Chapitre XVIII

Claire, moulée de son éternelle robe de tissu éponge rouge, ses cheveux crêpés cachés par un foulard, enveloppa les deux femmes allongées à même le sol d’un regard hostile. Les hommes de Bill leur avait lié les poignets derrière le dos et entravé les chevilles avec du fil de nylon qui entrait dans leur chair. Ensuite, on les avait jetées comme des paquets dans un coin de la case. Zamir, qui s’était débattue violemment, portait une ecchymose jaunâtre sur le côté gauche du visage et avait l’œil presque fermé.

D’un coup de poing en plein visage, un des Seychellois avait fait taire Rhonda qui se débattait.

Là où ils se trouvaient, personne ne risquait de venir les déranger. La case se trouvait sur une colline, en pleine jungle, au-dessus de la maison du Président René. On y accédait seulement par un sentier gardé par des policiers, amis de Bill. Ceux-ci n’avaient d’ailleurs pas vu les deux otages, couchées au fond d’une Land Rover. Ils étaient persuadés que la case servait de cache d’armes pour la police secrète du nouveau régime.

Rachid Mounir n’était pas encore arrivé, mais on l’attendait d’une minute à l’autre. Claire grillait de lui prouver son dévouement. Et en même temps de se venger. Elle détestait ces deux blanches. Elle avait passé sa vie à servir de jouet aux hommes. D’abord, l’ex-président déchu. Puis, tous ses amis arabes. On la forçait à danser nue sur la table présidentielle, les soirs où il recevait de riches Saoudiens. On la « prêtait » pour une nuit. Parce qu’elle était grande, bien faite, d’une beauté très typée appréciée par les Européens et les gens du Golfe. Rachid Mounir la traitait, lui, avec beaucoup plus d’égards, et lui avait même fait miroiter un travail intéressant à Bagdad.

Elle ne connaissait pas Bagdad et se disait que ce devait être une grande ville fantastique.

Pendant qu’elle contemplait Rhonda, l’Australienne se retourna et l’interpella :

— Vous n’avez pas honte de les aider…

Les gros yeux marrons de Claire foncèrent de colère. Elle prit son élan pour donner un coup de pied, puis aperçut un objet brillant sur le sol, au milieu d’un fatras d’armes et de matériel divers. Un fer à repasser.

Elle se pencha, le ramassa et le brancha dans une prise. Les mains sur les hanches, elle regarda Rhonda.

— I am going to iron your ass, fit-elle[23].

Elle s’approcha et retourna Rhonda sur le ventre. Comme l’Australienne tentait de se redresser, Claire, lui empoigna les cheveux et lui cogna plusieurs fois le visage contre le parquet. Rhonda cessa de résister.

Claire croisa soudain le regard de Zamir. L’Israélienne l’observait avec une haine si intense qu’elle eut peur. Il y eut un bruit de moteur. Quelques instants plus tard, Rachid Mounir entra, escorté de Bill. D’un coup d’œil, il photographia la scène. Claire attendait, ne sachant que faire.

L’Irakien s’approcha de Rhonda, lui ramena la tête en arrière en la tirant par les cheveux et ordonna calmement :

— Tu vas nous dire où se trouve le Laconia.

L’Australienne, affolée eut quand même le courage de répondre au milieu de ses sanglots :

— Je ne sais pas, laissez-moi.

Rachid Mounir secoua la tête, comme devant un enfant capricieux. Il se releva, alla dans un coin, prit le fer électrique. Après avoir vérifié sa température, il se tourna vers Claire et dit d’une voix douce :

— Tu devrais aller m’attendre en bas, à l’hôtel. Je te rejoins tout à l’heure.

Quand il travaillait, l’Irakien aimait être seul. La Seychelloise ne se le fit pas dire deux fois et se glissa dehors. Bill hésitait. D’un regard, Rachid Mounir le chassa. Pour ce qu’il faisait, il fallait une absence totale de sensibilité et il n’était pas sûr de son complice. Lui aussi s’esquiva. Pas fâché au fond. C’était un brutal, mais pas un sadique.

Rachid Mounir s’approcha de Rhonda et posa l’instrument brûlant sur son dos, le promenant de haut en bas, comme s’il repassait du linge… Les cris de Rhonda firent trembler les murs. La peau s’en allait en lambeaux dans une odeur écœurante, d’énormes cloques rouges recouvraient les endroits les moins brûlés. L’Irakien jeta le fer dans un coin et releva de nouveau la tête de Rhonda.

