Chapitre XI

Irja acheva d’ouvrir les yeux. Son regard était absolument indéchiffrable. Elle grimaça de douleur et gémit, comme si elle n’avait pas entendu la question de Malko.

— J’ai mal, dit-elle. Où sont-ils ? Que s’est-il passé ?

Son ton mourant contrastait avec la force dont elle avait fait preuve. Malko s’assit à côté d’elle sur le lit.

— Irja, répéta-t-il. Je sais que vous parlez hébreu. Je sais qui vous êtes. Je voudrais que vous me conduisiez à celui qui s’appelle Le Derviche. J’ai besoin de le voir. Tout de suite…

La Finlandaise se mit sur son séant :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je ne parle pas hébreu. Je ne connais pas de derviche. Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?

C’était le jeu. Malko insista :

— Vous faites l’amour en hébreu, Irja. Je vous ai entendu crier un soir. Deux mots que j’ai pris pour du finnois « Zé nehedar ». Dès demain matin, je peux vérifier qu’il s’agit bien d’hébreu. Ce n’est pas courant non plus que des photographes possèdent des griffes d’acier. Vous appartenez au Mossad, Irja, quel que soit votre nom et votre couverture. Et vous savez certainement qui je suis… J’ai été en contact avec un de ceux qui travaillent avec vous. Il faut que je le voie. Vous avez été chargée de me surveiller. C’est pour cela que vous avez fait l’amour avec moi.

Maintenant, où puis-je trouver le Derviche ? Il s’agit d’une question vitale. Pour vous.

La jeune femme ne répondit pas. Ils s’observèrent en silence, un long moment. Malko devinait qu’en bon agent Irja évaluait tous les éléments de la situation. Enfin elle se leva, enfila un chemisier et un jean.

— Attendez-moi dans votre chambre, dit-elle.

Ils sortirent en même temps et il la vit se diriger vers le parking. Un bruit de moteur : elle était partie.

Il entra dans son bungalow, prit une douche et se mit à lire pour tromper son attente. Une demi-heure. Une heure.

Enfin il entendit des pas et on frappa à sa porte. C’était Irja.

— Je viendrai vous chercher à six heures du matin, dit-elle. À tout à l’heure.


* * *

Malko bâilla. Il n’avait pas dormi plus de trois heures. La tension nerveuse. Le jour était déjà entièrement levé. À côté de lui, Irja semblait en pleine forme. Lui, éprouvait encore une raideur dans le cou. Il ralentit pour laisser passer un groupe d’enfants allant à l’école. La route côtière était pratiquement déserte. Ils filaient vers le sud, de l’autre côté de la baie de Beauvallon.

— C’est encore loin ?

— Non, dit la Finlandaise. La prochaine crique.

Ils roulaient depuis quatre kilomètres environ. Malko ralentit et aperçut un petit port naturel au milieu duquel se trouvait un bateau ancré à une centaine de mètres du bord. Le vieux trimaran vert qu’il avait déjà vu en mer.

— C’est là, annonça Irja.

Dès qu’il eut stoppé, elle sauta à terre et se dirigea vers un dinghy de caoutchouc où ils prirent place tous les deux, Irja tira la ficelle du démarreur. Elle avait des gestes d’homme. Malko observait le trimaran. Aucun signe de vie. Le dinghy acheva doucement sa course contre sa peinture écaillée. Il ne payait vraiment pas de mine. Malko s’accrocha à la rambarde rouillée, monta à bord et s’avança vers l’écoutille centrale.

Un homme en sortit au même moment. Grand, blond, costaud, une moustache abondante, des yeux très bleus, un nez droit. Il tendit la main à Malko.

— Bienvenue à bord, monsieur Linge.

C’était la voix du Derviche. Malko prit la main tendue et crut que ses doigts allaient se transformer en pulpe. L’Israélien l’observait d’un regard froid.

— Asseyez-vous, dit-il. J’espère que vous avez une raison sérieuse pour agir comme vous l’avez fait.

— J’en ai une, dit Malko.

Succinctement, il raconta l’histoire de la carte et de Brownie Cassan. Le Derviche écoutait en tiraillant pensivement les poils de sa moustache. Irja avait disparu à l’intérieur du trimaran. Il ne faisait pas encore vraiment chaud et la mer n’avait pas une vague. Lorsque Malko eut terminé, l’Israélien laissa tomber d’une voix froide.

