Chapitre XVI

En dix battements, Malko fut au-dessus du cargo coulé. C’était une chance inouïe qu’il ait aperçu un de ses mâts. En effet, le Laconia B se trouvait sur la dernière marche du récif de corail, plus profonde d’une vingtaine de mètres. Seuls ses mâts de charge dépassaient au niveau où Malko se trouvait. Il s’avança au-dessus du pont. À part quelques panneaux d’écoutille arrachés, un camion arrimé sur le pont et qui avait basculé sur le côté, on aurait dit que le cargo était prêt à continuer sa route.

Sous l’eau, ses 143 mètres étaient encore plus impressionnants.

Malko nagea jusqu’au château arrière et descendit pour vérifier le tableau. Ses oreilles commençaient à bourdonner. Mauvais signe. Enfin, il vit les lettres peintes en blanc sur la coque noire : Laconia B Monrovia. Le profondimètre indiquait 43 mètres. C’était la limite.

Doucement, il commença sa remontée. Il s’accrocha à l’extrémité d’un des mâts de charge pour bien situer le Laconia. Le cargo avait tourné sur lui-même en coulant et se trouvait orienté est-ouest, la proue à l’ouest. Sa paroi gauche était presque collée à la marche de corail, ce qui interdisait de voir les dégâts. Il s’était posé sur le fond légèrement incliné. Malko calcula que l’angle du pont devait faire entre 15° et 20°. La partie la plus haute se trouvant du côté de la falaise.

Il fit un rapide calcul ; il lui restait encore dix minutes « utiles ». Le temps de se livrer à une petite exploration.

Lâchant son mât de charge, il descendit jusqu’au pont, le traversa et glissa le long de la coque. Jusqu’à ce qu’il trouve le corail qui s’était écrasé sous le poids des 15 000 tonnes et formait maintenant une gangue grisâtre autour de la coque. Il promena sa lampe autour de lui, dérangeant un lion fish qui s’enfuit heureusement. Il lui semblait que le corail s’arrêtait à quelques mètres du Laconia B. Comme si ce dernier avait été posé en équilibre sur la dernière marche d’un escalier. Malko nagea perpendiculairement au cargo, frôlant le corail. Il n’alla pas loin. Moins de dix mètres plus loin, le récif s’interrompait, coupé comme à la hache et plongeait presque à la verticale. La lampe éclaira une masse verdâtre et glauque.

Impossible de savoir à quelle profondeur, mais il y avait au moins cent mètres.

Malko revint en arrière. La coque semblait en parfait état de ce côté. C’était donc l’autre qui avait été déchiré. Quelques mètres de plus et le Laconia B n’aurait laissé aucune trace de son naufrage… Il aurait voulu pénétrer à l’intérieur du cargo, mais l’air allait lui manquer.

Fou de joie, il commença sa lente remontée vers la surface.

Lorsqu’il émergea, il lui restait à peine une minute d’air, en plus des cinq minutes de la réserve. Cette fois, il se trouvait à moins de 300 mètres du Koala. Il nagea sans se presser, guetté par Rhonda qui l’avait aperçu immédiatement.

— Je l’ai trouvé, cria-t-il avant même d’être à bord, il est juste au-dessous !

— Fantastique ! cria Rhonda.

Il remonta et l’étreignit. Sans elle il serait encore en train de chercher le Laconia B avec un pendule.

— Il faut baliser l’endroit, dit Malko.

Rhonda était déjà en train de fouiller dans le carré. Elle ressortit avec une balise semblable à la première. Malko l’aida et ils mouillèrent le corps mort, presque au-dessus de l’épave. La première excitation tombée, Malko se dit que les vrais difficultés commençaient.

Le Laconia B à portée de la main posait infiniment plus de problèmes qu’au fond de l’océan Indien. Il allait être obligé de jouer serré. Le vrai travail était la récupération de la cargaison d’oxyde d’uranium avant qu’elle ne tombe entre les mains des Israéliens, ou, pire, des Irakiens. Il regarda la bouée qui flottait sur la houle. Dieu merci, il n’y avait pas un navire en vue. Denis Island s’estompait au sud dans un halo de chaleur.