— Réfléchis, dit-il. Si tu ne parles pas, je te brûlerai comme ça sur tout le corps.

Il savait ne pas avoir plus d’une chance sur mille pour que les Israéliens acceptent son ultimatum. Ils feraient tout pour libérer les deux femmes, alliées aux Américains. Ceux-ci non plus ne bougeraient pas. Dans un cas semblable, la vie de deux personnes ne comptait pas beaucoup.

Maintenant, il fallait laisser le temps à Rhonda de cultiver sa peur, que sa douleur faiblisse un peu, afin que la perspective d’une nouvelle épreuve soit insoutenable. Il alluma une cigarette et s’approcha de Zamir.

L’Israélienne le fixait calmement. En arabe, elle lui demanda avec un sourire ironique :

— Tu traites toujours les femmes de cette façon, Mounir ? Tu es donc impuissant, recroquevillé dans ton pantalon comme un vieil escargot…

Une lueur de meurtre passa dans les yeux de l’Irakien. Il avait beau ne pas compter ses succès féminins, qu’on mette en doute sa virilité le rendait fou. Il se demanda ce qu’il pourrait faire à l’Israélienne. La frapper ne ferait que renforcer ses sarcasmes. Il n’y avait qu’un seul moyen. Qui passerait agréablement le temps qu’il s’était fixé avant de recommencer à torturer Rhonda.

Il écrasa sa cigarette et s’approcha de Zamir. Pour la prendre commodément, il fallait la mettre sur le ventre. Sinon, il serait obligé de défaire les liens de ses jambes. Trop dangereux. L’Israélienne était sur le côté. Il se pencha pour la prendre par l’épaule, mais ne termina jamais son geste. Les bras de Zamir jaillirent de derrière son dos, ses ongles s’enfoncèrent dans la gorge de Mounir.

Depuis un long moment, elle s’était attaquée aux liens de ses poignets avec ses ongles d’acier. Il fallait que Mounir s’approche d’elle puisqu’elle avait les jambes entravées. Le défier était encore le plus sûr moyen…

Rachid Mounir poussa un grognement sauvage, saisit les poignets de l’Israélienne, tentant d’arracher les griffes de sa gorge. Mais Zamir tenait comme un bouledogue, se rapprochant millimètre par millimètre des carotides, pour les arracher d’un coup ; le sang dégoulinait sur ses doigts. Si elle n’avait pas été attachée, elle serait parvenue à ouvrir la gorge de l’Irakien. Ce dernier comprit qu’il n’avait qu’une chance. Se rejetant en arrière, de tout son poids, il laissa des lambeaux de chair sous les dix ongles, mais se libéra. Reculant jusqu’à la table.

Échevelé, le sang dégoulinant de sa gorge, les yeux fous, il ramassa le lourd fer à repasser et le jeta de toutes ses forces sur Zamir qui essayait de trancher les liens de ses chevilles. La pointe la frappa à la tempe et elle s’écroula sur le côté. Rachid Mounir porta la main à sa gorge, la ramena pleine de sang. Il avait l’impression d’avoir un collier de feu, ne savait pas s’il était blessé gravement.

La porte s’ouvrit brusquement sur Bill. Le Seychellois se précipita sur Rachid Mounir.

— My God ! fit-il, c’est un vrai fauve.

L’Irakien tremblait nerveusement. Il s’assit tandis que Bill examinait ses blessures.

— Ça va, fit-il, il faut que tu ailles à l’hôpital, mais ce n’est pas grave. Dis donc. Bon Dieu a aidé toi…

Dans son émotion, il reprenait le créole. Rachid Mounir, tamponnant ses plaies avec un mouchoir, dit d’une voix blanche :

— Rattache-la et va-t’en. Je te rejoins.

Bill s’exécuta sans un mot. Avec une corde qui traînait. Zamir n’avait pas repris connaissance. Il sortit sans oser regarder Mounir. Celui-ci respirait pesamment, le sang continuait à couler de son cou, imprégnait sa chemise. Il plongea la main dans la poche, en sortit un couteau qu’il ouvrit. Il voulait que Zamir soit réveillée. S’approchant, il se pencha et lui tordit un sein jusqu’à ce qu’elle gémisse.

