flingu’raient.
Je déroule le moulinet de l’affaire.
Tout onguent mis à part, mes collaborateurs m’écoutent. La situation est assez juteuse pour les passionner.
— On croirerait un film policier, déclare Béru.
— Et un bon ! renchérit le Chétif.
Le Mastard devient professionnel :
— Faut discuter av’c not’ collègue dont pendant la garde duquel les corps ont z’été embarqués !
— J’eusse aimé le faire, certifïé-je, malheureusement, il a disparu.
— Qu’entends-tu par là ? me requiert de préciser l'hébergeur de poux de corps.
— Que lorsqu’il a été relevé, au boxif, il est parti, et qu’onc ne l’a revu, pas plus chez lui que sur son lieu de travail à la Maison Parapluie.
— C’est qui est-ce, ce mec, comme mec ? s’enquiert A.-B. B.
Je tire mon calepin noir aux pages jaunies par le temps.
— Officier de police Zirgon Ange, 32 ans, célibataire, demeurant chemin Kaskouye, à Meudon.
— Il crèche seulâbre ?
— Il a une chambre chez sa sœur et son beauf. C’est un O.P. bien noté, promis à un bel avenir, selon ses chefs. Quand son confrère Lanprendeux Achille est venu le relever, il s’était allongé sur trois chaises pour se reposer, avec son imper en guise de carouble. Il lui a fait faire le tour des lieux et s’est cassé en bâillant comme l’entrée du tunnel sous la Manche.
— Il lui a montré les deux corps ?
— Il y avait les scellés sur la lourde.
— C’est juste.
Bérurier lèche ses doigts, poisseux d’onguent, pour les nettoyer. Il a des réactions animales, le Gros ; de chien, surtout.
Il prend l’air soucieux et balance un vent langoureux qui ressemble à une déclaration d’amour ; de ces pets longue durée, animés d’un souffle d’alizé, à travers lesquels on croit déceler comme des plaintes de trépassés.
Libéré de ce ci-devant ballonnement, il émet une hypothèse qui vaut son pesant de bon sens :
— Les deux cadavres, qui t’dit qu’c’est pendant la garde du premier bourreman qu’on les a vacués ? Pourquoi ne s’rait-ce-t-il pas durant celle du second ?
— Parce que le deuxième flic n’a pas disparu, lui !
D’un acquiescement maussade, il admet mon objection, la prend pour valable.
Sur ces entrefesses, la sonnette glapit dans le silence médiocre de cette banlieue pour désespérés qui s’ignorent.
— Ce doit être le commissaire Mordanrir, murmuré-je. Va lui ouvrir, Gros.
Sa Majesté se dirige vers l’entrée, puis se retourne soudain, comme se cabre un cheval devant un numéro de Tiercé Magazine.
— Pourquoi est-ce-t-il toujours moive qu’est l’iarbin ? demande-t-il d’un ton abrupt.
— Je ne sais pas, dis-je ; je vais réfléchir à ta question pendant que tu accueilles notre confrère.
Mordanrir semble aussi heureux que ce monsieur qui s’est gouré de train pour se rendre aux funérailles de son oncle et qui, de surcroît, a laissé sa femme sur le quai et perdu les billets. Son teint ordinairement couperosé a des pâleurs cadavériques.
— Je ne suis pas trop en retard ? demande-t-il. Je venais juste de me coucher enfin…
Reproche invoilé auquel répond le sourire désarmant du fameux San-Antonio.
— Cela se remarque, dis-je : tu as omis de fixer l’avant de tes bretelles qui te pendent au cul comme une queue bifide.
Il vérifie.
Constate.
Se ragrafe, de plus en plus maussade. Un homme privé de sommeil ne trouve plus le même attrait à l’existence. En ce moment, Mordanrir céderait son droit d’aînesse pour moins qu’un bol de lentilles. Il donnerait sa situation, sa gonzesse et la paire de couilles qui va avec contre douze heures d’une pioncette hermétique.
— Pardon de rogner sur un repos pourtant bien mérité, camarade, mais il me faut un supplément d’infos sur ton comportement au claque de la dame Mina.
— C’est-à-dire ? prudencise-t-il, tout de suite sur ses gardes.