— Nous mettons le cap sur Mahé, dit-il.

Rhonda reprit sa place sur le flying deck et bientôt, les deux Cummings ronronnèrent. Une fumée bleue s’échappa de l’arrière. À 1 500 tours-minute, le Koala mit le cap au sud, laissant une traînée d’écume blanche derrière lui. Malko vint s’installer sur la banquette à côté de Rhonda.

Ce n’était pas avec le Koala qu’il arracherait 200 tonnes d’oxyde d’uranium au Laconia B. La CIA avait intérêt à lui fournir des moyens puissants. Il se demanda l’accueil qu’il aurait à Mahé. Entre les Irakiens et les Israéliens, cela risquait d’être mouvementé. Sans compter Brownie Cassan qui devait avoir envie de récupérer son bateau…

Tandis que le soleil descendait, il se mit à réfléchir aux solutions possibles. Un nuage passa et il eut presque froid.


* * *

— Regarde, dit Malko, il y a un bateau qui vient sur nous.

Le Koala se dirigeait sur Beauvallon. La nuit tombait. Rhonda prit les jumelles et les braqua dans la direction indiquée par Malko, les rabaissa, une expression inquiète sur ses traits anguleux.

— C’est la vedette de la police.

— « Ça commence », se dit Malko.

— Tu peux les semer ? demanda-t-il.

La jeune femme eut un rire nerveux.

— Bien sûr, si elle fait 10 nœuds, c’est le bout du monde.

— Alors, filons sur Victoria, dit Malko. On verra après.

Rhonda tourna la barre et le Koala prit la direction de la pointe nord de l’île. La vedette les suivit quelque temps, puis Malko la vit faire demi-tour. Malheureusement, il y avait beaucoup de chance pour qu’elle ait une radio.

— Où peut-on faire le plein ? demanda-t-il.

— Au vieux port, mais il faut demander le camion par radio. Avec le Drakkar.

— Je prends la barre, dit Malko. Vas-y.

Le prochain point de ravitaillement se trouvait à 800 miles marins. Aux Comores ou à Madagascar… Rhonda disparut dans le carré et remonta dix minutes plus tard.

— Nous avons de la chance, dit-elle. Le camion est là et il a du fuel. Quelquefois, il n’y en a même pas pour les avions qui font Mahé-Bird Island.

Si les choses tournaient mal, ils risquaient d’avoir besoin de leurs réservoirs supplémentaires.

— Que veux-tu faire après le ravitaillement ?

— Cela dépend de beaucoup de choses, dit Malko. Si Brownie ne se manifeste pas tout de suite, le mieux serait d’aller te mouiller à Beauvallon.

— Impossible, dit Rhonda, c’est interdit la nuit.

Ils étaient en train de pénétrer à petite vitesse dans le port de Victoria. La dernière heure avait été très longue, avec le crépuscule qui était tombé brutalement, comme toujours sous les tropiques. Le vent avait stoppé et il faisait délicieusement bon. Malko regarda s’approcher les bâtiments du port. Heureux de retrouver la terre ferme après quatre jours de mer.

— Dans ce cas, dit-il, va te mouiller dans la crique où se trouvaient les Israéliens.

Tout était dangereux. Il ne pouvait quand même pas emporter le Koala dans son bungalow du Fisherman’s.

— Non, dit Rhonda. Je resterai à Beauvallon. Si la vedette de la police vient, je dirai que le moteur a chauffé, que je suis en panne.

La première préoccupation de Malko était de trouver un téléphone. Prévenir Willard Troy. Avant que les autorités seychelloises ne se manifestent.

Rhonda coupa les moteurs et le Koala continua sur son erre, venant doucement accoster le quai, juste en face de la caserne de pompiers. Le gros camion rouge du fuel attendait. Plusieurs Noirs aidèrent à l’amarrage, on brancha le tuyau de ravitaillement et Malko put enfin sauter à terre.

