Chapitre VI

Les doigts de Malko trouvèrent un interrupteur et il appuya dessus. Il faillit ressortir aussitôt de la case tant le spectacle était insoutenable.

La tête de Mark, le « stringer » de la CIA était posée sur une table en bois inondée de sang, comme un chou-fleur sur un plat. Les yeux fixes, la bouche entrouverte sur un cri silencieux, face à Malko, comme pour le narguer. Le sang coulait encore goutte à goutte du bord de la table sur le plancher de bois vermoulu. Le corps de Mark était tassé dans un coin, sur le côté, au milieu d’une mare de sang encore plus grande. Sous le blue-jean trop serré de play-boy, le sexe faisait encore une bosse dérisoire. La machette qui avait servi à la décapitation gisait encore par terre, la lame souillée. Il avait fallu plusieurs personnes pour tenir le malheureux « stringer ». D’après la position du corps, on l’avait forcé à s’agenouiller et, ensuite, on l’avait décapité par derrière, emportant au passage un morceau de sa chemise…

Malko réprima une nausée. En allant à l’hôpital, il avait condamné Mark à mort. Emporté par sa lâcheté naturelle, le « stringer » de la CIA avait dû tout avouer à Bill. Au moment où Malko reculait vers la véranda il entendit un bruit de moteur. Une voiture venait de s’arrêter à côté de la case.

Il sortit. Dans la lumière des phares, il reconnut la fille en robe de tissu éponge rouge aperçue avec Rachid Mounir. Elle monta les marches d’un pas rapide de la véranda, aperçut Malko. Ne manifestant, ni crainte, ni surprise.

— What do you want ?… Mark is there ?[12]

Malko n’eut pas le temps de répondre. Elle était entrée. Il entendit son cri aigu, revint derrière elle. Figée devant la table, elle contemplait la tête décapitée. Ses traits ne s’étaient pas déformés sous l’effet de la terreur mais plutôt statufiés. Elle se tourna vers Malko, la bouche ouverte, son regard passa à travers lui, comme s’il était un fantôme et elle recula lentement vers la porte.

Lorsqu’il lui prit le bras, elle sembla ne rien sentir. Un moment leurs regards se croisèrent. Il n’y avait absolument rien dans celui de la Seychelloise qu’une panique animale. Comme si elle avait été en catalepsie. Elle ne reprit vie que sur la véranda. Pivotant sur elle-même, elle dévala les marches et sauta dans sa voiture. Son démarrage fut si brutal qu’elle faillit emboutir un gros jacquier.

Sa Toyota frôla une Land Rover qui arrivait. Malko devina quatre hommes à bord. Elle stoppa à l’endroit où la Toyota s’était arrêtée. À cause de la pénombre, il ne pouvait voir de qui il s’agissait, mais n’aimait pas cela du tout… Le temps que les portières de la Land Rover s’ouvrent, il avait plongé à l’intérieur de la case. Il traversa en courant la pièce où se trouvait le cadavre de Mark, poussa une porte donnant sur le derrière de la maison et sauta à terre, immédiatement englouti par la végétation dense. Il parcourut cent mètres parallèlement à la piste cimentée, puis se rapprocha et la franchit d’un bond, redescendant de l’autre côté, vers la Cooper.

En une minute, il fut en sueur. La chaleur était encore lourde et oppressante. Un cochon noir s’enfuit avec un couinement indigné. Il aperçut la Land Rover toujours arrêtée au même endroit. Heureusement, sa Cooper Se trouvait plus loin vers la route de Beauvallon.

Il observa les lieux, dissimulé derrière un tronc, puis bondit à son volant et mit en marche. Le ronflement du moteur fit tourner la tête aux hommes descendus de la Land Rover. Dans la lueur des phares, Malko reconnut la silhouette trapue de Bill la barbouze. Ce dernier l’avait vu aussi. Il cria quelque chose et un des Seychellois se précipita vers la Land Rover. Malko démarrait déjà. Cahotant dans les ornières du sentier, il aperçut le véhicule se mettre en marche. Le petit Bill gesticulait à côté.

