HISTOIRE D’OS

Un tunnel, quand on y réfléchit, c’est un raccourci. D’accord, pendant un moment tu ne vois pas le soleil, mais tu gagnes du temps pour mieux en profiter après.

Voilà ce que je me dis dans le salon de la mère Mina où, en compagnie de ces dames, je sable (qui a crié d’Olonne dans l’assistance ?) le champagne. En attendant, non pas Godot, mais Son Excellence configurative Karim Kanular que j’ai priée céans et qui a accepté.

Madame, que ses vicissitudes passagères avaient rendue mal embouchée, a récupéré sa parfaite dignité de femme en puissance de la sexualité d’hommes parfois intéressants, surtout dans leurs débordements physiques. Elle porte une admirable robe violette, très épiscopale, à manches de résille noire, embrochée d’un bijou large comme le bouclier de Brennus. Je la trouve particulièrement « régnante » au milieu de son cheptel.

Miss Cannelle, déguisée en soubrette de « Autant en emporte le ventre », remplace la boutanche de champ’vide par une pleine. Depuis qu’elle occupe la « chambre de matage » voisine, elle est radieuse. D’autant que son installation a donné un regain d’activité au studio. Elle l’a transformé en « Case de l’Oncle Ben », que c’est beau-comme-là-bas-dis ! Bambou sur les murs, découverte représentant des champs de coton hydrophile à l’infini. Soleil rouge sang. Y en a même deux pour faire le pendant.

Madame, qui a toujours eu des prémonitions, a testé la pièce sur des habitués, sentant brusquement qu’elle « tenait » quelque chose. Effet immédiat ! Miss Cannelle, dans ce décor, prend un relief inattendu. Une femme de chambre noire, vêtue de blanc qui parvient à saisir des melons avec son sexe, tu peux pas savoir l’engouement des messieurs. La Mina ne songe plus à passer la main. Elle a pigé qu’un nouvel âge d’or lui tombait sur la cerise. Qu’en plus, lorsque la grosse Noire exécute son numéro, on branche la vidéo sur les autres piaules où « ces demoiselles aguerries » libèrent l’intime de quelques intellos déplumés à gueule de brochet naturalisé.

On étend l’accès du claque aux épouses, ce qui est une grande première ; ces pauvrettes étant toujours brimées, obligées de pomper le mec des recommandés pour s’égayer le destin, ou de déguster la sempiternelle bitoune de Félix Quedune, le copain de classe de leur mari. Dorénavant, elles ont accès au lit de travail des pensionnaires de Madame, auxquelles elles peuvent prêter fesse-forte en cas d’urgence. Il y a chaque année des flambées de bites dans les boxons, au printemps. La sève qui fait le ménage. Pourquoi ces dames feraient tintin sous prétexte que leur retour d’âge est passé par là, alors que leur tirlipoteur de dactylos continue de se faire déguster l’asperge après les déjeuners d’affaires ?

Elle va mettre bon ordre, la rombiasse cheftaine. Son claque, mis un instant à rude épreuve, repart pour une nouvelle conquête de l’Ouest (parisien).

L’euphorie, je te dis. D’autant qu’elle vient d’engager une petite Asiatique délicieuse dont on lui a dit le plus grand bien. Une Malaisienne d’un mètre cinquante, jolie comme un cœur, qui sort de la Puhtasse School de Kuala Lumpur et qui dérouille des braques géants dans sa chattoune adolescente. La mactée a obtenu cette merveille exotique par un ancien diplomate qui l’avait ramenée par la valise diplomatique, pour son usage personnel, et n’a pu la garder car il s’est mis à développer un diabète vertigineux qui l’a rendu tricard de baise pour le restant de ses jours. L’Excellence a eu l’idée altruiste de recaser la ravissante Sâl Pin Jite dans un bobinard pour que ses frères humains puissent en profiter.

En quelques jours, des temps nouveaux, des temps prometteurs pointent à l’horizon du délicieux bordel.

Coup de sornette en coulisse.

— J’y vais moi-même, décide Mina. Ce doit être Son Excellence.

Et c’est bien elle, en effet.

Le prince-diplomate fait son entrée, beau à se faire lécher les couilles, dans un costar bleu myosotis. Chemise jaune paille, cravate azur pâle.

Il a un léger geste mi-salueur, mi-bénisseur de monarque en vacances. Les trois jumelles (si je puis dire) l’accompagnent, foudroyantes dans une robe claire assortie aux fringues de K. K.[13]. Je parle d’UNE robe car c’est la même en trois exemplaires. Toutes ces dames s’extasient devant leur hallucinante ressemblance. L’atmosphère est relaxe, joyeuse. Le bon prince a dans toute sa personne un je-ne-sais-quoi de décontracté, de presque heureux qui fait du bien à regarder. Avec ses trois chattes de luxe, il a l’air deux fois plus monarque oriental.

