« Un fiacre allait trottinant. »
Elle me fait songer à la chanson d’Yvette Guilbert, la dame Mina. La manière qu’elle arpente son couloir en pressant le pas, toute sa vieille laiterie en tressautements par-dessus son estom’ dilaté.
On passe sur le palier. Il est éclairé par une grosse lanterne de laiton, à vitre bombée. Celle-ci se trouve en saillie (pour éclairer un bordel, ça s’imposait) et sépare la porte palière du claque d’une autre moins large, dépourvue de plaque nominative. Mémère a pris la clé et fourrage dans la serrure. L’huis s’écarte. Une minuscule entrée, séparée du studio par une lourde tenture, se présente, décorée de gravures qu’on appelait « licencieuses » jadis. Superbes ! Le thème de la série est la zoophilie. Tu vois une dame qui se fait mettre par un saint-bernard à l’air con (mais c’est de jouir qui lui fait ça), une autre par un âne moins bien constitué que Béru, une troisième par un bouc à l’œil démoniaque et une quatrième qui se fait lécher le triangle des Bermudes par un goret de belle prestance.
Très sympa. La série a dû être éditée par l’Association pour la Qualité de Vie des Animaux, je suppose ?
La mère maquerelle écarte le tissu. Une pièce se propose, laquelle comme on dit puis dans certains ouvrages de renommée mondiale, est plongée dans la pénombre.
— Ne bougez pas : je vais ouvrir les rideaux, annonce Mme Pain-de-fesses qui connaît les êtres.
Elle va à la fenêtre et, après tâtonnements, se met à haler un cordon kif elle hisserait le grand foc.
Une pénombre grise envahit lentement le studio.
— Ça sent le renfermé, s’excuse-t-elle.
— Et aussi le foutre, ajouté-je, en homme pour qui le sens olfactif ne sera jamais un parent pauvre.
La lumière d’aquarium qui croît dans un glissement de galets peu actionnés me découvre un divan bas, large comme un ring de boxe (ou de boxon). D’autres gravures, extrêmement pornos (et développant une documentation pédophile très poussée, qui confine à l’ingéniosité) « décorent » les murs, sauf celui du fond puisqu’il est consacré à un vaste miroir (que je sais sans tain). Peu d’écrans sont aussi riches, je gage, en images libertines. Un canapé fait face à la glace. J’ai l’intense, immense et redoutable surprise d’y voir quatre personnages dans des postures abandonnées. Ils ont été jetés pêle-mêle sur ce divan constellé de taches de foutre anciennes qui peuvent fort bien passer pour un chagrin de cierges.
Un bruit sourd distrait mon attention : celui que vient de produire la dame Mina en s’évanouissant une nouvelle fois de saisissement. Etant donné qu’elle gît sur une moquette de haute laine, je m’en désintéresse afin de me consacrer à cette réunion un temps pestive[9].
Se trouvent réunis dans la mort, comme on dit en style dramatique : une femme et trois hommes. La femme est mince, blonde et fortement marquée par son décès inopiné dû à une substance foudroyante. Ses lèvres blanches et retroussées en disent long sur la violence de son trépas. Dans un même état se trouve l’un des trois hommes, lequel ressemble beaucoup plus au prince Kanular que le duc de Bordeaux ressemble à mon cul, comme j’aime à dire parfois, étant d’un naturel facétieux. La ressemblance est stupéfiante, et je dirais même plus : ahurissante !
Dominant la répugnance qu’inspire tout individu privé de vie à tout autre disposant encore de la sienne, je me mets à palper son visage, à tirer sur ses cheveux, sur ses oreilles, à pincer son nez et son menton. J’humecte le coin de mon mouchoir et lui en frotte différentes parties de sa figure. Ouichtre ! comme disaient les Auvergnats, jadis, dans les dessins humoristiques généralement axés sur la scatologie, tout paraît de bon aloi.
Une flageolance me biche. Un début de nausée. S’agirait-il du vrai prince ? Pourtant ce cadavre est froid, raide, déjà malodorant. Or je me trouvais en compagnie du diplomate il n’y a pas si longtemps.
