Le croc d’acier plongea vers la gorge de Malko. Au moment où un coup de houle fit tanguer le Koala, déplaçant Malko de quelques centimètres.
La pointe aiguë arracha le col de sa chemise et se planta dans le plastique, faisant sauter la peinture. Malko profitant du mouvement du bateau, glissa le long du plan incliné et se retrouva à quatre pattes sur le pont. Fou de rage, Brownie Cassan leva de nouveau son arme improvisée et l’abattit. Cette fois aussi ce fut le roulis qui sauva Malko. Le crochet d’acier s’enfonça de cinq centimètres dans le teck du pont, ratant sa tête d’un cheveu…
Au même moment, la tête blonde du Derviche, qui avait réussi à enfoncer la porte, surgit de l’écoutille. Malko entendit l’Israélienne crier quelque chose, qu’il ne comprit pas. Brownie Cassan grommela une injure, arracha le croc du pont et l’abattit sur le Derviche.
L’Israélien poussa un hurlement de douleur. La pointe d’acier venait de s’enfoncer dans son épaule, juste sous la clavicule, ressortant dans les muscles dorsaux. Malko en eut la nausée ! Dans un réflexe désespéré, le Derviche saisit de la main gauche la hampe de la gaffe, mais déjà Brownie Cassan le tirait hors de son écoutille, comme un poisson qu’on sort de l’eau. L’Israélien se laissa hisser, hurlant de douleur. Son sang gicla sur le pont. Le croc d’acier était passé sous la clavicule. Prenant appui sur le plan incliné, Malko plongea dans les jambes de l’Australien.
Déséquilibré, Brownie Cassan tomba en lâchant la gaffe qui resta accrochée dans l’épaule de Derviche.
Malko et Cassan luttaient, enlacés sur le pont. Au passage, Malko parvint à saisir un bout de la chaîne d’ancre et l’abattit de toutes ses forces sur la tête de l’Australien. Ce dernier, roula en arrière avec un gémissement sourd, assommé, tandis que le sang commençait à suinter de son cuir chevelu. Malko se releva, essoufflé, regarda autour de lui.
Zamir surgit, mitraillette au poing. Elle poussa un cri en voyant le Derviche, d’une blancheur de craie, bloqué dans l’écoutille, le sang dégoulinant sur le pont. Elle posa son Uzi, et s’agenouilla près de lui. Avec d’infinies précautions, elle parvint à dégager le crochet d’acier. Le Derviche, les dents serrées, se laissa retomber dans l’écoutille. Malko glissa dans le trou derrière lui, tandis que Zamir faisait le tour par l’extérieur du bateau.
La première chose qu’il aperçut fut Rhonda, ligotée sur une des couchettes. Il aida le Derviche à se remettre debout, une main comprimant son épaule ensanglantée. Zamir surgit à son tour, le guida vers le carré et l’allongea sur le divan.
Le cœur de Malko se serra en voyant le tas de papiers brûlés sur le sol de la cabine avant. Ce qui restait de la carte portant les emplacements réels des récifs de coraux… Il défit les liens qui immobilisaient Rhonda. Celle-ci essaya de lui sourire. Son visage ressemblait à un ballon de football, tant il était enflé. Sa robe déchirée ne cachait rien des bleus qui marbraient son corps. Elle leva un regard terrifié sur Malko.
— Qu’est-ce qui… Où est-il ?
— Nous l’avons maîtrisé, assura Malko. Tout va bien se passer maintenant.
Rhonda s’assit sur le bord de la couchette, la tête dans ses mains et se mit à pleurer.
— My God, gémit-elle, j’ai eu si peur. Brownie m’avait dit qu’il allait me tuer avant de rentrer, me jeter à l’eau. Il l’aurait fait. Il était fou de rage.
— Tu lui as dit la vérité ?
— Oui, murmura-t-elle.
— Bon, repose-toi, dit Malko. Je vais voir ce qui se passe. Il n’avait pas fini sa phrase qu’il entendit un « plouf » sourd. Traversant le carré, il émergea sur le pont arrière pour voir un nageur s’éloigner rapidement du cabin-cruiser : Brownie Cassan. Il nageait sûrement avec des palmes étant donné la rapidité de son déplacement.