Alors, il se rua sur elle, comme un fou, à cheval sur son torse, tailladant le visage. Lorsqu’il s’arrêta, hors de souffle, l’orbite gauche n’était plus qu’un trou sanglant et l’œil pendait sur la joue de Zamir. Rachid Mounir, d’un geste sec, arracha le nerf optique, qui se coupa dans un geyser de sang. Puis il jeta l’œil à l’autre bout de la case. Rhonda tremblait de tous ses membres, oubliant sa brûlure, hystérique de peur. L’Irakien jeta à Zamir, inconsciente depuis longtemps.

— Il te reste un œil. Je m’occuperai de toi, tout à l’heure.

Son sang continuait à couler et maintenant, il avait peur de se vider comme un poulet. Il traversa la case en titubant et sortit. Bill attendait près de la Land Rover, fumant une cigarette. Il avait entendu les hurlements de Zamir et en avait encore la chair de poule. Les yeux de Rachid Mounir lui firent peur.

— On va à l’hôpital ?

L’Irakien hocha la tête affirmativement sans répondre. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot tandis que la Land Rover descendait les lacets vers Victoria. Maintenant, l’Irakien avait du sang jusqu’au ventre. Reprenant son sang-froid, il se dit que Rhonda parlerait plus facilement après cela. Ensuite, il finirait avec Zamir. La brûlure sur son cou ravivait sa haine.


* * *

Willard Troy observait Malko, visiblement déchiré intérieurement. Il soupira.

— Vous me posez un cas de conscience extrêmement pénible…

— Il m’était difficile de vous laisser en dehors de ceci, remarqua Malko. De toute façon, même si Langley n’était pas d’accord, je suis décidé à prendre le risque. D’autant que je suis persuadé que ma solution est de loin la meilleure… Et elle sauve les deux otages.

Les traits de l’Américain se crispèrent.

— Mr Linge, dit-il, vous n’êtes pas à Mahé pour sauver des otages mais pour accomplir une mission précise. J’apprécie votre esprit chevaleresque. Cependant, votre solution est extrêmement risquée et rien ne prouve qu’elle s’avère praticable.

Malko se leva, décidé à clore la discussion.

— Vous croyez que c’est mieux de se promener avec un ponton de 50 mètres de long et toutes les barbouzes du coin à nos trousses ? demanda-t-il amèrement. De toute façon, je ferai comme je vous l’ai dit. Nous continuons officiellement l’opération « ponton ». Les otages récupérés, je m’occuperai du déchargement du « 747 » d’Air France.

Willard Troy le suivit jusqu’à sa voiture.

— Et si vos adversaires vont plus vite ?

Malko se retourna avant de monter dans la Mini :

— Ils ne vont pas amener un ponton à la nage, non ? Grâce à votre idée de le faire venir par avion, nous avons un peu d’avance.

Il mit en route et le bruit du moteur couvrit les dernières paroles du chef de station de la CIA. Cela valait mieux, elles n’étaient sûrement pas flatteuses pour Malko.


* * *

Il fallait « vendre » l’opération aux Israéliens. Sans cela, le Derviche était capable de n’importe quoi pour la faire échouer. Y compris une opération-suicide. Il était onze heures et demi. Il restait une demi-heure à Malko.

L’Israélien était seul au bar, dans un fauteuil, face au jardin. Impénétrable, comme d’habitude. Malko s’assit et ils échangèrent un bref regard. Le Derviche savait que Malko avait été voir le chef de station de la CIA. C’était le moment ou jamais d’être crédible.

— J’ai de bonnes nouvelles, annonça Malko.

Pas trop chaleureux quand même…

— Oui, fit le Derviche. Sans se compromettre.

— Washington est d’accord pour que nous collaborions.

Une lueur d’intérêt passa dans les yeux bleus de l’Israélien malgré son flegme.

— C’est-à-dire ?

— Nous récupérons la cargaison du Laconia ensemble et nous ne nous opposons pas à ce qu’elle entre en votre possession…

C’était la concession majeure. Canossa. Le Derviche fit grincer son fauteuil, demeura silencieux quelques instants comme s’il digérait la nouvelle puis demanda d’une voix égale :

— Qu’exigez-vous ?

