Malko s’immobilisa, le dos au bastingage, le cœur battant la chamade, à la limite de l’évanouissement. Il se débarrassa des bouteilles, jeta son masque, arracha ses palmes et se sentit un peu mieux. Après l’avoir aidé à monter, le Derviche lui faisait face, statufié. Rhonda s’était soulevée, inquiète, à cause de l’arme et des cris de l’Israélien. Les bouillonnements à la surface de la mer s’étaient calmés.
De nouveau, il n’y avait plus que la houle qui berçait doucement le Koala.
— Qu’avez-vous fait ? répéta l’Israélien.
Il avait rentré son 60 Stainless, mais son poing restait crispé dessus au fond de sa poche. Il paraissait hors de lui et dangereux.
— J’ai travaillé pour vous, dit Malko d’une voix lasse.
Le Derviche lui jeta un regard aigu.
— Vous mentez. Sinon, vous ne m’auriez pas empêché de vous suivre. Il y a eu une explosion. Pourquoi faire ? Qu’est-ce que c’était ?
Les mots se bousculaient dans sa bouche. Malko sentit que c’était inutile de prolonger le suspense.
— Le Laconia B a échappé définitivement à vos ennemis, dit-il, si ce que j’ai été faire a marché.
Le Derviche le regarda avec une expression d’incompréhension marquée dans ses yeux bleus.
— Que voulez-vous dire ?
— Grâce à une astuce technique, expliqua Malko, j’espère avoir pu faire basculer le Laconia à une profondeur où personne n’ira le chercher. Je vous avais expliqué qu’il était en équilibre au bord de la grande faille.
— Vous n’avez pas accompli cela tout seul, fit l’Israélien, soupçonneux. C’est impossible. Vous n’aviez que quelques centaines de grammes d’explosifs. Ne me racontez pas d’histoires.
Malko s’essuya les yeux rougis par l’eau de mer. Ils pleuraient.
— Je ne vous raconte pas d’histoires, dit-il. Ce n’est pas une improvisation et j’étais seul. Aucun homme-grenouille d’aucun pays ne m’a aidé… Voilà comment j’ai fait.
Le Derviche écouta les explications techniques. Peu à peu, Malko voyait l’horreur remplacer la stupéfaction sur ses traits. Il avait pâli. Visiblement son cerveau refusait d’enregistrer l’information que Malko venait de lui communiquer.
— Vous voulez dire, fit-il lentement, que vous nous empêchez de récupérer la cargaison du Laconia B. Contrairement à la promesse de Washington ? Qu’elle est perdue pour nous ?
— Il n’y a jamais eu de promesse de Washington, avoua Malko. C’est une invention à moi. Il fallait procéder à l’échange des otages. Jamais la Company n’a envisagé de vous laisser entrer en possession de cet oxyde d’uranium. Par contre, les autres auraient certainement fini par s’en emparer. Je vous ai rendu service. Je suis désolé de vous avoir menti.
Les deux hommes étaient face à face sur la plage arrière, balancés par un léger roulis. Le vent était tombé et les mots se détachaient nettement sur le bruit léger de la houle contre la coque du Koala.
Les traits du Derviche se tirèrent brutalement vers le bas, comme s’il allait se mettre à pleurer.
— Vous nous avez trompés depuis le début, fit-il d’une voix blanche.
— Vous devez comprendre mon attitude, dit Malko.
Les veines temporales de l’Israélien semblaient sur le point d’éclater. Sa main droite ressortit de sa poche, armée du Smith et Wesson. Malko recula jusqu’au bastingage, fixant le canon de l’arme. Les yeux bleus du Derviche semblaient deux morceaux de verre. Il n’y avait plus rien à dire, ni à faire. Le Derviche allait le tuer. Parce que c’était son travail. Son droit aussi. Malko avait pris sciemment le risque.
Le temps semblait s’être arrêté. L’Israélien releva l’arme à l’horizontale. Malko le devinait en proie à un affreux trouble intérieur. Ce n’était sûrement pas un assassin, un homme qui tuait de gaieté de cœur. Mais il allait quand même abattre Malko. Ce dernier vit les doigts se crisper sur la crosse, le chien partir en arrière.
Son champ de vision semblait s’être rétréci au canon noir de l’arme.
