Les grands cimetières sous la lune, qu’il a écrit, Bernanos. J’en suis certain : je l’ai pas lu. T’as beau être cultivé, t’as des trous, comme le gruyère français (le suisse, lui, n’en a pas).
Le soir rôde entre les tombes. Les ombres s’allongent comme ma bite dans la main d’une dame rencontrée au cinoche à la projection de « Le doigt sur une chatte brûlante », d’après la fameuse pièce de j’sais plus qui, mais c’était bien.
Contrairement à ce que d’aucuns, et même d’autres, assurent, les cimetières ne m’impressionnent pas le moindre. Ces bonnes gens peinards, dont l’absence a été excusée une fois pour toutes, me communiquent un sentiment de paix. Ils furent et ne sont plus. Tous mes compliments ! Les moins émus. Les plus sincères. Nous autres, nous continuons de nous faire chier à marcher entre leurs tombes. A la mémoire de Césarin Godiveau, d’Amélie Mélaux, de Trac et de Muche, bons cons venus et repartis, spermatozoïdes différés, un instant détournés de la bonde du bidet pour exister, faire semblant ; se chicaner, se haïr, très peu s’aimer, et enfin pourrir homo humus ! Trois petits coups de zob et puis s’en vont. Et y aura fallu les aimer, because frères z’humains, tu m’as compris ?
Oh ! mais que c’est abominable, tout ça ! La colique m’en biche, d’y penser. Parce que c’est sans vraie fin. Juste un déroulant sur boucle. Je le sais : j’ai eu l’occasion de mourir, deux ou trois fois, juste le temps de piger que ça ne sert à rien de crever. T’es pas davantage fini après qu’avant. La fin, c’est que c’est sans fin. Mais tu peux pas entrevoir, tu crois trop aux histoires bien faites. Le malentendu littéraire d’où tout découle, c’est ces trois foutues lettres : FIN. On aurait le temps, j’arriverais peut-être à te faire partager ma philosophie qui est : « Rien, avec Dieu autour ». Qu’à quoi bon, mon pleutre ? Qu’à quoi bon ?
Voilà ce dont je réfléchis, moi, Santonio, bricoleur de basses œuvres, semeur de foutre et d’idées folles. Assis sur la pierre d’Evariste Corniflard, 1908–1976 dont la gueule émaillée fait apprécier le trépas : gros glandeur engoncé dans sa graisse. Crise cardiaque, je te prends le pari. La paupière lourde sur un regard de bite. Moustache comme deux brosses à dents circonflexes. Trois mentons et un quatrième en chantier. Tiens, un limaçon vient lui rendre visite. Bave sur sa cravate noire. Hermaphrodite, le pauvre ! Corniflard devait l'être aussi, moralement, en tout cas. Comme tout le monde. On n’est pas finis, les uns les autres. On cause, on éjacule, mais ça consiste en quoi ? Où ça va ? que répétait mon Francisque.
J’attends. Ma Cartier, inflexible, m’annonce neuf heures dix et il existe encore une vague traînée de clarté au fond du ciel, vers l’Amérique, tu vois ?
Sur son fax trouvé à notre P.C., Toinet a mis :
Qu’est-ce que tu fiches ? Impossible de te joindre nulle part ! Si tu reçois cette babille à temps, trouve-toi, ce soir, dès le début de la nuit, au cimetière du Mont-Charognarre ; il risque de s’y passer des choses.
Bon, alors m’y voici.
Toujours imprévoyant, je n’ai pas pris de survêtement, non plus que de bouftance. Je suis le genre de flic qui s’estime prêt à tout affronter, y compris l’Annapuma, quand il a son feu avec un chargeur de rechange.
J’ai choisi le caveau d’Evariste Corniflard comme poste d’observation car il est dominant dans ce cimetière en pente. Assis sur la dalle et adossé à la sainte croix de pierre, les cannes allongées, j’ai une vue d’ensemble du lieu. L’idéal de mon observatoire, c’est qu’il se trouve contre une haie de hauts cyprès dont l’ombre me dissimule complètement.
Certes, le siège et son dossier sont un peu durs, mais un vaillant de ma trempe ne s’arrête pas à ces sordides détails. Je me dis que lorsque cette affaire sera conclue, je m’offrirai enfin la virée que…
Meeerde !
Tu sais à qui je repense, brusquement, après ces jours d’un étrange insouci ? A ma petite potesse Linda que je devais emmener en voyage de fesses. Elle a dû poireauter comme une dingue, avec son Mort à crédit sous le bras et sa valdingue pur box à ses pieds. Et ma pomme, goret putride, qui l’avait fait renoncer à ses vacances chez sa copine de Biarritz ! Oh ! l’immonde ! Le triste sagouin !