— Tu me racontes tes faits et gestes au ralenti, depuis ton entrée dans le bobinard jusqu’à ton départ. Rassure-toi, je ne te cherche pas de rognes, ami, mais j’ai besoin d’un rapport extrêmement poussé des événements. Tu arrives sur le paillasson monogrammé. Tu sonnes. Ensuite ? Va doucement, ne rate pas le moindre détail.
Le voilà tout à fait éveillé, Mordanrir. Affilé. Un pro, quoi ! Un authentique. Il ne se pose pas de questions, m’obéit, le petit doigt sur la couture de sa cervelle. En semi-hypnose.
— La Grosse m’ouvre en personne. Elle a sa gueule toute chavirée. Dans son couloir, j’avise un rouquemoute à lunettes allongé sur la banquette, l’air pas frais. Pas évanoui, mais peu s’en faut. Je crois que c’est à cause de lui que la grosse Mina m’a fait venir, mais je me goure. Elle me chope par le bras et me guide jusqu’à une chambre en psalmodiant « Affreux ! affreux ! ». La chambre pue le produit chimique. Sur la moquette, j’avise un homme et une femme inanimés. L’homme a le teint bistre, un fin collier de barbe ; la femme est troussée jusqu’à l’estomac et se tient recroquevillée. L’un et l’autre ont la gueule ouverte par l’asphyxie.
« La vieille boxonneuse me dit qu’il s’agit du prince Machinchouette, haut fonctionnaire international. Elle ne connaît pas la gonzesse, une pécore ramassée dans quelque bar des Champs-Zés, sans doute. Apprenant sa qualité de diplomate, j’alerte les gens d’en haut. Un quart d’heure s’écoule. Je l’emploie à tenter de converser avec le garde du corps.
« Seulement il est groggy. Tout ce qu’il articule, c’est “Secret défense”. Je le fais évacuer à l’Hôtel-Dieu. Avant qu’on ne l’emporte, ceux “d’en haut” m’appellent. Consignes strictes : secret absolu. Fermer la pièce, y compris la fenêtre et les rideaux et ne toucher à rien jusqu’à ce que “quelqu’un” de spécial arrive. On embarque le garde du corps.
« Je chapitre la grosse vache ainsi que son cheptel en leur assurant que si elles ont la langue trop longue, elles pourront aller vendre d’autres moules que la leur. Quarante minutes plus tard, radine l’officier de police Ange Zirgon des R.G. Ma mission étant terminée, je regagne mon commissariat. »
Il se tait et gratte son sexe à travers l’étoffe du futiau. Son œil est couleur de bière froide. M’est avis qu’il couve une crise de foie, le Normand.
— Pourquoi as-tu passé une nuit blanche, amigo ? je lui questionne négligeusement.
— Une fête de famille, laconique-t-il.
— Un mariage ?
— Non, mon divorce. Des mois que nous l’attendions, mon ex-femme et moi.
— Vous prenez bien la chose, l’un et l’autre.
— Nous restons très amis, d’autant que je vais refaire ma vie avec la femme de son amant. Nous étions donc quatre à arroser l’événement.
— L’existence est parfois harmonieuse, reconnais-je.
— Il suffît de n’en considérer que le bon côté, affirme Magloire.
— Tu sais qu’il y a une suite passionnante à l’affaire du bordel ?
— C’est-à-dire ?
Je lui narre ce qu’il ignore, mais que je ne te relaterai point à nouveau puisque tu le sais ; je suis gentil, hein ?
Alors là, les ultimes brumes du sommeil déguerpissent de ses méninges.
Il exorbite (de cheval, si ça peut encore te faire sourire).
— Que se serait-il passé ? s’inquiète-t-il.
— Des gens de l’extérieur sont venus récupérer les deux cadavres pendant la nuit.
— Et l’officier de police Zirgon ?
— Il a laissé faire. Ou alors si ce n’est lui, c’est son collègue Lanprendeux qui est venu le relever dans le courant de la nuit ; mais je ne crois pas. Zirgon a disparu, tandis que Lanprendeux, lui, est rentré à son domicile avec, semble-t-il, la satisfaction du devoir accompli.
— C’est rocambolesque ! déclare le brave Normand.
Je sens que, de retour chez lui, il va se transfuser quelques centilitres de grand calva, histoire de retrouver un peu de ses esprits malmenés.
— Encore besoin de moi ? balbutie-t-il.
— Pas pour l’instant. Retourne te coucher ; tu vas voir comme la baise va être bonne, fatigué comme tu l’es !