— Il paraît que vous me cherchez, mon cher monsieur et ami ? fait-il en guise de bienvenue.

— D’arrache-pied, si je puis dire, Excellence.

— Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a eu quelques troubles dans mon pays ? J’ai été obligé de m’y rendre précipitamment pour aider le président à remettre de l’ordre.

— Je l’ai appris par les médias et j’y vois une merveilleuse allégorie : la monarchie volant au secours de la démocratie !

Il rit.

— Beau sujet de méditation, j’en conviens. Mais les temps changent constamment, mon bon directeur ; les valeurs basculent, les institutions commencent à ressembler à un jeu de lego dont les pièces se transforment à volonté.

Tout naturellement, nous nous sommes retirés à l’écart des radasses. Les pouffes de la mère Mina demandent aux trumelles de montrer leurs minouches, histoire de s’assurer que leur mimétisme joue là comme ailleurs. Notre pensionnaire lesbienne pousse le scrupule jusqu’à vouloir goûter aux trois pour vérifier si leur saveur est également identique.

Mine de rien, j’entraîne le diplomate dans le couloir conduisant aux chambres. Il me suit tranquillos, les mains aux poches.

— Pendant que vous remettiez de l’ordre dans votre pays, j’en ai mis dans vos affaires personnelles, Excellence, assuré-je en souriant.

— Je vous en sais mille grâces, mon ami, et je compte vous témoigner ma profonde reconnaissance.

J’entre sans répondre dans la chambre « fatale », comme l’écrirait un journaliste de canard à sensation.

Je désigne l’un des fauteuils à Kanular et vais m’installer au pied du lit d’apparat, selon ma bonne habitude : j’adore m’asseoir au pied des plumards, qu’ils soient d’apparat ou grabats infâmes. Au long de ma vie, quelques-unes des conversations les plus importantes que j’ai eues, je les ai tenues dans cette posture désinvolte.

Le prince a cet air badin du mec qui n’attend jamais rien parce qu’il a tout, qu’il contrôle tout et que des chiées de mecs compétents s’ingénient à lui baliser l’existence.

Il attaque :

— Quand je parle de vous exprimer ma gratitude, ami, je ne parle pas d’une décoration de mon pays dont vous n’auriez que faire.

Je rétorque :

— Ce sont celles du mien qui m’indiffèrent, prince ; les récompenses chyriottes ont à mes yeux l’attrait de l’exotisme. Elles appartiennent à un pays qui fait rêver.

Semi-courbette du prince-diplomate.

— Alors je vous décerne d’ores et déjà l’ordre d’Al-KhâliVôlatil.

— Merci, Monseigneur. Puis-je vous demander de quelle couleur est son ruban ?

— Vert et or.

— Cela fera très bien sur mon alpaga marine.

Mon terlocuteur sourit avec indulgence.

— Je n’en resterai pas là, monsieur le directeur. Je compte vous offrir une montre Cartier au cadran serti de diamants.

— C’est beaucoup trop ! récrié-je. D’ailleurs, je ne mérite aucun présent ; votre illustre sympathie me suffit. Et si vous m’honoriez d’une de vos photographies dédicacées, je ne me tiendrais plus de joie.

— Vous l’aurez AUSSI !

Je lui adresse une inclinaison de tronche.

— Ah ! que vous êtes bien un prince, prince ! Donner est chez les grands un acte naturel.

— Question d’éducation, assure ce personnage d’exception. Et maintenant, racontez-moi l’histoire de mon double que j’ai tant de peine à admettre.

— Elle est si mal croyable, Monseigneur !

— Et cependant elle fut ! dit-il avec cette conviction empreinte de résignation qui animait le cher Galilée.

— La chose est certaine ! certifié-je.

— L’on m’a montré des photographies de mon pseudo-sosie, j’ai eu le vertige. Comment peut-on créer une telle ressemblance ?

— Il existe des spécialistes qui savent trafiquer les visages. Jadis, on ne trouvait ces phénomènes que dans des films de science-fiction. De nos jours, ces démiurges de la contrefaçon abondent.

— Donc, une bande de dissidents a entrepris de constituer un second moi-même et, avec du temps et beaucoup d’argent, y est parvenue ?

