Brownie Cassan se dressa en sursaut sur la couchette. Un bruit clair venait de le réveiller. Il écouta, agacé que Rhonda l’ait pris au mot. Il l’avait attendue au yacht-club jusqu’à onze heures. Il hésita, partagé entre la mauvaise humeur et une excitation malsaine. Lui qui n’honorait plus Rhonda que rarement, se sentait tout à coup prêt à lui faire l’amour. Il écouta, pensant qu’elle allait le rejoindre, mais la porte de la cabine ne s’ouvrit pas. Elle allait dormir sur la couchette de l’autre cabine.
Il se leva. Pieds nus, uniquement vêtu d’un slip, il se déplaçait sans aucun bruit.
Il ouvrit la porte donnant sur le carré et appela :
— Rhonda !
Il s’attendait à ce que la jeune femme lui réponde immédiatement. Au lieu de cela, il distingua, dans la pénombre, une silhouette qui s’enfuyait.
Un voleur !
Il se rua en avant, raflant, au passage un poignard qui séchait dans l’évier. Il rattrapa le fuyard à la porte du carré et parvint à lui saisir les jambes. Ils tombèrent enlacés sur le pont arrière. À la seconde même où il reconnaissait Rhonda, tenant à la main un rouleau de papier !
D’abord la stupéfaction le paralysa. Pourquoi la jeune femme avait-elle fui ?
— Qu’est-ce qui te prend ? grommela-t-il.
Ils se relevèrent ensemble et il la poussa dans le carré, puis alluma.
Rhonda lui faisait face, les yeux fous, dans une robe qu’il ne connaissait pas, une carte roulée à la main.
Il la lui arracha et la déroula. Voyant de quelle carte il s’agissait, il eut l’impression de recevoir un coup dans le ventre. Lâchant la carte, il prit la jeune femme à la gorge et la colla contre la cloison du carré.
Visage contre visage, il demanda d’une voix glaciale :
— Pourquoi tu as pris ça ?
Elle ne répondit pas, figée de terreur.
Brownie Cassan oscillait entre la rage et la peur. Ce n’était plus une histoire de fesses. C’était sa peau qui était en jeu, son bien le plus précieux. Et, au mieux, sa survie matérielle. Bill n’était pas un type à se contenter de promesses.
Il sentait les carotides de Rhonda battre sous ses doigts. Cela décupla ses instincts sadiques. Il serra un peu plus et demanda :
— C’est lui qui t’a filé cette robe. Hein ?
Comme elle ne répondait pas, il saisit le haut de la robe et tira d’un coup sec, libérant la poitrine, déchirant le tissu jusqu’à la taille.
— Salope ! Tu t’es fait sauter, hein, cracha-t-il, oubliant totalement ce qu’il avait conseillé à sa compagne, rouge brique, à demi-étranglée. Lâchant la robe, Brownie Cassan reprit son poignard et en posa la pointe sur l’estomac de Rhonda.
— Dis-moi qui t’a demandé cette carte ou je te crève, souffla-t-il.
— C’est, c’est lui, avoua Rhonda. Lâche-moi, je t’en prie.
Brownie Cassan resta silencieux, quelques secondes. Mesurant la portée de ce qui se passait. S’il avait eu le sommeil plus lourd, il se retrouvait le lendemain à la prison de Victoria sous un prétexte futile. Son bateau confisqué. À cause de cette petite garce. Lâchant sa gorge, d’un seul revers en plein visage, il l’envoya contre la cloison. Elle avait tellement peur qu’elle ne cria pas. Brownie Cassan revint à la charge, frappant au ventre, aux seins, partout où cela faisait mal, achevant d’arracher la robe, les lèvres serrées, les yeux fous. Il termina par un coup de pied dans le bas-ventre qui arracha un couinement horrible à Rhonda. Celle-ci resta recroquevillée sur le plancher du carré, entre le divan et la table basse. L’Australien se pencha sur elle, la prit par les cheveux et la traîna jusqu’à la cabine avant, où il l’allongea sur le dos. S’agenouillant sur elle, il appuya le poignard contre sa gorge. Il lui dit d’une voix vibrante de haine :
— Je t’interdis de bouger ou d’appeler, sinon, je t’égorge… Et si tu essaies de t’enfuir, c’est le même truc.
Il se releva et lui envoya encore un coup de pied. Après avoir claqué la porte, il alla fumer une cigarette sur le pont arrière pour se calmer. Il faudrait qu’il se débarrasse de Rhonda. Il la remplacerait par une Seychelloise. Mais pour l’instant, il avait besoin d’elle pour manœuvrer le cabin-cruiser. Il regarda dans la direction du yacht-club. L’autre devait attendre. Il enferma soigneusement la carte volée dans le secrétaire, prit la clef et la mit dans la poche de son maillot, fermée par un zip. Puis, il prit dans le bar la bouteille de cognac Gaston de Lagrange, s’en servit un plein verre et en vida le tiers d’un coup. Immédiatement la chaleur du cognac chassa son angoisse. Il resta là, vidant lentement son verre réchauffé dans ses doigts. Jusqu’à ce qu’il n’en reste pas une goutte.