Pas le moindre téléphone en vue ! Il n’y avait que des entrepôts et les pompiers. L’appareil le plus proche se trouvait au yacht-club. Un kilomètre à pied. Pas de taxi en vue non plus. Pendant que Malko était en train de réfléchir, une Mini Austin bleue avec un phare sur le toit franchit la grille du port et vint s’arrêter à côté du Koala. Il en sortit deux policiers en uniforme qui se dirigèrent droit sur Malko.

— Mr Linge ?

— C’est moi, dit Malko.

— Nous aimerions que vous veniez avec nous à la Police Station dit un des policiers avec une politesse exquise. Un inspecteur du CID aurait des questions à vous poser.

— À quel sujet ?

Le Seychellois secoua la tête.

— Je l’ignore, Sir. Je suis seulement chargé de vous transporter jusqu’à la police station…

Merveilleuse politesse britannique, comme les uniformes. Ils devaient s’excuser avant de vous arracher les ongles. Bien sûr, ils n’étaient pas armés. Mais que faire ? Fuir. C’était se mettre dans son tort. Discuter n’aurait servi à rien non plus. Malko se demanda quel piège « l’opposition » avait mis au point.

— Je viens, dit-il. Laissez-moi prendre mon passeport dans le bateau.

— Certainement, Sir.

Les policiers remontèrent dans l’Austin et Malko franchit la passerelle du Koala. Rhonda l’observait avec inquiétude.

— Que veulent-ils ?

— Je n’en sais rien, dit Malko. Va à Beauvallon. Ancre-toi en face du Fisherman’s Cove. Si je ne suis pas revenu dans deux heures, prends un taxi et va chez Mr Willard Troy. Il habite route de la Misère, près de la station américaine. Tu lui racontes ce qui est arrivé. Il t’aidera. À tout à l’heure.

Il sauta à terre et prit place dans l’Austin bleue qui démarra aussitôt.

Direction Victoria.


* * *

Malko attendait depuis dix minutes dans un petit bureau vide lorsqu’un Seychellois moustachu et souriant fit son entrée, la main tendue, son passeport dans l’autre. La Police Station de Victoria était un complexe de bâtiments gris aux fenêtres encadrées de bleu pastel, situé au début de la route de Beauvallon. Quelques véhicules de police stationnaient dans la cour et à cette heure, il n’y avait plus qu’une permanence réduite. À part les barreaux de la fenêtre Malko aurait pu se croire dans n’importe quelle administration.

— Mr Linge, dit le policier, je suis désolé d’avoir été obligé de vous convoquer. Tenez, voici votre passeport.

Malko empocha son passeport. De plus en plus surpris.

— Pourquoi m’avez-vous interpellé ?

Le policier semblait sincèrement embarrassé.

— Eh bien, Mr Linge, c’est une histoire pas très claire… Nous avons été avertis que le Koala avait été volé par un individu répondant à votre signalement. Bien entendu, j’ai donné l’ordre que l’on intercepte le bateau s’il relâchait dans un port seychellois. Ce qui a été fait… Mais entre temps, le propriétaire du bateau, Mr Cassan, s’est présenté à la Police Station de Port Launay pour déclarer qu’il s’agissait d’un malentendu.

Malko écoutait avec un sourire figé. Bizarre, bizarre.

— Tout est donc réglé, dit-il.

— Heuh, pas tout à fait, avoua le Seychellois. Comme la plainte a été enregistrée à Port Launay, mon collègue de là-bas aimerait que vous vous présentiez à sa Police Station, afin d’enregistrer votre déclaration et de clore cette affaire. Je vais mettre une voiture à votre disposition. C’est l’affaire d’une heure environ. Ensuite, on vous déposera à votre hôtel, si vous le souhaitez.

Malko sonda le visage impassible du policier. Son histoire ne tenait pas debout. Mais c’était présenté avec tant de politesse qu’il lui était difficile de faire un esclandre. Devant son silence le Seychellois se hâta de conclure :

— Je vous remercie de votre compréhension, Mr Linge. Il se trouve que Mr Cassan n’a pas très bonne réputation. Il lui arrive de boire plus que de raison. Cela doit venir de là.