— Exactement, Excellence. Quand votre double a été au point, ils ont supprimé l’artiste (je ne vois pas d’autres termes pour le qualifier) qui avait réussi ce miracle. Seulement ce visagiste avait conservé une série de clichés pris au cours des différentes périodes de l’opération ; sans doute comptait-il les utiliser un jour pour se faire verser de l’argent, car ils constituaient une preuve irréfutable puisqu’ils permettaient, somme toute, de pouvoir, le cas échéant, faire marche arrière et de retrouver les traits initiaux du sujet. Vous comprenez ?

— Diabolique ! apprécie-t-il.

— Le technicien, dont on avait pris soin de se débarrasser une fois son travail réussi, gardait les documents photographiques dans l’appareillage orthopédique qui équipait sa jambe gauche depuis qu’il avait subi, quelque trente années plus tôt, une attaque de polio. Ses meurtriers ont connu cette planque astucieuse un certain temps après sa mort tragique et sont allés détrousser son cadavre.

— A quoi bon, puisque mon « sosie artificiel » était mort ?

Je le regarde dans les carreaux, à cet endroit où le blanc des yeux est bleu chez les bien portants et jaune chez les hépatiques.

Il attend, tout en me défrimant paisiblement.

Je murmure :

— Est-ce bien nécessaire ?

Ses sourcils font le pont au-dessus de son pif.

— Qu’entendez-vous par là, mon cher directeur ?

Et le fils unique de Félicie, sachant qu’il évolue sur des sables mouvants minés, de soupirer ;

— Parlons net, Excellence. J’ai été amené de par mes fonctions… particulières, à traiter cette affaire qui vous concerne. Je l’ai fait de mon mieux, mais je dois garder le secret (un secret d’État) sur tout ceci. Mon ministre avec lequel j’ai eu un entretien de deux heures est formel. Il m’a dit textuellement, de sa bonne voix lourde et fleurie : « Mon cher, nous autres, fonctionnaires français, avons nos « mystères d’État ». Il en va de même dans d’autres pays avec lesquels nous entretenons de fructueuses relations. Nous devons tirer un trait sur cette affaire ; non seulement l'oublier, mais nous comporter comme si nous l’avions toujours ignorée. »

Le prince a un sourire blanc dans sa barbe noire.

— Ah ! il vous a parlé ainsi ?

— C’est un homme qui ne mâche jamais ses mots, ce qui lui vaut une sympathie certaine de ses ennemis, voire parfois même de ses amis.

— Qui veut voyager loin, ménage sa monture, fait mon interlocuteur, lequel, tout Oriental qu’il soit, ne répugne pas à emprunter des citations hexagonales.

Il polit ses ongles au revers de son veston.

— M’est-il permis, un instant et pour une seule fois, de vous délier de vos retenues professionnelles, monsieur le directeur ?

— Si tel est votre bon plaisir, prince…

— Parlez-moi de la fin de mon sosie.

Je biaise un tantisoit ;

— A vrai dire, je la connais mal et l’ai « devinée » plutôt que « sue ». Voyez-vous, Excellence, un bon chien de chasse sait se désintéresser du gibier quand son maître le lui ordonne ; il fait passer l’obéissance avant l’instinct.

— Je souhaite vivement connaître le fond de votre pensée.

— En ce cas…

On se regarde. Ses yeux noirs comme le jais, l’onyx ou tout autre ressemblance pour romancier pénurique entrent dans les miens, puis dans ma tête afin d’y violer mes sentiments secrets.

— Je crois, Monseigneur, attaqué-je, qu’il s’est passé quelque chose de surprenant dans cette pièce où mourut votre « doublure ».

— Vraiment ?

— Tout ce qu’il y a de vraiment. Ça a été une rencontre de dupes. On a convié votre sosie ici pour le « liquider », si vous voulez bien me passer l’expression. La fille qui l’accompagnait fut choisie pour ses talents de funambule. Du bon champagne a été servi au couple, il convenait d’évacuer la bouteille pour la remplacer par une autre que la compagne du faux prince avait amenée dans son sac.

« Je suppose, mais je suppose toujours tant et tant, Monseigneur ! qu’on avait fait croire à cette fille que le contenu de la bouteille trafiquée devait seulement les endormir. Elle a viré la bonne sur l’extrémité de la corniche. Il fallait que, par la suite, subsiste uniquement le flacon meurtrier afin qu’on croie à un attentat exécuté avec la complicité des familiers du claque, voire par la tenancière. »

Le prince est assis bien droit dans son fauteuil, ses deux mains sur les accoudoirs, comme sur son portrait à l’huile d’olive vierge qui orne sa résidence de Klérambâr.

Comme je cesse de parler, il m’encourage :

— Et puis ?

