Malko freina aussitôt et se gara sur le terre-plein en face du yacht-club. La jeune Australienne, la tête entre ses mains, pleurait à chaudes larmes, les épaules secouées par ses sanglots. Se sentant observée, elle parvint à se reprendre et dit d’une voix enrouée par les larmes :
— Oh, excusez-moi, je suis désolée… Il y a des moments où je n’en peux plus… Brownie est si dur. Si vous saviez ce qu’il m’a dit, avant de partir.
Malko posa la main sur son genou nu.
— J’ai vu comment il vous traitait. Que vous a-t-il dit ?
Elle baissa la tête.
— Oh, j’ai honte. Il m’a dit de… de vous demander de l’argent. Que cela paierait la réparation du pont.
Malko lui adressa un sourire encourageant.
— Eh bien, ainsi vous n’êtes pas pressée ! Restez dîner avec moi à l’hôtel. Cela vous changera les idées.
Rhonda jeta un coup d’œil sur son short effiloché.
— Mais je ne peux pas venir comme cela ! Ce n’est même pas la peine que je retourne me changer. Je n’ai plus une seule robe. Il ne m’achète rien.
— C’est un problème facile à régler, dit Malko, en souriant.
Il redémarra, et, un peu plus loin, tourna dans Victoria Street pour stopper devant Victoria House où se trouvait une importante galerie commerciale.
Il dût forcer Rhonda à sortir de la voiture. La timidité même. Déception, les élégants magasins de la galerie étaient fermés. La vie s’arrêtait à 5 h 30. Comme en Grande-Bretagne.
— Il y a un bazar hindou à côté du siège du SPUP, dit Malko, c’est encore ouvert.
Ils rebroussèrent chemin. À côté de l’Hindou, une demi-douzaine de militants du SPUP étaient en train de s’entasser dans un taxi, Kalachnikovs en bandoulière pour un exercice de nuit, anti « contre-révolutionnaire ».
L’Hindou accueillit Malko et Rhonda les bras ouverts. Il avait vraiment de tout. Malko força Rhonda à prendre deux robes, dont l’une noire, décolletée, des chaussures, des produits de maquillage. Puis ils reprirent la route de Beauvallon, Rhonda serrait son paquet comme si ça avait été de l’or. À peine arrivée dans le bungalow de Malko, elle se précipita dans la salle de bains et s’y enferma.
La porte s’ouvrit sur une Rhonda méconnaissable. Les seins en poire de la jeune femme semblaient prêts à jaillir du décolleté de la robe noire. Les hauts talons allongeaient encore ses jambes. Sa tignasse rousse, démêlée, lui faisait une auréole de feu.
— Vous êtes superbe, Rhonda, dit Malko avec sincérité. Vous devriez vraiment revenir à la civilisation.
Seules les mains de la jeune Australienne n’avaient pas été ravalées. Elle s’approcha de lui timidement. Il la prit par les épaules et l’entraîna en face de la glace de la coiffeuse :
— Alors ?
Elle eut un sourire confus et enfantin. Puis un regard émerveillé.
— Sans mes lunettes, je vois tout flou, avoua-t-elle.
— Ça ne fait rien, dit Malko. Je vous guiderai. Allons dîner.
Elle se rembrunit.
— Il ne faut pas que je rentre trop tard.
— N’ayez pas peur, la rassura Malko. Je vous donnerai de l’argent pour lui. Comme ça, il ne vous dira rien.
Le restaurant du Fisherman’s était presque vide, comme à l’accoutumé.
— C’est sinistre, dit Malko. Allons ailleurs. Vous connaissez quelque chose ?
Rhonda hésita.
— Il y a le Pénélope, à Beauvallon. Il paraît que la viande est bonne.
— Va pour le Pénélope.
Il l’entraîna jusqu’à la Cooper, roula doucement pour ne pas la décoiffer. Le Pénélope était, en bordure de la plage, une espèce de véranda décorée de cordages et de bambous. Une superbe Eurasienne les accueillit et leur apporta d’office des Martini Bianco, offerts par la maison.
Rhonda poussa une exclamation de joie, en prenant le menu.
— Enfin, je vais manger de la viande… Brownie ne veut pas que je mange autre chose que du poisson. Pour faire des économies. Je n’en peux plus… Je n’aurais jamais dû quitter l’Australie. Mais il m’a raconté que j’allais avoir une vie de rêve. Je m’ennuyais. Il n’y avait pas d’avenir. J’ai toujours aimé la mer. Maintenant, je ne sais plus où aller. Je n’ai pas d’argent, je n’ai même plus de vêtements…
Rhonda semblait ignorer que l’esclavage avait été aboli une centaine d’années plus tôt… Malko lui versa un peu d’un soi-disant bordeaux, né de l’union incestueuse d’un vin algérien et d’eau seychelloise.