— C’est possible, en effet, dit Malko. J’avais charté son bateau en bonne et due forme.

— Je n’en doute pas. Par ici, je vous prie.

L’Austin bleue attendait dans la cour, un policier en uniforme au volant. Le civil serra la main de Malko.

— Bon séjour aux Seychelles, Mr Linge.

Un peu plus, il avait droit à un ballet folklorique. L’Austin sortit de la cour et fila vers le marché. Pour aller à Port-Launay, de l’autre côté de l’île, il fallait traverser la montagne par la route de Sans-Souci. Revenir ensuite, car il n’y avait pas de route entre Port-Launay et Beauvallon… Charmant.


* * *

La Mini bleue grimpait lentement entre deux murs verts. La route de Sans-Souci serpentait au milieu d’une forêt dense. Pas une case. La végétation avait changé à cause de l’altitude et il faisait presque frais. Une grande bâtisse blanche éclairée par des projecteurs apparut sur la gauche.

— Case Président René, annonça fièrement le conducteur. Que Bon Dieu a aidé lui…

Touchante dévotion. Deux phares surgirent derrière eux, se rapprochant. Malko se retourna, aperçut une voiture noire. Celle-ci donna un bref appel de phares. Aussitôt, le policier qui conduisait l’Austin bleue ralentit et se rangea sur le bas-côté de la route !

Absolument impassible.

La voiture noire les doubla et s’arrêta en travers de la route, dans un grand crissement de freins. Une grosse Toyota 2000.

— Qu’est-ce que vous faites ? sursauta Malko.

Le chauffeur ne bougea pas, ne répondit pas. C’était le guet-apens parfait. La police n’avait pas voulu se compromettre dans un kidnapping, mais ce n’était pas de leur faute si une de leurs voitures était attaquée par des inconnus…

D’un coup d’épaule, Malko essaya de pousser le conducteur hors de son siège, pour prendre le volant, mais l’autre résistait passivement. Les portières de la Toyota s’ouvrirent sur deux hommes.

Rachid Mounir, l’Irakien avait les mains vides, mais Bill, le petit Seychellois, brandissait un pistolet automatique au long canon. Sans se presser, ils s’avancèrent dans la lumière des phares.

Au moment où Malko allait sauter à terre pour tenter de s’enfuir dans la forêt, il y eut un grincement de freins derrière lui. Une autre voiture venait de stopper, derrière eux. Une Mini-Moke rouge. Deux silhouettes en émergèrent et apparurent dans la lumière des phares. Le Derviche et Zvi, le petit Israélien chauve, avec sa grosse Marlin 444 dont le canon était braqué sur les occupants de la Toyota. Ceux-ci s’étaient figés.

Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Puis le levier de la Marlin claqua avec un bruit clair. Bill, le Seychellois, n’avait pas bougé, le pistolet toujours braqué sur l’Austin. Les beaux traits réguliers de Rachid Mounir s’étaient statufiés. Zvi s’approcha du Seychellois et lui posa son arme sur le ventre. À cette distance, on risquait de retrouver des intestins accrochés à tous les cocotiers du coin.

— Get away[20].

Lentement, l’Irakien recula vers la Toyota suivi de Bill. Le Derviche se tourna vers l’Austin.

— Dépêchez-vous, montez avec nous.

Malko sauta aussitôt de l’Austin et se glissa à l’arrière de la Mini-Moke. Aussitôt, les deux Israéliens reculèrent lentement vers lui et le rejoignirent. Le Derviche prit le volant, passa la marche arrière, tandis que Zvi gardait son arme braquée sur les deux hommes immobilisés au milieu de la route. Juste avant de franchir le virage, Zvi appuya sur la détente de son arme. L’explosion ébranla la Mini-Moke et le pare-brise de la Toyota vola en éclats. Puis le Derviche tourna en marche arrière dans un chemin creux, redescendant sur Victoria. L’Israélien posa son regard froid sur Malko.