Soudain, le Derviche ouvrit la bouche, comme s’il suffoquait, puis son visage se tordit en une grimace exprimant une douleur insupportable. Les muscles de sa mâchoire saillirent, il acheva son geste, ramenant le chien du Python en arrière, appuya sur la détente. Mais son geste était déjà flou. Malko eut le temps de glisser de côté et la balle s’enfonça dans le bastingage. Alors, seulement, il aperçut la flèche d’acier profondément plantée dans le dos de l’Israélien.
Celui-ci n’eut pas la force de faire revenir le chien en arrière pour tirer un second coup. Il tituba comme si le bateau était en pleine tempête, s’accrochant au siège de pêche, puis à une des cannes. Les yeux déjà vitreux, la bouche ouverte. Il eut une violente quinte de toux et cracha un jet de sang. Son arme lui échappa et tomba sur le pont, glissant dans la rigole destinée à évacuer le sang des poissons.
Puis il tomba en avant. D’abord sur un genou, essayant encore de se relever, enfin, à plat-ventre. La tige d’acier dépassait de son dos, de cinquante centimètres. Le harpon avait dû traverser le cœur ou déchirer l’aorte, provoquant une hémorragie massive. Malko aperçut enfin Rhonda debout devant la porte du carré, un fusil lance-harpon à la main. Uniquement vêtue d’un slip de bain et du grand pansement recouvrant tout son dos. Les yeux agrandis d’horreur. Elle lâcha l’arme et tituba vers Malko, prise de sanglots hystériques.
— My God ! Il faut le soigner. Je ne voulais pas, mais il allait te tuer. Il m’avait dit qu’il te tuerait dès que tu reviendrais… Je ne voulais pas. J’ai été chercher le fusil.
Malko regarda la tache de sang qui suintait sur le pont, après avoir imbibé la chemise de l’Israélien. Le corps du Derviche, balancé par la houle, semblait encore vivant. Malko s’agenouilla près de lui, souleva la tête, examinant ses yeux. Ils étaient fixes, vitreux, comme ceux des poissons qu’on ramenait. Doucement, il les lui ferma… Il n’éprouvait aucune haine pour l’homme qui avait voulu le tuer. Ils étaient tous deux pris dans le même mécanisme impitoyable de la raison d’État… Sans plus de raison de se haïr. Il se releva et entoura de son bras les épaules de Rhonda, qui sanglotait, accrochée au siège de pêche.
— Calme-toi, dit-il, tu m’as sûrement sauvé la vie.
Maintenant, il n’avait qu’une envie : quitter cet endroit. Fuir loin. Il détourna les yeux du pont où l’Israélien continuait à se vider de son sang. Il se sentait atrocement fatigué et pourtant, il devait effectuer la vérification indispensable. Voir si le Laconia B avait bien disparu.
— Il faut que j’y retourne, dit-il à Rhonda. Ensuite, je n’aurai plus le courage.
Heureusement, il n’avait pas ôté la combinaison. Il alla chercher une bouteille pleine et s’équipa de nouveau : les palmes, le masque, les dernières bouteilles jumelles.
Rhonda le regardait s’équiper sans un mot, retenant ses sanglots. Malko glissa dans le sang répandu et faillit tomber. Il fut presque soulagé de se laisser couler dans l’eau tiède.
De nouveau, ce fut le silence et l’univers ouaté sous-marin. La lampe éclaira un banc de poissons multicolores avec tous un point noir sur le dos.
Il mit sept minutes exactement à atteindre la faille où s’était niché le cargo coulé. Écarquillant les yeux, la lampe à bout de bras. Son cœur manqua s’arrêter de battre : les traits obliques des mâts de charge se dressaient sur l’eau ! Puis, en s’approchant plus, il réalisa que ce n’était qu’une illusion d’optique. Plus il se rapprochait, plus sa tension augmentait. Il arriva au bord de la première marche et s’arrêta, balayant l’espace devant lui avec sa lampe.
Rien. Il n’y avait plus rien sur la « marche » qui avait abrité le Laconia B.
Son plan avait fonctionné.
Pour être certain de ne pas être le jouet d’une illusion, il se mit à descendre lentement le long de la falaise corallienne, cherchant des traces. Il en vit. Partout le corail était arraché, écrasé.