Malko atteignit le croisement avec la route de Beauvallon, loin devant la Land Rover. Mais il dut attendre une procession de touristes avant de pouvoir tourner à gauche. La Land Rover était derrière lui. Son idée était de gagner la résidence de Willard Troy. Il n’avait pas envie de subir le sort de l’Israélien, et le Fisherman’s n’offrait aucune protection contre les barbouzes locales. Il accéléra à fond et prit 200 mètres d’avance. Pour venir se heurter à un petit convoi de Mini-Moke flânant le long de la route. Impossible de doubler, des véhicules arrivaient sans cesse en sens inverse…

La Land Rover recolla aussitôt, tenta de le doubler pour le coincer contre le bas-côté, y parvint presque. Malko en sueur, alternait l’accélérateur et le frein, le cœur cognant dans la poitrine. Ils allaient finir par le coincer. La route commençait à grimper vers le col. Soudain, il y eut un court segment de ligne droite et il aperçut en face, un embranchement partant vers la montagne. Cela devait bien mener quelque part.

Donnant un brusque coup de volant, Malko déboîta et tourna dans la route qui grimpait parallèlement à la route principale. Surpris, le conducteur de la Land Rover perdit quelques secondes mais effectua la même manœuvre à son tour.

Malko appuya à fond, montant le long d’une cocoteraie, distançant facilement la Land Rover. Il aperçut un panneau indiquant « Le Niol, 3 kilomètres ».

Sans la puissance de la Cooper, il aurait été rattrapé depuis longtemps. Maintenant, la nuit était totale. Ses phares, dans les virages, éclairaient des à-pics vertigineux de rochers noirs et de végétation luxuriante. De temps en temps, une case avec un lumignon jaunâtre. Il montait toujours les lacets, dominant la baie de Beauvallon. Il dut franchir le Niol sans même s’en apercevoir.

Maintenant, il était hors de danger. La lourde Land Rover ne pourrait jamais le rattraper. D’ailleurs, ses feux de position avaient disparu depuis longtemps.

Il franchit un éperon, aperçut une pancarte « Ministère de l’Agriculture Section de Niol », puis le macadam stoppa brusquement, laissant la place à la poussière d’une piste.

— Himmel !

Malko jura et freina en même temps, pour franchir un minuscule pont de bois sur un ravin étroit et profond. De l’autre côté, la piste se transformait en un sentier, à peine carrossable, avec deux ornières si profondes que la caisse de la Mini frottait contre le sol. Impossible de dépasser 30 à l’heure. Et, plus loin c’était pire encore. Un terrain idéal pour la Land Rover. Rageusement, Malko appuya sur le levier de vitesse et passa la marche arrière. Il crut même ne jamais atteindre le pont. Il fit demi-tour, l’arrière au-dessus du ravin, repartit d’où il venait, grimpa l’embranchement du Ministère de l’Agriculture. Celui-ci s’arrêtait cent mètres plus loin à une grille.

Descente en marche arrière. La Land Rover ne devait plus être loin. Évidemment, il pouvait abandonner la Cooper et plonger sur les pentes couvertes d’une végétation touffue. Mais c’était risqué. Ses poursuivants devaient connaître le pays à fond et le rattraperaient facilement, pour le tuer ou le torturer. La tête tranchée de Mark semblait grimacer de l’autre côté du pare-brise. Bill et ses amis ne faisaient pas de cadeaux.

Soudain, il prit sa décision. Appliquer un vieux truc qu’on lui avait jadis appris à l’école des Forces Spéciales de San Antonio au Texas.

Facile à réaliser, à condition d’avoir les nerfs solides et d’accepter de jouer sa vie à quitte ou double… Il éteignit les phares et demeura quelques secondes immobile au volant, accoutumant ses yeux à l’obscurité, mémorisant la route qu’il venait de parcourir. Maintenant, le précipice profond de plus de cent mètres était à sa gauche. Devant lui, il y avait d’abord une ligne droite puis un virage serré vers la droite, suivi d’un autre vers la gauche et enfin d’une longue ligne droite, bordée de son côté par une falaise de roc noir et de l’autre par un précipice couvert de jungle. D’après ses calculs, la Land Rover devait se trouver maintenant avant cette ligne droite. Ne se pressant pas : eux savaient que la route se terminait en impasse.

D’un geste sec, il passa la première, sans rallumer ses phares et la Cooper bondit en avant.

Les premiers mètres furent difficiles. Il manqua accrocher l’aile dans le virage, tant il serrait contre la falaise. La Mini devait à peine se deviner dans l’obscurité. Nouveau virage, vers la gauche cette fois, et le capot de la Cooper émergea dans la ligne droite. Le cœur de Malko sauta de joie dans sa poitrine. Deux taches blanches se détachaient en bas de la pente rectiligne. Les codes de la Land Rover. Le conducteur devait connaître la route par cœur et n’avait pas jugé bon d’allumer ses phares ! Un atout de plus pour Malko.