— J’étais sûr que vous me cachiez quelque chose. Pourquoi venez-vous me trouver maintenant ?

Malko décida de ne pas jouer au plus fin.

— Parce que vous êtes le seul à pouvoir m’aider. Nous pourrons toujours ensuite trouver un terrain d’entente. Il faut avant tout empêcher Rachid Mounir de trouver le Laconia B.

Le Derviche hocha la tête affirmativement.

— C’est exact, monsieur Linge. Si je n’avais pas cru qu’il s’agissait d’une urgence, je ne vous aurai pas laissé m’approcher. Mais je ne suis pas certain que nos gouvernements respectifs parviennent à un accord et je ne peux prendre aucun engagement dans ce sens. Vous me comprenez ? Je ne suis maître que de mes actions ici. Je suis d’accord pour une opération ponctuelle commune, mais c’est tout. Ensuite, chacun agira au gré de ses intérêts. Même s’ils sont en conflit. Si vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez quitter ce bateau maintenant et j’accepterai d’oublier que vous connaissez mon visage.

— Je suis d’accord, dit Malko.

Le Derviche le fixa pensivement, hocha la tête.

— Bien.

Il se tourna vers l’écoutille et appela :

— Zamir !

La tête de Irja apparut aussitôt hors de l’écoutille. Les traits tendus.

— Veux-tu faire du café et demander à Zvi de monter ?

La tête disparut. Malko demanda :

— C’est son véritable nom, Zamir ?

Le Derviche secoua la tête avec une esquisse de sourire.

— Non, Zamir signifie « rossignol » en hébreu. C’est un surnom. Nous avons tous des surnoms.

Une tête chauve apparut hors de l’écoutille. Un petit bonhomme bedonnant, avec un superbe « œuf colonial », de curieux yeux gris et une pipe vissée à la bouche.

— C’est Zvi, présenta le Derviche. Nous l’appelons le Taciturne.

Méritant son surnom, le Taciturne serra la main de Malko sans un mot et redescendit dans les entrailles du trimaran. Malko remarqua alors les fils entrecroisés entre ses mats. Des antennes radio. Excellente couverture que ce vieux bateau pourri. Le Derviche s’étira et bâilla. Malko avait du mal à dissiper la poire d’angoisse qui lui bloquait l’estomac. Il allait être pris entre l’enclume et le marteau. Les Israéliens n’étaient pas des enfants de chœur et ne se laisseraient pas manœuvrer.

Il risquait d’avoir le choix entre deux solutions s’il ne voulait pas trahir la CIA : une balle dans la tête ou la circoncision et la vie à Tel-Aviv.

— Voilà le café, annonça le Derviche.

Irja-Zamir apparut avec un plateau. Malko remarqua en souriant.

— Si elle sait aussi faire la cuisine, elle est parfaite. Elle se bat comme un homme.

— Zamir est lieutenant dansTsahal[15] dit doucement le Derviche. C’est une femme exceptionnelle.

Le regard de l’Israélien enveloppa la jeune femme avec une expression extraordinairement tendre. Confirmant les soupçons de Malko. Son mystérieux amant, c’était lui. Étrange situation.

— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il.

Le Derviche but une gorgée de café brûlant avant de lui répondre de sa voix éternellement calme :

— Appareiller, rattraper le Koala et entrer en possession de cette carte. Ensuite…

Il eut un geste vague et fataliste.


* * *

Le Derviche abaissa les énormes jumelles noires et annonça d’une voix sans émotion :

— Ce sont eux.

À l’avant du trimaran, Malko essaya de distinguer un vague point à l’horizon, caché souvent par la houle. Le trimaran avait mis le cap droit sur Denis. Il était un peu moins rapide que le Koala et le voyage leur avait pris six heures. Sans croiser un seul bateau. Ils avaient laissé l’île à leur droite et continué tout droit vers le nord, incurvant leur course de 10° une dizaine de miles après avoir passé Denis.

L’île ressemblait à Bird Island, plate comme la main, couverte de cocotiers, entourée d’une barrière de corail. Pas plus de deux kilomètres de long.

Le Derviche se retourna et cria quelque chose en hébreu. Docilement le Noir qui barrait fit tourner sa roue de quelques degrés. Un Noir parlant hébreu ! Il y en avait un autre, qui était resté dans le carré avec Zvi pendant tout le voyage.

Zamir, le Rossignol, bronzait, allongée à l’avant vêtue d’un seul slip de bain, impassible. Elle avait même trouvé le temps de refaire son vernis, dissimulant le piège mortel de ses ongles.