— Oubliez vos problèmes pour ce soir, dit-il.
Il n’avait pas refermé la bouche que la porte s’ouvrit sur trois personnes.
Rachid Mounir, le torse moulé dans une élégante chemise rose bonbon, escorté d’une très jolie jeune femme brune, de type arabe, avec une bouche énorme et un nez retroussé visiblement refait. L’autre personne qui l’accompagnait était Bill, le responsable du SPUP de Beauvallon.
Le petit Seychellois fixa longuement Malko et Rhonda avant de s’asseoir. Son regard glaça Malko, tant il était plein de méchanceté. Puis il leur tourna le dos. Rhonda se pencha vers Malko et dit à voix basse.
— Vous le connaissez ? C’est lui qui a charté le bateau. Il est très puissant ici. Je crois qu’il vient avec l’Arabe. Ils sont venus sur le Koala ensemble.
Malko s’efforça de sourire. Inutile de l’affoler.
— Ce soir, je ne m’occupe pas d’affaires, affirma-t-il.
L’attitude de Bill prouvait en tout cas une chose. Il n’agissait pas sur les ordres officiels du gouvernement seychellois. Sinon, il aurait appréhendé Malko immédiatement pour l’« accident » de la Land Rover. C’était une petite activité parallèle. Il se retourna et fixa de nouveau Rhonda, comme s’il se demandait ce qu’elle faisait avec Malko. Ce dernier se maudissait de ne pas être resté au Fisherman’s Cove.
Rhonda avait vite balayé la présence de Bill. À son troisième verre de faux bordeaux, elle posa un regard ravi sur le décor plutôt succinct et soupira :
— Il y a si longtemps que je n’ai pas été dans un restaurant !
L’arrivée de la viande ne ternit pas son enthousiasme. Du vieux buffle kenyan qui semblait être venu à la nage, tant il était résistant. Déguisé en filet mignon.
Si Pénélope méritait une remarque dans un guide, c’était plutôt deux tibias croisés que deux fourchettes.
Stoïque, Malko engagea le combat avec son buffle. Plusieurs gouttes de vin étaient tombées sur la table. Il s’assura qu’elles ne dissolvaient pas la peinture avant de tremper les lèvres dans son verre.
— Vous êtes si gentil, balbutia Rhonda d’une voix pâteuse… Si gentil !
Sa main s’était posée sur celle de Malko. Elle la prit d’un geste spontané et la porta à ses lèvres. Il profita de son enthousiasme pour poser une question.
— Pourquoi Brownie a-t-il peur de ce Bill ? demanda-t-il.
— Avant, il donnait de l’argent pour avoir un permis de travail, expliqua-t-elle. Depuis le nouveau gouvernement, Bill le force à renseigner la police. Brownie a peur, parce qu’ils pourraient lui saisir son bateau.
— Mais qu’est-ce qu’ils veulent savoir ? demanda Malko innocemment.
Rhonda réprima un petit hoquet avant de répondre :
— Oh, pas grand-chose. Ils ont peur d’un contrecoup d’État. Ils veulent savoir s’il n’y a pas de bateaux qui amènent des armes, s’il ne connaît pas des gens mécontents du gouvernement. Ils lui louent son bateau pour très peu d’argent aussi. Comme pour demain. Il ne voulait pas, mais ce petit « banania » est venu lui dire que s’il refusait, il perdait sa licence de charter.
— Je vois, dit Malko.
Toujours les mêmes bons vieux procédés… Cassan allait mener les Irakiens au banc de corail. Ensuite ceux-ci n’auraient plus qu’à remonter la cargaison au nez et à la barbe de la CIA. Beau travail. Plus que jamais, il fallait essayer de donner le change.
La crème caramel, vraisemblablement fabriquée à base de pâte à modeler, n’arrivait pas à faire passer le buffle. Il réclama l’addition, paya et se leva, entraînant ostensiblement Rhonda par la taille.
— Allons danser, dit-il à haute voix, en passant près de la table de Rachid Mounir. Vous connaissez un endroit ?
— Il y a le Bubble Club, avança Rhonda, de l’autre côté de l’île. Après Victoria. Mais je ne sais pas si cela vous plaira. Ce n’est pas très bien fréquenté…
Malko embrassa la jeune femme dans le cou, sous l’œil bovin de trois Seychellois gardant le parking.
— Avec vous, tout me plaira.
L’Australienne représentait sa meilleure chance. Sa seule chance même. Elle gloussa de joie et se laissa tomber dans la Cooper.
— La tête me tourne ! dit-elle. J’ai trop bu.
— Mais non, dit Malko, tout va très bien.
Dès qu’il eut fait demi-tour, il posa une main sur le genou de Rhonda et l’y laissa. Le vent tiède lui fouettait délicieusement le visage. À cette heure-là, les routes de Mahé étaient pratiquement désertes.