— Nous sommes arrivés à temps…

Un ange passa. La reconnaissance n’était pas une vertu cardinale barbouze…

Malko réalisa soudain qu’ils allaient bien vite pour une Mini ordinaire…

— Mais c’est ma voiture, s’exclama-t-il.

Le Derviche daigna sourire.

— Eh oui… Mais nous allons vous la rendre.

Il conduisait à tombeau ouvert dans les lacets. Zvi, paisiblement, démonta la lunette de son arme, toujours sans dire un mot.

— Comment…, commença Malko.

— Nous étions au courant, coupa l’Israélien. Ils veulent savoir ce que vos quatre jours de recherche ont donné. La police de Victoria n’a rien à refuser à Bill. Cassan travaille avec eux, maintenant. Nous vous avons suivi depuis la Police Station de Victoria.

— Où m’emmenez-vous ? demanda Malko.

— Nous avons laissé notre voiture au croisement de la route de Victoria, répondit le Derviche. Je suppose que vous allez rendre compte de vos recherches à Mr Troy ?

Il avait ralenti pour traverser un hameau. L’Exil, lut Malko sur un panneau délavé. Il faisait nettement plus chaud. Des Noirs marchaient le long de la route avec des lampes électriques.

— C’est exact, dit-il.

Ils roulèrent en silence jusqu’au croisement avec la route côtière, encombrée de véhicules comme toujours. Le Derviche stoppa derrière une Toyota jaune, et se tourna vers Malko.

— Vous feriez bien d’être très prudent, Mr Linge. Ils recommenceront.

— Je serai prudent, assura Malko.

Silence. Un ange passa, avec une armure, ce qui alourdissait considérablement son vol.

— À propos, Mr Linge, demanda l’Israélien, quel est le résultat de vos recherches ? Avez-vous retrouvé le Laconia B ?

— Non.

Le Derviche hocha la tête lentement.

— D’autres pourraient vous poser la question avec plus… de persistance. Attention.

Une idée trottait dans la tête de Malko.

— Que fait Cassan ? demanda-t-il. Il n’a pas repris les recherches. Même s’il a brûlé cette carte, il peut sûrement la reconstituer de mémoire.

— C’est en effet probable, dit le Derviche, mais, bizarrement, ils ne sont pas repartis en mer. Brownie Cassan s’est installé au Coral Sands, avec ses nouveaux amis. J’ai l’impression qu’ils attendent que vous retrouviez le Laconia B pour eux. Grâce à cette charmante jeune femme.

Il y avait une certaine ironie triste dans le regard du Derviche. Malko fut certain à cette seconde que l’Israélien n’était pas dupe. Celui-ci sauta de la voiture et lui tendit la main, tandis que Zvi descendait de son côté.

— Mr Linge, dit le Derviche, je ne suis pas sûr que vous disiez la vérité. Il ne faudrait pas que nos ennemis s’emparent de vous. Je ne prendrais pas ce risque. Je serais alors obligé de vous supprimer. Quitte à retrouver le cargo tout seul. À très bientôt. Vous savez où me trouver. Je crois que mon gouvernement est en train de négocier un accord avec le State Department, pour la cargaison du Laconia B. Cela nous permettrait de travailler la main dans la main.

— Cela serait la meilleure solution, dit Malko, avec diplomatie.

Il passa devant et reprit le volant de la Mini. Il était tranquille pour quelques heures. Un kidnapping ne s’improvisait pas. Heureusement, les Israéliens semblaient remarquablement informés. Ils jouaient avec lui au chat et à la souris. Il repensa au noyé à qui on avait arraché les ongles en s’engageant sur la route côtière, derrière un bus surchargé. Il fallait faire vite pour évacuer la cargaison du Laconia B.


* * *

Le teint pâle, Willard Troy aurait fait envie à un mort. L’amibiase ne s’améliorait pas. Malko l’avait trouvé couché, avec un thermomètre dans la bouche… le lit disparaissant sous des piles de telex.