Alors seulement, il s’étendit sur sa couchette, après avoir fermé à clef la porte de la cabine.
Malko consulta sa montre : une heure et demie depuis que Rhonda était partie sur le Koala. Plus aucune chance qu’elle revienne. Il n’avait rien entendu et se maudissait d’avoir ainsi envoyé la jeune femme au massacre. Machinalement, il mit en marche la Cooper et s’éloigna du yacht-club.
Bouleversé et fou de rage.
En roulant sur Badamier Avenue, il essaya d’apercevoir, en vain, le cabin-cruiser. Qu’était-il advenu à Rhonda ? Avait-elle changé d’avis ou s’était-il passé un drame ? Maintenant, il ne possédait plus aucun moyen direct d’accéder à la carte. À part prendre le Koala d’assaut, ce qui posait certains problèmes techniques… Il traversa Victoria en trombe et s’engagea dans la montée menant à la route de Beauvallon. Le lendemain, Rachid et ses hommes commenceraient leurs recherches. Avec la carte. Il se gara dans le parking désert du Fisherman’s Cove et gagna son bungalow.
Cette fois, personne ne l’attendait… Il tourna en rond, ouvrit la porte-fenêtre donnant sur le jardin, sortit se détendre. Tout l’hôtel semblait dormir. À sa déconvenue professionnelle se mêlait la frustration sexuelle. Encore pire qu’avec la Finlandaise la veille…
Il chercha à chasser dans son esprit ce qui venait de se passer pour se concentrer sur son problème immédiat : empêcher les Irakiens de trouver le Laconia B. Le seul qui pouvait l’aider efficacement était le Derviche. Mais où aller chercher l’agent israélien ? Il devait attendre que ce dernier le contacte. Cela pouvait être trop tard… Découragé, il se préparait à regagner son bungalow lorsque son regard tomba sur la porte-fenêtre de sa voisine. Ce qui lui donna une idée.
Pourquoi ne pas lui rendre visite ? Au pire, elle l’enverrait promener. Au mieux, il calmerait au moins sa frustration sexuelle… Ce qui ne pourrait qu’activer sa réflexion.
Se dressant sur la pointe des pieds, il poussa le vasistas semblable au sien, envoya la main, trouva le verrou, le dégagea. Il ne restait plus qu’à pousser la porte-fenêtre. Doucement, il la fit coulisser. N’ouvrant que de cinquante centimètres, il se glissa à l’intérieur de profil, écartant doucement le rideau.
Le choc le prit tellement par surprise qu’il tomba. L’assaut brutal d’un fauve. Un bras musclé comme celui d’un catcheur s’enroula autour de son cou et serra, tandis qu’un autre appuyait sur sa nuque. Il sentit ses vertèbres craquer. En un éclair, il réalisa qu’il se trouvait à une fraction de seconde de la mort par rupture des vertèbres cervicales. Sa dernière pensée cohérente fut de reconnaître un parfum sur le bras qui l’étranglait : Cabochard. Dans un effort surhumain, il libéra partiellement ses cordes vocales et cria :
— Irja ! c’est moi, Malko.
Aussitôt, le bras qui l’enserrait relâcha son étreinte. Il resta quelques secondes à reprendre son souffle, des lueurs rouges devant les yeux. Une lumière jaillit. Irja, uniquement vêtue d’un slip de nylon blanc, décoiffée, les prunelles assombries, le fixait avec un mélange de curiosité et de colère.
Son regard ne s’éclaira pas lorsque Malko se releva, essayant de sourire.
— Vous avez cru que je voulais vous violer ?
La Finlandaise lui jeta un regard noir.
— J’ai entendu du bruit. Je suis judoka, c’est tout. J’ai cru que c’était un voleur…
— Cela aurait fait un voleur mort, remarqua Malko.
— Que faites-vous dans ma chambre à cette heure-ci ?
Malko tenta d’oublier la douleur cuisante de sa gorge pour sourire :
— Devinez… Maintenant que vous m’avez à demi-étranglé, il faudrait vous faire pardonner…
Il s’avança, enlaça Irja. Celle-ci se dégagea doucement.
— Pas maintenant, dit-elle. Vous m’avez fait trop peur. Si vous voulez, dormez dans le lit jumeau… Je serai peut-être de meilleure humeur, demain matin.
Elle se laissa tomber sur le second lit sans ôter son slip et éteignit. Après avoir refermé la porte-fenêtre. Malko se glissa sous les draps. La soirée avait décidément été fertile en émotions… Son cou lui faisait encore mal. Il s’endormit sans même s’en rendre compte, espérant se réveiller assez tôt pour rendre hommage à la Finlandaise avant de reprendre le cours de sa mission.