Faudra que je lui offre une montre en jonc dans une corbeille d’orchidées pour implorer son pardon. Que je mente utile. Prétexte un accide qui m’aura laissé momentanément amnésique. Le grand jeu, quoi ! C’est dur pour une gerce d’encaisser une avanie de ce tonneau ! Elle a déjà acheté le flacon de vitriol qu’elle compte me balancer dans la physionomie, c’est certain. Je vais ressembler à Frankenstein, une fois sa vengeance assouvie.
Mais comment ai-je pu occulter notre rancard ? Moi pour qui les affaires de cul sont sacrées ! Quels troubles avant-coureurs de l’âge m’ont perturbé à un tel point ?
C’est étrange de resonger à elle au cours de ce guet dans un cimetière de banlieue.
Le ciel est à présent tout noir. Fini, l’horizon bleuté. Un liseré de lune en cours de premier (ou de dernier) quartier.
La gamberge est vagabonde, c’est son principal intérêt. Elle passe d’un sujet à l’autre sans encombre ni scrupule. Délaissant Linda, traitée si cavalièrement, je passe à Toinet. Ce môme, parole, tu dirais moi. Sa manière de sauter brusquement sur une idée traversante et de planter là la ferme et les chevaux.
Pourquoi a-t-il largué brusco le claque de la mère Mina après y avoir tiré un maître coup qui résonne encore dans le fion de sa partenaire ?
J’attends. La nuit fraîchit. Des oiseaux nocturnes viennent relever les hirondelles, les piafs et les jolies mésanges. Des soufflés d’outretombe circulent comme dans du Victor Hugo d’avant Guernesey.
Dis : il est où, le Toinoche ?
Et voilà que je me surprends à dodeliner sur la tombe d’Evariste Corniflard. Sans charre, j’embarque doucement, malgré la fraîche, le matelas de pierre, la méchante chouette ululeuse. Une lente glissade interne causée par la fatigue, voire l’épuisement. Trop de dépenses physiques et ballepeau de récupération, que veux-tu. Se démener, baiser, cavaler sans prendre la peine d’alimenter la chaudière, à force, tu deviens poreux.
Et bon : je rêve.
Y a la môme Linda à qui j’ai posé cet affreux rabbit qui se pointe par les allées du cimetière. Elle est en guêpière, comme dans un beuglant de western. Bas noirs, jarretelles. Pas de culotte. Elle tient un petit arrosoir de plastique rouge, muni d’une pomme à trous et se met à me verser de la flotte sur le visage. J’ébroue.
Retrouve mon coin désert, la tombe rugueuse, et m’aperçois qu’il pleuvasse un chouïa. Pas de quoi chauffer un four, disait mémé. De la pluie qui ne mouille pas, agace seulement en laissant craindre.
Le père Ducon, en photo sur son caveau, vigile dans les pénombres. Que reste-t-il de son pauvre destin d’abonné au Gaz de France ? Même plus des miasmes, juste des os pour le bouillon des asticots.
Un son régulier me parvient. Celui d’un marteau à la tête enveloppée de chiffons contre du fer. Pourquoi suis-je illico au courant de ce détail des chiftirs ? Qu’est-ce qui m’en a averti, Bézuque ? Mon subconscient qui entendait frapper depuis un moment et a analysé le bruit ? Probable.
Je fais du repérage. Ça provient de la partie récente du cimetière ; on l’a agrandi depuis pas longtemps et des dalles neuves partent à l’assaut du terrain vague annexé. Me reste plus qu’à, hein ?
J’ôte mes mocassins, les glisse dans chacune de mes poches de bénouze et pars en reconnaissance, courbé bas, à l’abri des croix. Me dirige au son : pas dif. Les violeurs de sépultures (car c’en sont, comme disait Dalila) ont beau amortir leur manœuvre, les coups n’en sont pas moins violents.
Toujours courbé en deux et me déplaçant dissimulé par des sépulcres, je parviens dans la zone où ils s’activent. Il y a un buisson de buis (idéal pour l’eau bénite) au pied duquel je m’acagnarde et dans l’ombre duquel je me fonds.
A travers les croix, je vois s’agiter trois hommes. Deux sont agenouillés et « travaillent », un troisième est assis sur la tombe la plus proche de celle qu’on force et il fume. Aucun d’eux ne parle. T’as seulement les coups de marteaux feutrés sur la tête des ciseaux à froid.