Entre la musique pop assourdissante distillée par un orchestre local et les projections lumineuses sur le mur de la piste de danse, on arrivait très vite au bord de l’hystérie. Le Bubble Club n’était ni meilleur ni pire que les autres discothèques du monde. Trois serveuses outrageusement décolletées officiaient dans un bar légèrement en contrebas, décoré des rubans de différents navires de guerre, vestiges de bagarres locales.
Malko et Rhonda s’étaient installés dans un des petits boxes séparés par des cloisons d’énormes bambous, avec vue sur la brochette de putes locales installées à côté du bar au cas où un navire relâcherait inopinément. C’était la période creuse. La serveuse callipyge au visage d’enfant avait jeté un regard noir à Rhonda. Concurrence déloyale. Appuyée contre Malko, l’Australienne commençait à ressentir les effets du mélange de faux bordeaux et de vrai Martini-Bianco.
— Dansons ! demanda-t-elle brusquement.
L’orchestre s’était évanoui, laissant la place à des disques langoureux. Quelques couples blancs évoluaient avec une grâce pachydermique. Rhonda se serra de tout son corps contre Malko, leva vers lui des yeux noyés de plaisir et murmura :
— Je suis si bien. Il y avait si longtemps que je n’avais pas été comme ça. Mais il faut que je rentre, il doit être très tard.
Le Bubble Club se trouvait en bord de mer, au nord de Victoria. Hôtel-cabaret avec une étrange piscine en surélévation dans le jardin, donnant directement sur la rade. Si loin du centre que Malko avait craint s’être perdu. Il se pencha à l’oreille de Rhonda.
— Je vous donnerai de l’argent pour que Cassan croie que…
— Non, je ne veux pas ! Tant pis s’il me bat. J’en ai assez.
Elle se détacha violemment de lui, les prunelles assombries par la colère.
— Il y a peut-être une autre solution que de vous faire battre, avança Malko.
Ce n’était pas le moment qu’elle rompe avec l’Australien… Elle renicha sa tête contre l’épaule de Malko.
— Tant pis, je suis bien.
— Je vais quand même vous raccompagner, proposa ce dernier avec diplomatie. Sinon, nous ne pourrions pas nous revoir.
Les putes caressèrent au passage Malko d’un regard plein de regret. Des dollars qui s’en allaient. Le parking était désert. Enlacés, Malko et Rhonda regagnèrent la Cooper, garée au bord de l’eau. Une petite plage courait le long du ciment.
— J’ai envie de me promener, dit Rhonda.
Elle entraîna Malko. Dès qu’elle fut sur le sable, elle se baissa et ôta ses chaussures.
— Je ne veux pas les abîmer, dit-elle d’une voix de petite fille.
Ils firent quelques pas, arrivèrent à un muret de ciment qui bloquait le passage, firent demi-tour et revinrent à la Cooper. Rhonda s’accota au capot et leva son visage vers les étoiles. Visiblement, elle n’avait pas envie de regagner le Koala. Malko l’observait, attendri. Elle paraissait si sincèrement heureuse. Sans un mot, elle avança la bouche vers lui et l’embrassa. Avec furie, comme si elle s’était contenue pendant longtemps. Leurs dents s’entrechoquèrent, le corps de Rhonda s’écrasa contre celui de Malko, ses doigts lui broyaient la nuque. Il ne fut pas en reste. L’épisode avec la Finlandaise lui avait laissé un goût amer. Enfin, il se retrouvait avec une femme consentante. Lorsque ses mains effleurèrent la poitrine de Rhonda, à travers la fine toile de la robe, l’Australienne se cabra comme un cheval. Ils restèrent enlacés, de plus en plus excités, oubliant complètement où ils se trouvaient. Rhonda embrassait Malko comme si sa vie en avait dépendu, à demi-renversée sur le capot de la Cooper. Il aurait peut-être repris son sang-froid si ses doigts n’avaient pas découvert la chair nue sous la robe neuve. Rhonda avait laissé son slip dans sa salle de bains.
Sans un mot, il la renversa en arrière, la clouant sur le capot de la petite voiture. D’elle-même, elle ouvrit les jambes, offerte, un pied bloqué contre un phare.
Il repoussa le tissu de la robe, découvrant ses jambes, le buisson sombre de son ventre. L’effleura. De la lave brûlante. L’Australienne attendait, allongée sur le capot, sans sentir l’arête d’acier qui lui sciait les reins. Un groupe sortit du Bubble et les aperçut. Aussitôt, une des filles cria quelque chose en créole et les autres éclatèrent de rire. Rhonda se redressa, échevelée, rabattit la robe sur ses genoux. Elle s’assit sur le capot et appuya sa tête sur l’épaule de Malko.