Je cherche les fameux grains de beauté sous l’oreille : ils s’y trouvent. Le gros qui a la dimension d’une pièce de cinquante centimes et, au-dessous, le petit, format grain de café !
Un sosie fabriqué de toutes pièces, longuement, patiemment, et d’une façon hallucinante de vérité.
Les deux autres mecs, sont, à n’en pas douter, Ange Zirgon et Achille Lanprendeux, les perdreaux qui furent dépêchés chez la mamie Mina dans le courant de la nuit.
A quel moment a-t-on trucidé les deux poulets ?
Mystère.
A éclaircir si possible. Sinon, je t’offrirai une boîte de caramels mous, les amis du dentier.
Je suis arraché à ma méditation professionnelle par la mère Mina (l’amère Mina) laquelle sort de son évanouissement, mais pas en grande forme.
Elle est assise sur la moquette, les cannes à l’équerre. Comme elle a contracté au cours de sa vie vouée à la prostitution, l’habitude de ne pas porter de culotte, et re-comme ses hardes sont troussées haut, on lui constate la cressonnière sans s’énucléer. Chatte qui n’a rien de suggestif, non plus que de désopilant, affaissée, toute en lourdes babines qui pendent comme les tentures d’un vieil hôtel délabré, enfourrée de pauvres poils trop longtemps compissés, qui clairsèment par plaques, défrisent d’avoir été constamment enfoutraillés, se décolorent au fil du temps, acquièrent la rêchitude agressive du crin de matelas ayant traversé une vie d’homme sans cardage réparateur.
Pauvre chatte surmenée une vie durant. Chatte en tas, tant de fois malmenée. Chatte à tout faire, héroïque par trop d’acceptations insensées. Chatte à caprices, jaunie sous le « harnois », chatte plus flétrie que chrysanthème d’après Toussaint, chatte qui s’est lentement défaite pour avoir trop servi, chatte de vieille pute qui n’aura connu des hommes que cette basse tige hasardeuse et péremptoire qui les conduit du délice au supplice, chatte de basses œuvres, plante animale obscure arrosée des pires sécrétions, pourquoi le besoin me vient-il de te saluer bas en cette heure dramatique ? Pourquoi un pleur me jaillit-il, tel du foutre vivace, à ta vue, ô chatte secourable et sans convictions ? Que le Seigneur qui sait tout et a tout voulu t’absolve et te bénisse, cher, cher vieux con !
Qui a dit « Amen » ?
Personne ?
Si : ma conscience, tu crois ? Oui, sans doute. Et la vieille pauvrette traumatisée par ces choses effarantes qui lui surviennent alors qu’elle est en fin de carrière, voire en proche fin de vie, la pauvrette flétrie, sentant le louche et l’âge venus, se met à chantonner comme pour conjurer le funeste présent si dur à assumer. Elle possède une voix de petite fille. C’est sa voix d’autrefois, d’avant la putardise, le chant aigrelet d’une époque uniquement réservée à l’aurore.
Elle fait, comme ça, en considérant la pointe de ses souliers de vénérable putain au pot défoncé :
— « Adieu l’hiver morose « Vive la rose « Allons, faucille en main « Au travail dès demain. »
Puis elle a un rire bafouillé, plein de gêne, un rire d’avaleuse de pipes et de bites dans le cul.
Elle regarde alentour, m’aperçoit, me sourit peureusement.
Ah ! la sainte femme, au dur parcours plein de boue et d’ornières.
Je lui rends son sourire ; pas à elle exactement, mais à la petite fille qu’elle fut et qui continue de veiller en elle, telle une lumière de tabernacle, malgré les coups de verges, les pompelards crapuleux, les complaisances honteuses.
Soudain, elle revient à l’abjecte réalité, regarde les morts, éclate en sanglots et s’allonge sur la moquette, l’avant-bras en guise d’oreiller.
Beau !
Et triste.
Ainsi va la vie, mon ami.