— Nous livrons à Mounir la position du Laconia B contre les otages.

L’Israélien sursauta.

— Jamais, vous êtes fou. Jamais mon gouvernement n’acceptera cela.

— Écoutez, dit Malko, soyons réalistes. C’est moi qui détient cette information, pas vous. C’est vrai, je vous ai menti, maintenant je vous dis la vérité et vous associe. Nous ne prenons aucun risque en donnant la position du Laconia. Le ponton arrive demain. Les opérations de renflouage de la cargaison commenceront dans deux jours, le temps de le monter et de l’acheminer. Il ne suffit pas de savoir où se trouve le Laconia, il faut avoir les moyens techniques de récupérer la cargaison. Les Irakiens ne les ont pas. Cela m’étonnerait qu’ils disposent d’un « 747 » cargo comme celui d’Air France. Nous les battrons de vitesse. À vous de faire venir un navire d’Israël pour embarquer vos fûts.

— Ils vont tout faire pour nous empêcher de mener à bien cette opération, fit le Derviche. Fermé, buté.

— Vous êtes là pour les en empêcher, dit Malko. De toute façon, vous n’avez pas le choix.

L’Israélien le fixa de ses yeux bleus sans aucune expression.

— Si.

Malko savait à quoi il pensait. Le tuer. Il haussa les épaules.

— Cela ne servirait à rien. Ils ont Rhonda. Elle sait où se trouve le Laconia B. C’est elle qui m’y a mené. Ils la feront parler, vous le savez aussi bien que moi.

Le Derviche consulta sa montre et se leva.

Onze heures quarante-sept.

— Très bien, dit-il j’accepte. Mais vous répondez sur votre vie de cette opération.

Il monta l’escalier du bar. Malko savait qu’il allait rendre compte au Mossad, par radio. Il resta seul, attendant Brownie Cassan. Pensant à ce qui pouvait arriver à Rhonda. Il connaissait la férocité froide des services spéciaux. Heureusement, dans ce métier, on se retrouvait toujours. Les Irakiens n’avaient pas intérêt à se mettre mal inutilement avec la CIA. Si on traitait, les otages seraient saufs… Son sixième sens le fit se retourner. Brownie Cassan descendait l’escalier du bar. Pas très assuré. Il s’approcha de la table de Malko et s’assit. Ce dernier ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche.

— J’accepte les conditions, dit-il. Je suis prêt à mener vos amis au Laconia. Contre les otages, bien entendu.

L’Australien était tellement soufflé qu’il demeura plusieurs secondes silencieux. Puis il dit d’une voix mal assurée :

— Bien, bien… Je vais leur dire. Mais nous ne pouvons rien faire avant demain matin. Qu’il fasse jour.

— Si vous voulez, dit Malko froidement. Voilà ce que je veux. Nous nous retrouvons sur la plage demain matin. Là où on les a enlevées. Vous les amenez. Je pars avec vous sur le Koala jusqu’à l’emplacement du Laconia. Je serai sur la plage à six heures du matin. Au revoir.

Il se leva et sortit par le jardin, laissant l’Australien médusé. Surtout, ne pas entamer une discussion. Les autres étaient trop anxieux d’avoir cette information pour discuter les conditions de Malko. Mais la nuit allait être longue… Il regagna sa chambre et se jeta sur son lit. Pensant à Rhonda et à Zamir. Espérant qu’il avait choisi la bonne solution. Il ne le saurait que trop tard pour changer.


* * *

Rachid Mounir tâta la bande qui lui enserrait le cou, du menton aux épaules. En dépit de la piqûre calmante, il souffrait encore beaucoup des déchirures causées par les griffes d’acier de l’Israélienne.

Il repassait mentalement les termes de la proposition que venait de lui transmettre Brownie Cassan. Cherchant le piège. Il ne pouvait envisager une seconde qu’un agent de la réputation de Malko Linge donne une information de cette valeur en échange de deux femmes qui n’appartenaient même pas à la CIA… Il devait y avoir un piège. Pourtant, il ne pouvait dire non. Il faudrait se méfier et compter sur Bill pour la protection. Il leva les yeux sur le Seychellois qui attendait en silence.

