C’est au claque de la dame Mina que je me rends, attiré par l’atmosphère mystérieuse et déculottante qui y règne.
Et c’est là que je retrouve le révérend Pinaud qui semble, lui aussi, sous le charme trouble de cette aire de repos dévolue aux bas instincts.
Il est en train de s’offrir les services expérimentés de la belle Sandra dont les manières mondaines l’impressionnent. Moyennant une royale rétribution, il pratique à cette personne émérite un cunnilingus perpétré avec une technique dûment affûtée, mais malheureusement perturbée par un début d’asthme mal contrôlé.
César à l’établi, ça justifie une visite guidée ! Sa partenaire, largement retroussée, est installée sur une table d’auscultation gynécologique dans la posture la plus appropriée qui soit. Le digne Pinuchet se tient assis entre ses brancards et procède en conscience, avec un déplacement de langue ascensionnel, lent et régulier, qui donnerait beaucoup de satisfaction à Sandra, s’il ne l’accompagnait d’un va-et-vient de son médius et de son index droits par trop imprégnés de nicotine (C10H14N2), laquelle provoque une cuisance démobilisatrice dans la chattoune de l’excellente femme.
Je contemple un instant la tête chenue du cher Débris courbée sur ce repas de fête, me sens attendri par sa besogneuse obstination d’homme infiniment doux et appliqué.
La mactée referme avec une extrême douceur l’huis entrouvert, après que la dame bouffée nous eut adressé un petit geste de connivence affable.
— Votre enquête progresse-t-elle ? se permet-elle de me demander.
Et pour corriger sa curiosité qui pourrait me sembler mal venue :
— Je suis anxieuse de vous voir résolver cette affaire, monsieur le directeur ! Je sens bien que tant que vous n’aurez pas aboutissé, ma maison sera suspicionnée. Voyez-vous, je l’ai fondée en 1958 et j’ai démarré petitement avec tantine et ma sœur Mathilde qui sont décédées depuis (elle se signe en deux exemplaires). Jamais je n’ai eu la moindre anicroche, si on excepte M. Rabillet, le grainetier, qui est défunté d’un infractus en se faisant mettre un gode de calibre 6 dans le cul ; mais il venait de subir une transplantation cardiologique et ne nous avait pas prévenues, ce qui n’était pas raisonnable de sa part, vous en disconviendrez. On se fait pas placer un goume de ce diamètre quand on vient de vous greffer un nouveau cœur. Il se serait contenté d’un 2 pour jeune fille, je reste persuadée qu’il l’aurait encaissé sans broncher. Un 2, ça va, ça vient ! Tout autre chose est le 6 !
« Je vois mon coiffeur, Hervé, qui nous rend une petite visite de temps en temps. D’accord, il tolère parfaitement le 6, mais vous savez que c’est limite, bien qu’il ait le pot comme une porte de grange. Un gode, monsieur le directeur, c’est pas un paf, j’attire votre intention. J’ai des clients, sous prétexte qu’ils se font miser à l’occasion, qui veulent essayer le 6. Ils s’aperçussent vite qu’entre un vrai braque et un chibre de plastique il y a une différence fondementale. Le gode ne se prête pas, comprenez-vous ? Conclusion, il fait du dégât.
« Depuis le décès de M. Rabillet, je reste circonflexe. Je dis à mes messieurs téméraires : brûlez pas les étapes. Commencez gentiment par un 2 de mise en train, puis vous continuez avec du 4, ce qui vous permet de juger si vous pouvez être plus ambitieux. Les hommes sont des enfants : que ça soye pour se faire enculer ou pour avoir la Légion d’honneur, ils prennent tous les risques. »
Elle médite un court instant, puis :
— Je vous ennuie avec mes histoires professionnelles.
— Du tout, chère amie, elles sont d’un grand intérêt, la rassuré-je-t-il.
J’ajoute, en limant l’ongle de mon médius gauche qui accroche :
— J’aimerais que nous reparlions de la fin de l’après-midi du crime. Les deux derniers clients : l’académicien et le vieux des pompes funèbres sont partis. Ensuite ?
Elle fait la moue avec sa bouche soudain déguisée en orifice d’âne.
— Ensuite, ensuite… Eh bien, mes jeunes filles se sont habillées en civil pour rentrer chez elles. Peu après z-elles, j’ai dit bonsoir au flic, pardon : au policier en fraction et j’ai gagné mon appartement privatif, au sixième, en lui donnant mon fil privé pour au cas il aurait besoin de quelque chose. Mais il ne s’en est pas servi.
— Et votre femme de chambre noire, douce amie ?
— Miss Cannelle ? Oh ! elle, elle dort ici.
— Vous ne me l’aviez pas dit.