C’est une sensation de tiédeur qui réveilla Malko. Il mit plusieurs secondes à réaliser qu’un souffle d’air chaud s’engouffrait par la porte-fenêtre entrouverte…
Il se dressa, la respiration bloquée, tendit l’oreille. Quelque chose le frappa aussitôt. La respiration de Irja, sur le lit voisin, était trop régulière pour une personne endormie. Contrôlée. Elle ne dormait pas non plus… Il y eut un léger grincement. La personne qui avait ouvert la porte-fenêtre agrandissait l’ouverture. Les réflexes professionnels de Malko revinrent instantanément.
Doucement, il glissa au bas du lit et s’en éloigna. Accroupi dans l’ombre. Il hésitait à prévenir la Finlandaise. Son appel risquait de déclencher une catastrophe.
Deux ombres franchirent coup sur coup la raie plus claire de la porte-fenêtre. Son estomac se serra. Il se redressa lentement le long du mur, prêt à bondir. Ensuite tout se passa très vite. Une silhouette passa devant lui, se dirigeant vers son propre lit. Une autre s’approcha du second lit, hors de sa portée.
Malko bondit sur le dos du premier intrus au moment où il frappait le lit, criant :
— Irja ! Attention.
Il sentit l’odeur âcre d’un homme en sueur, étreignit un torse musclé et entendit le choc sourd de deux corps, à quelques mètres, un cri étranglé. Pas la voix de Irja. Ensuite, le bruit d’une lutte confuse. L’homme sur qui il s’était jeté se débattait furieusement. Malko sentit une brûlure au bras et lâcha prise, reculant brusquement. Heureusement, l’interrupteur était à la même place que dans son bungalow et il le trouva du premier coup.
La lumière inonda la chambre. Il se trouva nez à nez avec un Noir trapu au nez épaté, une machette à la main. Le drap déchiré disait avec quelle force, il avait frappé. Il était nu, à part un short. La lame horizontale, il s’apprêtait à frapper. Malko saisit une des lourdes fausses lampes à huile posées sur les tables de nuit et la jeta à toute volée sur le poignet de son agresseur. Avec un cri de douleur, celui-ci lâcha sa machette.
Mais aussitôt, le second, abandonnant Irja tombée à terre, se rua sur Malko, la machette haute. Cette fois il n’avait rien pour se défendre.
Du coin de l’œil, Malko vit Irja se relever avec la détente d’un cobra et plonger, les mains en avant, sur l’agresseur de Malko. Les doigts se refermèrent sur le cou de taureau. Ses longues mains fines semblaient dérisoires. D’un seul revers, le tueur allait éventrer la Finlandaise, avant de frapper Malko. D’ailleurs l’homme avança encore, sans se soucier des mains nouées autour de la gorge.
Soudain, Malko vit avec stupéfaction les ongles rouges s’enfoncer dans la gorge du Noir comme les griffes d’un fauve. Surpris, le tueur recula, les yeux exorbités. Un jet de sang jaillit de sa gorge, déchirée par les ongles de la Finlandaise. Il laissa à son tour tomber sa machette pour essayer d’arracher les griffes qui déchiraient sa gorge.
Aussitôt, celui qui venait d’être désarmé par Malko se rua au secours de son camarade, frappant Irja à la nuque avec une violence inouïe. La jeune femme tituba, lâcha prise et s’effondra en travers du lit.
Malko chercha une arme des yeux. Mais les deux hommes ne pensaient qu’à fuir. Le valide aida celui qui perdait son sang et ils filèrent vers la porte-fenêtre. Malko se souciait assez peu de les poursuivre. À quoi bon, ce n’étaient que des hommes de main…
Le cerveau, c’était Rachid Mounir. Malko se maudissait d’avoir mêlé la photographe à ce massacre. Il referma la porte-fenêtre, la verrouilla et revint vers Irja. La Finlandaise gémit, entrouvrit les yeux, à demi KO. Soudain, un détail attira le regard de Malko. Le vernis de ses ongles s’était écaillé sous le choc. Surtout celui de l’index droit. Sous le rouge, apparaissait une surface mate, argentée et non le rose d’un ongle.
Il crut d’abord qu’il s’agissait d’une couche de vernis supplémentaire. Il prit la main, l’examina, gratta un peu, fit sauter une écaille de vernis. Ce qu’il découvrit le stupéfia. Une fine lamelle d’acier collée sur l’ongle le recouvrait en entier dépassant de presque un centimètre. L’extrémité en était coupante comme un rasoir. Sur ce faux-ongle, il suffisait de passer une couche de vernis rouge pour que l’illusion soit parfaite. Malko examina rapidement les autres. Tous identiques. Les merveilleuses mains de la Finlandaise n’étaient que des armes mortelles, capables d’égorger un être humain. Du travail admirablement fait. Malko ne s’en était même pas rendu compte en faisant l’amour avec elle. Il est vrai qu’elle n’y avait pas beaucoup mis de passion…
Irja replia vivement les mains sur sa poitrine. Elle l’observait, bien qu’elle fit encore semblant d’être inconsciente…
Soudain, les morceaux du puzzle se recollèrent dans la tête de Malko. Il se pencha sur la jeune femme.
— Irja, qu’est-ce que cela veut dire en hébreu : « Zé-nehedar ? »