— Vous irez les chercher à cinq heures et demi, dit-il. Ayez une bonne escorte. Dans un véhicule fermé. Attention aux surprises. J’irai sur le bateau avec Ali et Wahdi. Vous viendrez me chercher à mon retour. Allez vous reposer maintenant.

Il leur restait quatre heures de sommeil. Rachid Mounir s’étendit mais ne put s’endormir. Il pensait à l’œil de Zamir. C’était une erreur. Jamais il n’aurait pensé que les autres traiteraient.


* * *

Malko s’immobilisa à mi-chemin entre l’ambulance blanche stationnée dans la cocoteraie et le Koala à l’ancre, à une centaine de mètres du rivage. La portière avant de la Toyota jaune arrêtée à côté de l’ambulance s’ouvrit et Rachid Mounir sortit, escorté aussitôt des deux Arabes que Malko avait déjà aperçus sur la plage du Coral Sands et de Brownie Cassan. Les quatre hommes s’avancèrent sur lui, et s’immobilisèrent à quelques mètres. La plage était absolument déserte et le soleil ne chauffait pas encore. Malko se retourna vers le Fisherman’s Cove, aperçut le Derviche et Zvi dans le jardin.

— Elles sont là, dit Mounir en anglais.

— Faites-les sortir de l’ambulance, dit Malko.

Conciliabule entre Mounir et un des Arabes qui repartit en courant. Les portes de l’ambulance s’ouvrirent et des Noirs en sortirent deux civières sur lesquelles on distinguait des formes blanches. Ils les posèrent à terre et rentrèrent dans le véhicule.

— Très bien, dit Malko. Que l’ambulance s’en aille. Nous allons monter sur le bateau. Elles sont vivantes ?

Rachid Mounir ne cilla pas.

— Oui.

Il cria quelque chose en arabe, le moteur de l’ambulance gronda, elle s’éloigna en marche arrière, laissant les deux civières au milieu de la cocoteraie. L’Arabe revint en courant.

— On leur a fait une piqûre, dit Rachid Mounir d’une voix égale, 3 cc de Valium. Allons-y.

Malko mourait d’envie de s’approcher des deux femmes, mais il sentait l’Irakien extrêmement nerveux. Zvi et le Derviche s’en occuperaient.

Brownie Cassan entra le premier dans le youyou et les quatre autres s’y entassèrent tant bien que mal. L’Australien tira la ficelle du démarreur. Ils étaient partis. Pas un mot. Juste le teuf-teuf du petit moteur. Malko aperçut le Derviche et Zvi qui se dirigeaient vers les deux civières.

Il avait hâte d’être au soir.


* * *

Le soleil disparaissait derrière la pointe sud de Mahé. Malko n’en pouvait plus du silence tendu qui régnait à bord. Il n’avait pas échangé plus de dix mots avec l’Irakien, ni pendant la traversée, ni durant les recherches. Il leur fallut tourner deux heures avant de retrouver la bouée mouillée par Rhonda. Puis Brownie Cassan avait plongé pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un leurre…

Malko n’avait pas quitté le flying-deck pendant les dix heures du voyage. Surveillé en permanence par les deux gardes du corps de Mounir Rachid. L’Irakien n’avait même pas exprimé de joie en voyant la bouée. Ce qui avait étonné Malko. Comme si quelque chose le tracassait. Malko se demanda s’il avait éventé son plan, mais c’était impossible… Plus on s’approchait de Mahé, plus l’Irakien semblait nerveux. Au contraire de Brownie Cassan. Soudain, Rachid Mounir se tourna vers l’Australien.

— Stoppez, dit-il.

Comme Brownie Cassan le regardait surpris, l’Irakien abaissa lui-même les manettes des diesels. Le Koala courut sur son erre. Ils se trouvaient encore à 500 mètres du rivage.

— Mettez le dinghy à l’eau, ordonna l’Irakien. Je vous quitte ici. Nous nous retrouverons tout à l’heure.

Cassan se leva et descendit l’échelle. Aidé d’un des gardes du corps, il détacha le youyou attaché sur le pont avant, fixa le moteur et le mit à l’eau. Aussitôt, Mounir sauta dedans suivi des deux gardes du corps.

Le petit moteur toussa et l’esquif prit la direction du Coral Sands. Brownie regarda Malko, pas rassuré.

— On va au Fisherman’s ?