Les oiseaux nocturnes, déjà accoutumés à ces chocs sourds, ont repris leurs habitudes. Parfois, la mince pluie a une poussée et crépite, mais elle cesse presque tout de suite. Autour de moi, ça renifle les végétaux pourrissants. Des gens ont apporté des fleurs à « leurs » morts, puis se sont grouillés de retourner vivre, les laissant se corrompre dans des pots putrides.
J’attends sans impatience, bien que je sois curieux de ce qui va suivre. Je me dis que desceller la dalle va prendre du temps. Et après ? Que comptent faire ces messieurs. Emporter le mort ? Mais comment ? Ont-ils un véhicule ad hoc près de là ?
A cause de la petite lance fine qui tombe par giclettes prostatiques, je finis par être transpercé, à force. Sûr que je vais morfler une crève carabinée. Le bouquet (si je puis dire dans un cimetière) serait que je me mette à éternuer.
Les chocs réguliers se poursuivent. Ils sont synchrones, les fossoyeurs, et ont adopté un rythme régulier qui les fait cogner ensemble.
Au bout d’un lapsus de temps[10] improbable (ça m’est duraille à préciser car je lutte contre le refroidissement, le sommeil et la fatigue, ce qui fait beaucoup pour un homme normalement constitué), l’un des deux marteleurs cesse de taper et dit quelque chose dans une langue qui, pour être probablement vivante, ne m’en est pas moins inconnue. Je suppose qu’il s’informe auprès du deuxième descelleur de l’avancement de son propre turbin. Icelui répond par un grognement sans s’arrêter. Je continue de poire ôtée en enfouissant mon pique-brise dans un mouchoir pour tenter de réprimer l’éternuement qui me chicane.
Ça y est ! Le second a terminé idem.
Le mec qui fumait, assis sur la tombe voisine, se dresse. Un bref instant je distingue une chevelure claire. Il virgule sa cigarette en cours de combustion. Elle valdingue sur la pierre tombale d’Annette Lenfouré, 1951–1992, décédée des suites (et surtout de la fin) d’une longue maladie, non sans avoir été préalablement pourvue des sacrements de l’Eglise.
Je remarque qu’il s’est muni d’un sac de golf duquel il extrait des pieds de biche. Cette fois, ils sont trois à attaquer la dalle fermant le caveau. Manquant de professionnalisme en la matière, il leur faut déployer beaucoup d’efforts pour parviendre à la retirer. Mais la volonté est le plus puissant de leurs leviers, et cette sinistre besogne, comme on dirait puis à Bourgoin-Jallieu, à Ruy, à Moza et sur les berges de l’étang de Rosière, finit par aboutir. La porte est retirée. Pourquoi ai-je alors l’impression qu’une affreuse odeur de décomposition se faufile par mes trous de nez ? Estelle réelle ? S’agit-il d’un effet de ma prodigieuse imagination toujours prête à délirer ?
Deux des gars se coulent à l’intérieur du sépulcre. Je leur souhaite bonne bourre !
Détail amusant, malgré la sinistrance de l’instant : un fossoyeur éternue à quatre ou cinq reprises. Veinard ! Je lui souhaite bien du plaisir.
Ça cogne et racle sinistrement. Le mec resté à l’extérieur hale une corde glissée dans la tombe.
Ils s’évertuent, geignent d’efforts à s’en faire craquer le pot d’échappement. La bière apparaît. Dans la fosse on pousse ; à l’extérieur, on tire. Ces mouvements conjugués permettent de la dégager du trou.
Réapparition à l’air libre des deux fossoyeurs.
Ils ne perdent pas de temps. Chacun des trois hommes se munit d’un tournevis et, en un tournemain, ils ont raison du couvercle.
Putain, l’odeur !
Oh ! dis donc : on est peu de chose. Quand je pense que je rouscaille lorsque Béru balance une louise ! Mais ses pets, c’est la vie, la salubrité des matins calmes.
Le zig qui était demeuré hors de la sépulture a tout prévu. Il place un masque de gaze arrosée de désinfectant sur son visage, puis enfile des gants de caoutchouc. Fort de cette protection, ce monsieur délicat entreprend d’explorer les fringues du cadavre. Ses compagnons (les manars du commando) attendent en tenant braqués sur le cercueil ouvert les faisceaux de deux loupiotes à halogène. De ma planque, je ne peux visionner le cadavre, non plus que la frite du mec qui le fouille, car c’est bel et bien d’une exploration minutieuse des vêtements moisis qu’il s’agit.
Bibi ronge tu sais quoi ? Oui, son frein ! Pas le frein à main, l’autre. N’éternue pas, bonhomme, ne tousse pas, ne bronche pas, et s’il t’arrive d’être en érection, bande en silence, mon chéri. Ta vie ne tient qu’à un fil… de la Vierge.