— Les Israéliens vous ont fait de l’intox, soupira-t-il. Jamais la nouvelle administration n’acceptera de les laisser entrer en possession de cet uranium. Nous devons le récupérer nous-mêmes.

Les yeux dorés de Malko s’assombrirent.

— Mr Troy, fit-il remarquer, j’ai retrouvé le Laconia B et c’est déjà un miracle. Maintenant, c’est à la « Company » de faire le reste. La Navy a sûrement les moyens qu’il faut.

L’expression de l’Américain lui montra aussitôt qu’une fois de plus c’était sur lui que la CIA comptait.

— Mr Linge, dit Willard Troy, pendant les quatre jours où vous avez été absent, j’ai travaillé sur ce problème. Il est très complexe. Contrairement à ce que vous pensez, nos forces navales sont très limitées dans l’océan Indien. Trois escorteurs basés à Bahrein dans le Golfe Persique, avec des missions qui ne leur permettent guère de s’en éloigner. La Navy dispose à Diego Garcia de cinq bâtiments à propulsion nucléaire dont l’importance ne permet pas de les faire entrer dans les eaux seychelloises sans l’accord des autorités locales…

Malko secoua la tête, découragé.

Je ne vais quand même pas emporter la cargaison du Laconia B sur le Koala…

Willard Troy esquissa un sourire las :

— Non. J’ai mis un plan au point. Il faut d’abord sortir les fûts d’oxyde d’uranium du cargo. Les stocker sur un ponton et les faire enlever par un bâtiment qui viendra de Bahrein, « officieusement ».

— C’est une véritable expédition, remarqua Malko. Cela va prendre très longtemps et ne va pas passer inaperçu.

— Je sais, reconnut le chef de station de la CIA, mais vous représentez la Maritime Freight Carrier Insurance. Il est parfaitement normal que vous tentiez de récupérer la cargaison du Laconia B.

— Et le matériel ?

Willard Troy fouilla dans les télex étalés sur son lit et en exhiba un.

— J’ai trouvé un ponton à notre base d’Alexandria, en Virginie. Un 130 feet diving-support. Exactement ce qu’il vous faut. L’élément principal mesure 124 pieds de long, sur 12 de large. Les autres sont plus petits : 12 pieds sur 24. Une demi-douzaine d’hommes peuvent le monter en vingt-quatre heures. Il y a tout le matériel de plongée nécessaire à la récupération des 560 fûts. En moins d’une semaine, vous pouvez avoir terminé.

Malko fixa l’Américain, sceptique.

— Alexandria, c’est à l’autre bout de la terre. Un bateau va mettre un mois pour amener ce ponton.

Willard Troy sourit suavement :

— Il viendra par avion. Je me suis renseigné auprès d’Air France ici. Ils ont une ligne cargo Paris-Roissy, Djibouti, la Réunion, Maurice, et une autre, Boston-New-York-Paris. En deux heures, ils ont eu l’accord par télex pour qu’un de leur appareil se déroute sur Washington pour charger le ponton. Ensuite, l’appareil assurant la desserte de Maurice fera une escale supplémentaire ici. Nous ne voulons pas utiliser une compagnie américaine pour des raisons politiques évidentes…

— Un ponton de 124 pieds de long ne va pas tenir dans un avion, remarqua Malko.

— Si. Willard Troy exhiba son télex. En longueur, c’est bon jusqu’à 150 pieds. Ils utilisent des Boeing 747 entièrement cargo, « Super-Pélican ».

Malko demeura quelques secondes rêveur devant cette prouesse technique. Puis les soucis reprirent le dessus.

— Et les hommes ?

— Je me suis arrangé, assura Troy. Un Italien a un petit chantier naval à Victoria. Il s’occupera du déchargement, du montage du ponton et fournira des plongeurs.

— Quand démarrons-nous dans ce cas ? demanda Malko.

— J’envoie un télex, dit le chef de station de la CIA. Il est environ 6 heures du soir à Paris et 10 heures du matin à Washington. Le « 747 » cargo est là-bas. Il faut quatre heures pour le charger. Le temps qu’il aille de New York à Washington. La traversée de l’Atlantique. Escale à Roissy. Le matériel peut être là après-demain matin.