Il serra la Cooper le plus possible, écrasa l’accélérateur et fonça à la rencontre de l’autre véhicule, les phares toujours éteints.

Cent mètres environ les séparaient.

Puis, peu à peu, ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité. Il accéléra encore, secoué comme un prunier par les nids de poule. Il n’entendait pas le moteur de la Land Rover, donc eux non plus ne devaient pas l’entendre.

Il se cala bien dans son siège, la bouche sèche, les mains accrochées au volant. C’était très important de ne pas toucher l’autre véhicule. S’il y avait une enquête et que sa Cooper Soit endommagée, il se retrouverait dans la prison de Victoria. Au mieux, il serait expulsé. S’il parvenait à ne pas laisser de trace, il pouvait s’en sortir, même si ses adversaires soupçonnaient quelque chose. Les lumières blanches de la Land Rover se rapprochaient.

Il donna un léger coup de volant à gauche, prenant le milieu de la route étroite. S’il ratait son coup, ce serait un choc à 80 plus 40 : 120 à l’heure. Frontal. Ce qui ne lui laissait pas beaucoup de chances avec un véhicule aussi léger que la Cooper, et pas de ceinture de sécurité.

Si tout marchait bien, cela ne serait qu’un malheureux accident de la circulation. Le seul élément qu’il ne connaissait pas était la personnalité du chauffeur. S’il était expérimenté, Malko perdait. Si ses réflexes étaient mauvais, il gagnait. C’était étrange de jouer sa vie sur un pari aussi hasardeux. Malko avait toujours eu horreur du hasard, compagnon de route trop dangereux. Mais il n’avait pas le choix.

La route était noire et on la devinait à peine. La partie gauche se terminait abruptement au-dessus d’un vide d’une centaine de mètres, une falaise à pic hérissée de gros rochers noirs.

La Land Rover n’était plus qu’à trente mètres. Le conducteur n’avait pas encore aperçu la Cooper, sinon il aurait déjà allumé ses phares.

La Land Rover roulait assez vite, en code. Ses phares mal réglés éclairaient le sol à quelques mètres seulement devant elle. Malko accéléra encore, tous ses muscles crispés. Son subconscient n’aimait pas du tout ce qu’il faisait. Si l’autre conducteur avait le bon réflexe, il était broyé.

Après tout, peut-être que le conducteur ne savait pas que le sentier était une impasse. Sinon, il n’aurait pas été si vite. Trois ou quatre secondes. La main droite de Malko se crispa sur la commande des phares. Il fallait éviter toute progressivité. Surtout qu’il n’ait pas le temps de s’habituer. La route n’était pas assez large pour que deux véhicules se croisent en roulant normalement.

Actuellement la Cooper et la Land Rover étaient lancées sur une trajectoire qui devait les mener à une collision certaine. Malko plissa les yeux pour ne pas être ébloui. Les mains moites. Une ornière envoya la Cooper Sur la droite et il donna un violent coup de volant pour la rattraper avant qu’elle ne morde trop sur le bas-côté. Une grande partie de son cerveau était paralysée. Enregistrant seulement quelques sensations sélectionnées. Il vit pendant une fraction de seconde la silhouette d’une femme somptueuse, dans une longue robe blanche, avec des yeux qui souriaient, une bouche qui s’offrait, deux seins bronzés.

La mort. Peut-être.

La gorge sèche, il donna un petit coup de volant vers la gauche prenant le milieu de la route. La vision s’effaça, laissant sur sa rétine deux longues jambes gainées de noir. Terminées par des escarpins très fins. Et un peu de chair blanche au-dessus du bas. Le rêve.

Qui se terminait. Il ne fallait pas que le conducteur de la Land Rover ait le temps d’apercevoir la silhouette de la Cooper. Du même geste, Malko ralluma ses phares et écrasa le klaxon étonnamment puissant pour une si petite voiture.

Pas la place de passer à deux. C’était la collision frontale à 120 à l’heure. La bouillie.

La lueur blanche illumina la masse de la Land Rover à quelques mètres, fonçant sur lui. La distance qui les séparait se mesurait en secondes.

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