— Pour la bonne raison que vous ne me l’avez pas demandé, monsieur le directeur, riposte l’exquise femme avec pertinence.
— Elle emprunte l’une des chambres de travail ? questionné-je.
— Pensez-vous ! Avec l’odeur forte qu’elle se trimbale ! J’ai beau la faire s’asperger de désodorisant, elle continue de fouetter. Chez les grosses, c’est le problème, surtout quand, d’en plus, elles sont noires. La nature qui est comme ça, ne me croyez pas raciste, surtout. J’adore ma Caca. Si elle ne boirait pas, ce serait une perle. Noire !
Elle rit. Je l’imite, du bout des incisives.
Peut-être que c’est drôle, après tout.
— Alors, où dort-elle ?
— Dans un débarras, derrière la cuisine. C’est pas le grand confort, mais ça lui suffit. Pourvu qu’elle aie ses dix bouteilles de bière par nuit, elle est heureuse. Une nature ! Sale carafon, râleuse, pas très propre, mais dévouée. De temps à autre, elle fait un extra avec nous, quand un client a des lubies de couleur. Mais son mec attitré, c’est un ancien de la Coloniale qui travaille chez le primeur d’en face. Elle va le rejoindre parfois, la nuit ; assez rarement car il boit autant qu’elle, sinon plus, et, généralernent, la nuit venue, ils sont rétamés chacun de son côté.
— Donc, elle est restée seule ici la nuit passée, avec le flic de garde ?
— Donc, oui.
— Où est-elle, présentement ?
— En courses, mais elle va rentrer d’un instant t’à l’autre.
Comme dans les exquises pièces de boulevard admirablement réglées, la porte s’ouvre, elle fait son entrée !
Elle coltine un cabas envictuaillé, son front ébénien (on dit bien ivoirien) ruisselle des courses. Elle fouette durement les défuntes coulisses du cirque d’Hiver… en été. Me sourit.
— Comment va votre gros type qui m’a tirée ? s’enquiert-elle civilement. Son zob lui fait toujours mal ?
— Moins, semblerait-il, déclaré-je en songeant à la dernière troussée administrée par le Mammouth à l’éléphante.
— Tant mieux, dit Miss Cannelle. Un zob comme le sien, ce serait dommage qu’il soit en chômage technique. Chez moi, les mecs sont fortement membrés, mais des nœuds de ce gabarit ne courent pas les savanes.
— Je peux vous parler ? demandé-je.
— Et qu’est-ce qu’on est en train de faire ? objecte, impertinente, la pertinente fille d’Afrique.
— Je veux dire : en tête-à-tête.
— Envie de piner ? se méprend-elle.
— Pas dans l’immédiat, éludé-je-t-il. On peut discuter sans se déculotter.
Elle réfléchit, admet d’un branlement la justesse de l’argument.
— On va dans ma cuisine ?
— Ce serait parfait.
Je l’escorte dans ce local défraîchi dont j’ai parlé plus haut. Elle marche devant moi en se dandinant comme un vieux cargo trop lesté, poussant l’illuse jusqu’à lâcher un jet de vapeur par sa bonde de vidange.
Arrivée, elle dépose ses victuailles sur la table et obstrue son trou de cul avec un tabouret.
— Qu’est-ce que vous voulez me dire ? s’enquiert la Gravosse.
— Vous dormez ici, m’a-t-on dit ?
Elle me désigne une porte sur laquelle on a collé une affiche de voyages vantant les joies d’un safari-photo. Elle représente un éléphant à la trompe dressée et un lion à longue crinière de horse-guard.
— Je peux voir ? questionné-je tout en ouvrant.
J’ignore sa réponse, suffoqué que je suis par les remugles puissants de cette tanière. Imagine un réduit d’un mètre soixante sur deux mètres dix, aéré chétivement par une lucarne à travers laquelle Bérurier ne saurait passer sa queue. Un grabat pestilentiel, composé d’un matelas et de couvertures enchevêtrées, un placard étroit et sans porte (on ne pourrait les ouvrir), et une photo indiscernable représentant une famille noire. Quelques boutanches jonchent, de bière pour la plupart. Et vides pour la totalité.
« En fin de XXe siècle », songé-je.
— C’est là que vous dormez ? fais-je en revenant dans la cuisine.
— Oui. Faut être nègre, hein ?
Je ne réponds pas.
N’en pense pas moins. Il y a des jours où j’ai mal à l’humanité.
Je comprends qu’elle tute, la mère, une fois bouclarès dans sa niche ; que veux-tu qu’elle y fiche de mieux ?
J’avance ma main sur son épaule grasse. Je voudrais lui dire des trucs, je ne sais pas ; de compassion, mais je crains qu’elle ne les pige pas très bien.