— Ils ont dû nous voir aussi, remarqua Malko.

Le Derviche eut un sourire froid.

— La mer est à tout le monde…

Les Noirs parlant hébreu intriguaient Malko.

— Ce sont des Juifs, ces Noirs ?

— Comment croyez-vous que nous avons réussi Entebbe, dit l’Israélien. Nous avons des agents partout. Ceux-là sont partis d’Ouganda à temps, mais sans eux nous aurions échoué. Ils ne parlent que le swahili et l’hébreu.

Malko imagina le grand Noir en train de lire la Thora. Décidément, il n’était pas au bout de ses surprises, et il aurait donné cher pour pouvoir communiquer avec Washington. Ce n’était pas une situation agréable de se trouver au milieu de l’océan Indien avec des agents d’une puissance concurrente, même si elle était amie…

Peu à peu, la tache à l’horizon grossissait. Maintenant on distinguait à l’œil nu le Koala. Il paraissait stoppé. Zamir s’était levée et avait pris les jumelles.

Une exclamation de la jeune femme fit sursauter Malko. Elle jeta une phrase en hébreu et le Derviche lui arracha aussitôt les jumelles et les braqua sur le Koala.

— Ils ont mis un canot à la mer, annonça-t-il. Avec des plongeurs…

Le cœur de Malko se serra. C’était ce qu’il craignait. L’Israélien posa les jumelles et sans un mot disparut à l’intérieur du trimaran. Quelques minutes plus tard, la tête chauve de Zvi le Taciturne émergea de l’écoutille. Tirant toujours sur sa pipe comme s’il avait été en pleine partie de pêche, avec un short trop long et une chemise sans couleur, un énorme étui à la main.

L’Israélien s’assit sur le pont, ouvrit l’étui et en sortit une carabine de gros calibre : une Marlin 444 Sporter. Malko l’observait, fasciné. On aurait dit un paisible chasseur en plein safari. Mais un safari avec cible humaine. Le levier d’armement claqua avec un bruit sec. Le Taciturne sortit un petit sac en plastique blanc de l’étui et prit quatre cartouches. De quoi couper un rhinocéros en deux. Avec les mêmes gestes calmes il les introduisit dans le magasin. Lentement, précautionneusement.

Le Derviche réapparut et reprit les jumelles 8 x 56 Bushnell. Un demi-mile environ les séparait maintenant du Koala et de son youyou.

Avec des gestes amoureux, Zvi le Taciturne déplia une peau de chamois qui enveloppait une grosse lunette, une Zeiss variable. Il l’ajusta sur la carabine grâce aux montages préparés à l’avance. Il n’avait pas regardé Malko une seule fois. Celui-ci s’approcha de Zamir.

— Qu’a-t-il l’intention de faire ?

L’israélienne posa sur Malko un regard complètement neutre.

— Ce n’est pas votre problème. Nous agissons sur les ordres de notre centrale.

Devant l’expression réprobatrice de Malko, elle lui prit le bras. Les yeux de la jeune femme étaient froids comme ceux d’un poisson.

— N’ayez pas de réaction idiote, ajouta-t-elle. Nous sommes en guerre.

Ostensiblement l’Israélienne s’éloigna de lui. Laissant la marque de ses cinq griffes sur son bras.

Le trimaran avait ralenti. Zvi le Taciturne cala la carabine sur le bord du cockpit, s’accouda et se pétrifia. Malko retint sa respiration comme si c’était lui qui était visé. On n’entendait plus que le clapotis des vagues contre la coque et le ronron du moteur.

Fasciné, Malko observait le canon de la Marlin qui oscillait doucement. Zvi était rigoureusement immobile, soudé à son arme. Comme à l’exercice.

La distance entre les bateaux continuait à diminuer. Maintenant on distinguait nettement deux hommes dans le youyou. Par contre, aucune silhouette en vue sur le Koala même sur le flying deck.

Pourtant l’Australien devait bien être à bord. Pas trace non plus de Rhonda. Le cœur serré, Malko se demanda ce qui lui était arrivé.

— Ne craignez rien, fit soudain la voix du Derviche dans son dos. Nous ne tirerons pas sur eux. Ils n’ont pas encore plongé, nous les surveillons depuis qu’ils ont mis le youyou à l’eau. En plus, notre sondeur nous indique 60 mètres. Ce n’est pas le bon endroit. Nous tirerons seulement devant leur youyou pour les empêcher d’intervenir.