Mais voilà qu’il se passe quelque chose d’inattendu dans ma tronche. Et également dans mon cœur. Une sorte d’infinie désabusance, proche de la répulsion. Un instant, mon métier me déprime ; que dis-je, il me dégoûte carrément ! Trop de pipeau, de poudre aux châsses, de faux-semblants, d’hypocrisie enfin.

« — Surtout, contrôlez-vous, m’a recommandé le ministre. Ne laissez pas transparaître vos sentiments. Ne lâchez rien de ce que vous savez. On ENTERRE cette histoire ! Vous m’entendez, « mone cher » (il cause commak). Cet entretien avec l’Excellence, sera une prise de congé définitive. Dé-fi-ni-ti-ve. Ce micmac oriental n’est pas de notre ressort. Mieux : nous ne pouvons le comprendre car il a été conçu et réalisé par des êtres qui n’ont rien de commun avec nous, qui pensent et agissent différemment. »

Ça, qu’il m’a dit, le ministre ! A la virgule près. Tu me crois pas ? Et moi, dans mon for, conduite intérieure, je pensais : « Et alors, pourquoi m’avez-vous collé sur cette affaire si, en fin de compte, elle ne nous concernait pas ? » Mais les secrets d’Etat sont ce qu’ils sont : creux et provisoires.

— Et puis ? insiste l’excellente Excellence, en impatience déjà.

Je me retiens de répondre : « Et puis ? Et puis rien ! Et puis merde ! » car ça l’afficherait mal.

Toujours se contenir dans les histoires diplomatiques. Ronger son frein, ranger sa bite pour pas qu’elle traîne par terre.

— Trop compliqué, soupiré-je, trop oriental pour un type comme moi, Monseigneur. Je m’y perds. Toujours est-il que tout est rentré dans l'ordre, n’est-ce pas l’essentiel ?

Il a un sourire léger.

— Vous croyez ? murmure-t-il.

— Oui, Excellence, je crois. Vous connaissez le bonneteau ?

— De quoi s’agit-il ?

— De manipulation. Cela se joue avec trois cartes qu’on fait passer et repasser sous les yeux des spectateurs avant de les poser à plat. Le joueur doit retrouver celle qu’il a choisie ; mais régulièrement il se plante. Il ne peut pas ne pas se planter !

« Dans le cas présent, c’est pareil. Qui est qui ? Où est quoi ? Les amis ne sont pas amis, les complices trahissent, les déplacements n’ont pas de motifs apparents. A la fin tout est à ce point brouillé qu’on renonce à démêler l’écheveau. C’est une remarquable tactique qui demande du sang-froid, beaucoup de fausse innocence, une candeur désarmante, et surtout — oui, surtout — un cynisme forcené. »

Mon vis-à-vis soupire :

— Il n’est pas aisé de diriger un pays comme le mien, n’importe le régime au pouvoir. Il y faut une vigilance de tous les instants, une attention de coureur de formule 1. Ce qui est préconisé un jour est à combattre le lendemain. Donc, vous renoncez à démêler l’illusion du réel, le faux du vrai, le bien du mal ?

— Nous avons en France une expression triviale qui est : « Ce ne sont pas nos oignons. »

Le prince se lève.

— Eh bien, elle est pleine de sagesse, monsieur San-Antonio.

Il me tend la main.

— Très heureux de vous avoir rencontré. Je vous ferai tenir dans les meilleurs délais les choses que je vous ai promises.

— Je vous remercie, mais c’est inutile, Excellence.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est illogique d’adresser des souvenirs à qui a pour mission d’oublier !

Il me regarde longuement, gravement, puis opine.

— Je pense que vous êtes un être exceptionnel, assure-t-il.

— Je n’ose démentir un homme aussi considérable que vous, Monseigneur. J’aimerais, cela dit, vous poser une ultime question avant de prendre congé.

— Allez-y.

— Pourquoi cette sinistre aventure a-t-elle eu un bordel pour cadre ?

Il ne répond pas. J’insiste :

— Elle aurait pu se passer n’importe où, non ?

Le diplomate a une moue évasive.

— Mon cher, dans mon pays il est dit que l’homme qui meurt dans un lieu impie ne connaîtra jamais le paradis d’Allah. Son décès est honteux et rejaillit sur le souvenir de sa durée terrestre. Je ne sais pas si vous saisissez la portée de la chose ?

— Très bien, réponds-je, cela signifie que l’homme qui est mort dans cette chambre faite pour le péché est banni du souvenir des vivants ?

— En quelque sorte.

Je lui souris et quitte le boxif sans prendre congé de celles qui en font le charme.

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