Je m’y suis faite, dit-elle. Vous savez, chez moi à Fédada, c’est pas plus confortable. Et puis, Madame est plutôt gentille. Souvent, quand je la vois dans ses bons jours, je lui demande si je ne pourrais pas m’installer à l’annexe dont on ne se sert presque jamais. Ça me ferait une vraie chambre ; mais elle refuse. Elle est râteau, la vieille. Elle prétend que j’ai une odeur forte et que ça rendrait le studio inutilisable.
— De quel studio parlez-vous, Miss Cannelle ?
— De celui qui est sur le palier. Madame a fait placer un miroir sans tain dans le mur de séparation. Autrefois, il servait pour les mateurs. Maintenant, les gens n’ont plus honte et préfèrent assister en direct, sans avoir à se rhabiller pour traverser le palier ; de la sorte, ils peuvent participer, comprenez-vous ? De temps en temps on trouve encore un vieux couple qui vient se rincer l’œil ; des gens comme il faut, qui ont une haute situation et ont peur d’être reconnus, mais franchement, ça se perd de plus en plus. Vous savez, on a facilement des ministres qui viennent participer à la partouze du mardi soir.
Elle se tait. Un voile mélancolique met du vague à l’âme sur cette face d’ébène.
— Et si j’arrangeais le coup ? proposé-je.
— C’est-à-dire ?
— Je vais aller parler à la maquerelle ; vous pariez que je vous fais obtenir le fameux studio ? Restez dans le vestibule et tendez l’oreille.
D’un pas déterminé, je rejoins le salon où Madame répond à l’appel téléphonique d’un féal client dont le nom de code est « Chaton Bleu » et qui souhaiterait venir avec sa sœur qu’il fait se prostituer de temps à autre quand ses lubies l’emparent. Il va falloir préparer trois mecs costauds qui entreprendront simultanément la frangine. Il fait la mise en scène que la bordelière fignole en artiste. L’un des trois hommes portera un masque de Mickey, une combinaison noire fendue pour laisser passer sa queue, et un martinet. Le second mettra un uniforme de mousquetaire, avec un godemiché à la place de l’épée. Quant au troisième, il sera nu avec une grosse carotte pourvue de sa fane dans l’ognard.
Le scénario est ingénieux, qu’on en juge : la sœurette bouffera la carotte cependant que le mousquetaire la sodomisera avec sa prothèse en chlorure de vinyle, tandis le bon Mickey procédera à un ramonage de l’entrée des artistes tout en fouettant le dos de la dame.
La chère Mina qui en a organisé d’autres, peaufine l’ingénieux scénario. Elle, elle préconise quatre gardes du cardinal en supplément, lesquels bastonneraient les participants.
Le scénariste hésite devant le prix de revient, alléguant qu’une création de cette envergure l’entraînerait vers un devis excessif. Dame Mina propose d’entrer dans une coproduction pour une participation d’un tiers, à condition de pouvoir prendre une série de photos. Son commanditaire renâcle, prétextant que sa sœur exige l’anonymat. Qu’à cela ne tienne, réplique la taulière, elle portera un loup de velours qui pimentera la scène.
On tombe d’accord. On prend date. Elle raccroche avec la satisfaction qu’entraîne une bonne affaire rondement menée.
— Alors, vous avez vu ce que vous voulussiez voir avec ma Noiraude ? gazouille-t-elle à voix flûtée de vieille pute minaudante.
— Et davantage ! riposté-je d’un ton fermé à double tour.
— Qu’entendez-vous par là, monsieur le directeur ?
— Votre employée est logée dans des conditions inadmissibles qui vont m’obliger à demander la fermeture de votre taule.
— Mais c’est une Noire ! plaide la trayeuse de foutre.
— Justement ! La Ligue des Droits de l’Homme se montrera impitoyable. Cette insalubrité s’ajoutant à une affaire criminelle, vous allez devoir anticiper votre retraite, la mère !
— Oh ! Seigneur. A mon âge ! Presque sans ressources…
— A moins que…
— Que quoi ? croasse la Mina ! Disez, disez vite !
— A moins que vous ne relogiez décemment cette fille dans votre studio de matage qui, paraît-il, ne sert qu’épisodiquement.
Du coup, elle retrouve l’oxygène qui tant se raréfiait dans ses gros poumons à quatre places.
— Mais voui ! exulte la moissonneuse de braguettes ! Mais naturellement ! On va lui faire un petit nid, à cette grosse vache. Tout le confort pour son gros cul à cette négresse de merde ! Vous voulez que je vous montre ce coin douillet, monsieur le directeur ?
Je me dis que je dois tenir mon rôle jusqu’au bout.
— Et comment ! aboyé-je-t-il. Je serai intraitable, je vous préviens.