— C’est fantastique, dit Malko. Ils ne peuvent pas mettre un peu de neige avec, pour nous rafraîchir…

Willard Troy sourit.

— Vous ne croyez pas si bien dire… Le responsable d’Air France m’a raconté que l’année dernière, ils avaient transporté dans un « 747 » cargo réfrigéré un bonhomme de neige de 15 mètres de haut, afin de montrer de la neige à des enfants africains qui ne l’avaient jamais vue…

Décidément, on n’arrêtait pas le progrès. Revenant aux réalités, Malko conseilla, mi-figue mi-raisin :

— Glissez quelques mitrailleuses avec le ponton. Dès que les autres vont savoir où se trouve le Laconia B, il y aura de l’animation dans le secteur…

Willard Troy eut un sourire froid.

— Il n’en est pas question. Le service de sécurité d’Air France les détecterait et interdirait l’embarquement. Votre défense nous incombe. Moi je me contente d’acheminer ce matériel grâce aux compétences d’Air France. Ils ont tout résolu sur le papier en une journée. Ce n’est même pas beaucoup plus cher que si on faisait venir ce ponton par mer.

Dans chaque chef de station de la CIA, il y a un comptable qui sommeille…

Malko se leva. Il avait hâte de retrouver la douche du Fisherman’s.

— Eh bien, quand je voudrai déménager mon château, je ferai appel à Air France, dit-il.

— Soumettez-leur le problème, ils vous établiront un devis, conseilla Willard Troy.

Presque sans sourire.

Quelque chose intriguait Malko. Il se retourna, sur le pas de la porte.

— Pourquoi les Seychellois aident-ils les Irakiens ?

Willard Troy hocha la tête et laissa tomber :

— Le pétrole. Ils leur en livrent à des prix très bas. C’est du high-sulphur, mais…

— Je vais me reposer, dit Malko. Si vous envoyez des télex, codez-les. Je tiens à garder mes ongles… Comme ma sécurité ne semble pas le plus grand de vos soucis.

Malko eut l’impression d’avoir prononcé un mot obscène. Du coup, Willard Troy retrouva des couleurs.

— Votre « sécurité » ! Mais vous êtes un agent noir. Vous gagnez en un mois, ce que je gagne en un an ou en deux. Vous ne pouvez pas gagner sur les deux tableaux… Je ne peux quand même pas vous donner asile à l’ambassade. Arrangez-vous avec les Israéliens. Ils ne veulent pas que vous tombiez entre les mains des Arabes. Ensuite ; vous repartirez directement sur Diego Garcia…

Malko secoua la tête, écœuré. Toujours la jalousie des bureaucrates envers les hommes d’action.

— Très bien. Enterrez mes morceaux à Arlington, s’il arrive quelque chose…

— Ne soyez pas bêtement pessimiste, contra l’Américain. À demain, je vous tiens au courant. Tout le matériel sera envoyé à votre nom, bien entendu. En tant que représentant de la Maritime Freight Carrier Insurance. Il faudra que vous vous occupiez du déchargement.

— À propos, dit Malko, je voudrais les plans de Laconia B. Où sont-ils ?

— Sûrement dans les bureaux de l’armateur à Londres.

— Une lettre doit mettre quinze jours, dit Malko. Vous pouvez les faire envoyer en fret, via Paris ?

— Pas de problème, assura Willard Troy. Vous les aurez après demain.

Malko se dit que c’était génial de pouvoir acheminer en quelques heures aussi bien un ponton de 35 tonnes qu’une lettre. Surtout dans les pays à poste fantaisiste…


* * *

Surprise. Une voiture attendait à l’entrée du chemin. Une Toyota. Le Derviche et Zvi. Malko stoppa à côté d’eux. Pas tellement surpris.

— Avez-vous du nouveau ? demanda le Derviche.

— Rien de particulier, dit Malko. Je suppose que vous allez me suivre…

— Vous protéger, corrigea l’Israélien.