Il arriva au fond, s’immobilisa et commença à l’explorer. Une aspérité accrocha son regard. Il s’approcha et cette fois cria de joie sous son masque. Une pale d’hélice en cuivre était fichée dans le corail du fond, comme un coin ! Arrachée lorsque le cargo avait basculé. Trop lourde, hélas, pour qu’il la remonte… Il vérifia sa montre. Deux minutes encore.
Il traversa les vingt mètres de la « marche », arrivant au bord de la falaise verticale. Là où le Laconia s’était englouti. Il braqua sa lampe vers le fond, n’éclaira que l’eau verte et glauque. Le cargo gisait là, par plusieurs centaines de mètres de fond. Intouchable, inatteignable.
D’un battement de pied, il partit vers la surface. Ses poumons allaient exploser. La fatigue.
Malko crut qu’il ne parviendrait pas à regagner le Koala. Rhonda ne pouvait pas l’aider, à cause de sa blessure et il crut qu’il n’arriverait pas à se hisser le long de la coque. Il bascula comme un paquet sur le pont, au bord de la syncope. Enfin, c’était fini. Il se débarrassa de la combinaison et se laissa tomber dans le siège de pêche, fixant le cadavre du Derviche.
Quel gâchis.
— Qu’en faisons-nous ? demanda Rhonda.
Malko n’en pouvait plus d’être sur ce bateau qui bougeait.
— Allons à Denis, dit-il. Nous dormirons au mouillage.
Il monta sur la dunette et mit en marche après avoir relevé l’ancre. Cela lui fit quelque chose de voir s’éloigner l’endroit où il s’était passé tant de choses. La mer ne gardait aucune trace des drames.
Il se retourna vers le corps ballotté sur la plage arrière. Qu’en faire ?
Pas question de revenir avec à Mahé. On lui poserait trop de questions. Le rendre aux Israéliens posait aussi des problèmes insolubles… Il ne restait qu’une solution qui répugnait à Malko mais pourtant la seule possible.
— Prends la barre en bas, cria-t-il à Rhonda.
Il descendit, s’approcha du mort, s’accroupit sur le pont. Il fouilla toutes ses poches, en extrayant ce qu’il trouvait, même la monnaie. Il en fit un paquet qu’il enveloppa dans une serviette, sans rien regarder. Le Derviche avait droit au respect. Cela serait discrètement déposé à une ambassade israélienne. Ils comprendraient.
Puis, il ôta la ceinture de plomb de la combinaison de plongée et la serra solidement autour de la taille du mort. Le plus dur restait à faire. Il crut qu’il ne parviendrait jamais à le faire passer par-dessus bord. Il ne voulait surtout pas demander l’aide de Rhonda… Il lutta pendant plusieurs minutes avec le cadavre qui semblait s’accrocher au bastingage. Malko était en sueur. Enfin, d’un dernier effort, il prit les jambes et le Derviche bascula dans l’eau émeraude, coulant immédiatement…
Malko fixa le sillage longuement, recueilli, pensant à l’homme qui venait de mourir, anonymement, et qui n’aurait pas de tombe. Comme les marins. Le Derviche était un homme courageux. Il ne saurait jamais son vrai nom.
Il prit un seau, le plongea dans la mer et inonda le pont, poussant le sang dans les rigoles latérales. En deux giclées, il n’y eut plus aucune trace.
Rhonda émergea du carré et vit le pont nettoyé et vide de cadavre. Sans rien dire, elle rentra aussitôt et alla s’allonger sur le canapé.
Un groupe de Sterns passa en piaillant au-dessus du bateau. Les cocotiers de Denis Island grossissaient derrière l’écume blanche de la barrière de corail entourant l’île.
Malko se dit qu’un jour, il irait en Israël planter un arbre à la mémoire du Derviche qui était mort pour rien.
Il s’approcha du gros Drakkar émetteur-récepteur, chercha la fréquence 2149, appuya sur le bouton et mit en marche l’émetteur.
— Z.P.Q. Ici Z.P.Q. Vous m’entendez ?
— Je vous reçois. Over, fit la voix de Willard Troy au milieu des grésillements.
L’Américain devait être à l’écoute depuis le départ de Malko. Celui-ci souffla dans le micro et annonça d’une voix lente et distincte.
— Le Marlin a cassé sa ligne. Je répète. Le Marlin a cassé sa ligne. Over.