— Pardon, dit-elle. Mais j’ai honte. Je n’ai pas envie de rentrer, ajouta-t-elle. Je voudrais rester avec toi. Dormir dans tes bras. J’ai tellement besoin d’affection, tu sais.
Elle lui tendait une perche grosse comme le mât du Titanic.
Malko passa un bras autour de ses épaules. Le ventre encore brûlant de désir, au bord de l’orgasme, maudissant les noctambules qui s’éloignaient. Il fallait replonger dans le travail.
— Rhonda, dit-il, j’ai peut-être une proposition à te faire. Qui pourrait te rapporter beaucoup d’argent et te permettre de quitter Cassan.
La jeune femme sursauta, se méprenant sur la proposition.
— Mais je ne veux pas. Ce n’est pas parce que… Je ne suis pas à vendre.
— Mais non, dit Malko, il ne s’agit pas de te prostituer ! Tu sais que je travaille pour une compagnie d’assurances. Je recherche l’épave du Laconia B. Si je la trouve j’aurai droit à une très grosse prime ! Ce cargo s’est échoué sur un sec, au nord de Denis. La position de ce sec se trouve sur la carte que Cassan m’a montrée l’autre jour. Depuis, il a changé d’avis, il ne veut plus m’y mener. Parce que d’autres personnes cherchent aussi le Laconia B. Des amis de Bill. Pour d’autres raisons. Alors, si tu pouvais recopier ou m’apporter cette carte, cela pourrait te faire gagner beaucoup d’argent…
Rhonda l’écoutait, les sourcils froncés.
— Je ne comprends pas bien, dit-elle. Pourquoi Bill veut-il retrouver cette épave ? Qu’est-ce que cela peut lui faire ?
— Parce qu’il croit qu’il y a des objets de valeur à bord.
— Ah !
L’Australienne le regardait d’un drôle d’air. Comme si elle ne le croyait pas complètement.
— Je pourrais avoir 3 ou 4 000 livres ? demanda-t-elle timidement.
Malko sourit et l’embrassa à la commissure des lèvres.
— Beaucoup plus. Je te garantis 50 000 livres, si je retrouve le Laconia B, grâce à toi.
— 50 000 livres[14] !
Rhonda resta plusieurs secondes à méditer ce chiffre, énorme à ses yeux. Malko pouvait presque voir les rouages de son cerveau en marche. Elle s’ébroua tout à coup et demanda d’une voix plus ferme.
— Tu me protégeras ? Tu resteras avec moi, tant que je serai à Mahé ?
— Bien sûr, dit Malko. Mais j’aurai besoin d’un bateau.
— J’en connais un, dit Rhonda. Le trimaran des Kenyans. Il est vieux et moche, mais il flotte. Ils ne demanderont pas mieux. Ils ont besoin d’argent.
— Va pour le trimaran, dit Malko. Qu’as-tu l’intention de faire ?
Rhonda le regarda bien en face, et annonça d’une voix calme :
— Je vais retourner sur le Koala maintenant. Je suis sûre que Brownie est saoul. Il a dû boire de la bière au yacht-club toute la soirée. Je vais prendre cette carte, je sais où il l’a mise. Je te la ramène et je reste avec toi.
C’était si beau que Malko aurait pu hurler de joie. Privés de la carte, les Irakiens perdraient du temps, même avec l’aide de l’Australien.
— Terrifie ! dit-il. Tu es sûre que tout se passera bien ?
— Certaine, affirma-t-elle. Je connais Brownie. Même s’il est réveillé, je lui donnerai l’argent et il se rendormira.
Malko était déjà en train de démarrer. Ils parcoururent la route côtière en silence, puis il stoppa en face du yacht-club éteint. Tirant des livres de sa poche, il en compta 50 de plus que ce qu’il devait à l’Australien.
— Tiens, fit-il.
Elle prit les billets, les gardant serrés dans sa main.
— Comment vas-tu revenir ? demanda Malko. Si tu mets le moteur du youyou, il va t’entendre.
— Je reviendrai à la rame, dit Rhonda. Et je vais y aller de la même façon. Attends-moi là.
Elle se pencha sur lui et l’embrassa à faire tomber ses incisives. Il la regarda courir jusqu’au ponton et sauter dans le youyou. Puis, il devina plus qu’il ne vit le petit esquif s’éloigner dans l’obscurité sur l’eau sale du port. Le Koala se trouvait à cinq cents mètres environ.
Resté seul, il se détendit. Avec quand même une petite gêne. La candeur de Rhonda le gênait. Il faisait vraiment un sale métier. Une boule d’angoisse pesant sur son estomac, il commença à compter les minutes, surveillant le cadran lumineux de sa Seiko-Quartz. Rhonda allait-elle réussir ?