L’un derrière l’autre, ils s’engagèrent dans les lacets de la Misère. Vingt minutes plus tard, Malko était à l’hôtel. En passant sur la pelouse, il aperçut le feu de position blanc d’un navire à l’ancre, à peu de distance. Probablement le Koala. Au moins, Rhonda avait réussi à repartir du port.

Il eut envie de pleurer de joie en revoyant le Fisherman’s Cove. Son château contre une douche. Il s’enferma, plongea dans la salle de bains, pour ôter le sel incrusté dans sa peau. Ensuite, il s’arrosa de Bogart, retrouvant avec joie la civilisation. Il finissait à peine qu’on frappa à sa porte.

Zamir était éblouissante dans une robe en fausse panthère qui la moulait comme un gant, juchée sur de hauts talons de douze centimètres, les ongles-griffes rouge ; corail.

— Je suis seule pour dîner, dit-elle d’un ton enjoué.

Les Israéliens alternaient la carotte et le bâton…

Pour l’instant, Malko risquait d’avoir besoin d’eux.

Il fallait les ménager.

— Vous avez des roquettes dans votre sac ? demanda-t-il.

L’Israélienne secoua ses longs cheveux noirs en riant.

— Ne soyez pas bête… Je viens seulement vous tenir compagnie…

Malko lui prit le bras, pensant à Rhonda, toute seule sur le Koala, mais c’est encore là qu’elle était le plus en sûreté. Ils gagnèrent la salle à manger, bourrée. L’Israélienne était très gaie, très charmeuse, assise en face de Malko. Celui-ci aperçut le Derviche et l’éternel Zvi. Il était sous bonne garde. Juste après le dessert, Zamir posa légèrement ses doigts sur ceux de Malko, lui adressa un regard tendre et lui dit :

— Mon sang de juive me dit que vous avez envie de faire l’amour avec moi, dit-elle doucement.

Malko sourit froidement :

— Vous ne devez pas être une vraie Juive. Votre sang vous trompe. Après la journée que j’ai eue, je n’ai envie de faire l’amour avec personne…

Elle se rembrunit :

— Même avec moi ?

— Même avec vous.

En plus, c’était vrai. Il y eut un silence puis l’Israélienne remarqua d’une voix triste :

— Vous savez que si vous refusez de collaborer avec nous, nous serons obligés de vous tuer… Je ne voudrais pas que cela arrive. Vous m’êtes si sympathique…

Ses grands yeux noirs s’étaient humectés. Une nouvelle candidate à l’Oscar de l’hypocrisie.

Malko lui prit la main et la baisa :

— J’espère que vous n’en viendrez pas à cette extrémité…

— Vous ne voulez pas de la destruction d’Israël ? demanda-t-elle tout à coup.

— Bien sûr que non, dit Malko, mais ce n’est pas le problème…

La jeune Israélienne se pencha à travers la table, les yeux flamboyants.

— Si, c’est le problème ! Les Irakiens veulent cet uranium pour construire des bombes atomiques, et nous rayer de la surface de la terre.

Elle était visiblement sincère bien qu’un peu paranoïaque. Malko remarqua :

— Pourquoi vos amis n’ont-ils pas abattu ce Rachid aujourd’hui ?

Zamir eut un sourire glacial :

— Nous avons le temps. Il ne fallait pas vous faire courir de risques. Nous espérons encore que vous comprendrez où est votre devoir…

Malko signa l’addition et se leva.

— Je vous accompagne ?

Elle le suivit sans mot dire. Devant la porte de sa chambre, elle l’embrassa longuement. Son bassin se frottait doucement contre lui et il eut du mal à tenir ses bonnes résolutions. Il s’en détacha pourtant et rentra. Il attendit un moment, ôta ses vêtements, passa un maillot et ressortit par la porte-fenêtre. Le jardin du Fisherman’s était désert. Malko le traversa et longea la plage jusqu’aux rochers, à droite de l’hôtel.

Il se mit à l’eau et commença à nager silencieusement vers le feu blanc du Koala.

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