Les yeux rivés aux Bushnell, le Derviche observait le cabin-cruiser. Toujours aucun signe de vie.

Parvenu entre le youyou et le Koala – séparés d’un quart de mile – le trimaran mit le cap sur le cabin-cruiser. Malko put voir les deux occupants du youyou les regarder curieusement.

Le youyou ne semblait pas dériver, probablement amarré à une ancre flottante.

— Quel est votre plan ? demanda Malko à l’Israélien.

— Aller à bord, dit laconiquement le Derviche et prendre cette carte.

À la barre, le Noir ne bronchait pas. Le second, monté sur le pont, préparait des cordages terminés par des grappins.

Le Koala n’était plus qu’à cinquante mètres. Ils arrivaient dessus par l’arrière, moteur coupé. Un des Noirs fila à l’avant, un grappin à la main. Toujours aucun signe de vie sur le Koala.

Zvi le Taciturne se retourna, surveillant l’arrière.

Maintenant ils distinguaient le pont arrière du cabin-cruiser : vide. La porte du carré était fermée.

La course du trimaran avait été bien calculée. Courant sur son erre il vint doucement effleurer la coque blanche du Koala, bâbord arrière. Le grappin heurta avec un bruit métallique le bastingage du cabin-cruiser.

Le Noir banda ses muscles, tira sur le cordage, immobilisant le trimaran. Le second Noir jeta aussitôt une « banane » entre les deux coques, et un second grappin pour que les deux bateaux arrivent bord à bord. Heureusement, la mer était calme. D’un élan sec, le Derviche se hissa sur le pont arrière du cabin-cruiser un peu en surplomb. Sans arme. Mais, en se retournant, Malko aperçut Zamir, le couvrant, une courte mitraillette Uzi dans le creux de son coude.

Il sauta à son tour sur le Koala.

La scène était irréelle à cause de son silence. Malko pensa à la carte. Comment faire pour que les Israéliens ne la trouvent pas ? Le Derviche se dirigeait déjà vers la porte du carré. Malko regarda par-dessus son épaule. Le carré était vide.

L’Israélien poussa la porte et elle s’ouvrit. Malko et lui pénétrèrent à l’intérieur. Tout était parfaitement rangé, mais l’armoire aux cartes était grande ouverte…

Le Derviche s’en approcha et fouilla parmi les rouleaux. Il se retourna vers Malko.

— Vous pouvez identifier cette carte ?

— Oui.

Quelque chose lui disait que la carte ne se trouvait pas là. C’était trop beau pour être vrai ce bateau abandonné… L’Israélien le bouscula pour ressortir et grimpa rapidement l’échelle montant au flying deck.

Malko observait la porte de la cabine avant. Fermée.

Il s’avança et tourna la poignée ronde qui résista, verrouillée de l’intérieur. Tout à coup une odeur de brûlé lui sauta aux narines.

— Attention ! cria-t-il, il est en train de mettre le feu.

Il entendit le Derviche dégringoler l’échelle du flying deck et l’Israélien surgit dans le carré. Il se rua vers la porte et tenta de l’enfoncer. Elle résista. Malko se souvint tout à coup de l’écoutille, de la cabine avant. Si Cassan était là, il n’allait pas se suicider.

Ressortant du carré, il enjamba le bastingage et commença à progresser le long du bateau, s’accrochant aux montants du flying deck et aux barres d’acier. Il était presque arrivé à la plage avant lorsqu’il vit une écoutille se soulever au milieu du pont, et la tête hirsute de Brownie Cassan en émerger. Au fond du bateau, il entendait des coups sourds. Le Derviche essayant d’enfoncer la porte. L’Australien tourna la tête et aperçut Malko. Aussitôt, il jaillit comme un polichinelle de son écoutille. À quatre pattes sur le pont, il hésita quelques secondes. Puis bondit vers l’avant.

Malko sauta à son tour sur le pont avant mais, déséquilibré par le tangage, il se retrouva le dos plaqué contre la paroi de la cabine inclinée à 45°. Luttant pour se redresser, il vit Brownie Cassan avancer sur lui, brandissant une gaffe terminée par un crochet d’acier de vingt centimètres.

Bien calé, sur ses jambes écartées, l’Australien, parvenu à un mètre de Malko, abattit son arme improvisée, comme s’il voulait harponner un poisson.

Visant la gorge.

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