— Oui, dit Malko.

Décidément, Rachid Mounir était un homme prudent. Il regarda la plage s’approcher. Personne en vue. Des pêcheurs triaient des poissons près des rochers noirs.

Brownie Cassan coupa les moteurs et fila jeter l’ancre. Ils se trouvaient à moins de cinquante mètres du rivage, l’avant vers la plage. Malko observait machinalement l’Australien lutter avec la chaîne. Cassan prit la lourde ancre à bras-le-corps et la jeta dans l’eau.

Au même instant, il y eut comme un coup de tonnerre lointain. Assourdi par la distance. L’Australien fit un saut en arrière, comme frappé par un poing invisible et resta étendu sur le dos, sa tête dépassant du bastingage. Malko dégringolait déjà l’échelle. Il réprima une nausée en voyant Cassan de près. Toute la partie frontale gauche de sa tête n’était plus qu’un magma de sang et d’os, où on ne voyait même plus l’œil. La balle avait dû le frapper en pleine tempe lorsqu’il se redressait. Son visage était encore agité de quelques mouvements réflexes, mais son œil valide était vitreux.

Malko regarda la cocoteraie, mais n’aperçut rien. Les pêcheurs continuaient à trier leurs poissons. Il y eut soudain une vague plus forte, le Koala roula et Brownie Cassan glissa par-dessus le bastingage et disparut dans la mer avec un « ouf » sourd. Il ne restait qu’une grosse tache de sang, là où il était tombé.

Automatiquement, Malko fit un nœud au cordage d’ancre, ôta sa chemise et se laissa tomber dans l’eau. Entraîné par le courant, Brownie Cassan avait déjà disparu.

Malko nagea vers le rivage, l’estomac serré. Que s’était-il passé en son absence ?


* * *

— Je vous avais dit de ne pas traiter, fit amèrement le Derviche.

Malko ne répondit pas. La vision des deux femmes était insoutenable. Zamir surtout. Abrutie de calmants, l’Israélienne ne se plaignait pas. Les pansements cachaient son horrible blessure. Mais le Derviche l’avait longuement décrite à Malko, avec un luxe de détails volontaire. Même avec un œil artificiel, il n’était pas certain qu’elle surmonte les lésions psychiques. Quant à son visage…

Rhonda dormait aussi. Dans le lit voisin. Pour elle c’était plus simple. Nettoyée, la brûlure de son dos avait été recouverte d’une gaze et d’un onguent.

Zvi veillait à leur chevet. Sans sa pipe. Le Derviche avait ensuite entraîné Malko dans sa chambre. Celui-ci n’avait pas encore absorbé le choc.

— C’est atroce, dit-il, mais ils les auraient tuées.

— Peut-être, dit le Derviche, mais pour Zamir cela n’aurait pas été pire…

— Qu’allez-vous faire pour elle ?

— Elle part ce soir sur l’avion d’Air France, dit l’Israélien. Avec un infirmier. Elle sera demain matin à Paris. De là, elle repartira pour Tel-Aviv. Pour l’autre, il paraît qu’on peut la soigner ici. Sa blessure n’est pas trop grave. C’est surtout un traumatisme psychique…

Malko était atterré. Voilà pourquoi Rachid Mounir avait pris la précaution de descendre avant… Comme si le Derviche avait deviné sa pensée, il dit à voix basse :

— Cassan a payé et Mounir payera. Mais, avant, il faut récupérer cette cargaison.

— Le « 747 » d’Air France arrive demain matin, dit Malko. Il ne faut pas plus d’une demi-heure pour le décharger. Ensuite, nous monterons le ponton.

Le Derviche se leva.

— J’ai prévenu Tel-Aviv, dit-il. Un navire est parti hier soir de Eilat. Il arrivera ici dans quarante-huit heures environ. Je souhaite que tout se passe bien.

Il referma doucement la porte derrière lui. Le sens de ses paroles était plus clair que n’importe quelle menace.

Malko pénétra dans sa chambre. Une énorme enveloppe de kraft marron était posée sur la coiffeuse. Les plans du Laconia B arrivés par le « 747 » d’Air France.

Malko défit fiévreusement l’enveloppe. Il allait enfin savoir si son plan était réalisable. Ou s’il était le prochain candidat à la précision mortelle de Zvi le Taciturne.

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