Il se dirigeait droit vers le youyou qui attendait toujours à cinq cent mètres.
Malko rentra dans le carré où Zamir était en train de terminer un pansement sommaire au Derviche. L’Israélien avait repris un peu de couleurs et paraissait moins souffrir… Il leva un regard froid vers Malko.
— Que se passe-t-il ?
— Cassan s’est enfui à la nage.
L’Israélien se dressa sur son séant, les traits crispés.
— Il faut le rattraper. Vite.
Il se mit à parler en hébreu à Zamir. Aussitôt, celle-ci abandonnant ses soins, se précipita sur le pont arrière et cria des ordres aux deux Noirs. Ceux-ci se ruèrent sur les amarres qui unissaient les deux bateaux. Malko observait l’Australien s’éloigner, nageant sur le dos. Le youyou s’était mis en marche vers lui. Le temps de défaire les amarres, de mettre en route le trimaran, Cassan avait rejoint le youyou. Celui-ci fit aussitôt demi-tour, filant vers Denis qui se découpait dans le lointain.
Malko fronça les sourcils. Il lui semblait apercevoir un autre bateau. Il alla prendre des jumelles dans le carré et les braqua sur la mer.
C’était bien un bateau. Une grosse barque de pêche seychelloise pleine de Noirs venant du nord. Le youyou se dirigeait droit dessus. Il y arriverait bien avant que le trimaran ne l’ait rattrapé… Il posa les jumelles et rentra dans le carré.
— Inutile de les poursuivre, dit-il au Derviche. Ils ont rencontré un autre bateau.
L’agent Israélien jura en hébreu.
— Ils vont essayer quand même, dit-il.
Du pont arrière, Malko suivit la course. Lorsque le youyou aborda la barque seychelloise, le trimaran se trouvait encore à plus de 300 mètres.
Le Derviche avait réussi à se lever. Il se traîna jusqu’au siège de pêche, au milieu du pont arrière, et s’y adossa avec une grimace de douleur, observant le trimaran faire demi-tour. Rien ne transparaissait de ses sentiments sur ses traits crispés.
— Zamir ! cria-t-il, vérifie s’il y a un équipement de plongée à bord.
— Il y en a deux, dit Malko, dans la cabine latérale en face de la cuisine.
De toute façon, les Israéliens l’auraient trouvé.
— Très bien, dit le Derviche. Elle va plonger. Pour vérifier s’ils n’avaient pas trouvé le lieu du naufrage. Il peut y avoir une tête de corail isolée que le sondeur n’indique pas.
Zamir était déjà en train de traîner dehors la combinaison de caoutchouc noir. Rhonda était toujours allongée sur une des couchettes de la cabine avant, des linges humides sur son visage tuméfié. Malko prit les jumelles et les braqua sur la barque seychelloise. Celle-ci s’éloignait plein sud, vraisemblablement en direction de Mahé. Le trimaran revenait vers eux.
Zamir s’équipa avec une célérité qui prouvait un long entraînement.
Il réalisa soudain une chose. Si les Israéliens trouvaient le Laconia B dans les parages, son existence devenait extrêmement fragile. Ainsi que celle de Rhonda. Pensif, il regarda l’Israélienne achever de s’équiper : palmes, masque, bouteilles, gants, lampe et poignard. Elle enjamba le bastingage et se laissa tomber en arrière.
Son « plouf » parut sinistre à Malko.
Malko consulta discrètement sa Seiko-Quartz. Dix-sept minutes que Zamir s’était enfoncée dans l’eau émeraude. Le soleil tapait d’une façon infernale, et depuis longtemps la barque qui avait recueilli les occupants du youyou n’était plus qu’un point à l’horizon.
Le Derviche s’était réétendu dans le carré. Le trimaran revenu de sa chasse, était en train de s’amarrer le long du Koala.
Le Derviche suivait des yeux les déplacements de Malko comme s’il craignait qu’il prenne une arme. La mer clapotait doucement. Malko avait du mal à se concentrer : la chaleur lui vidait le cerveau…
Un bouillonnement agita soudain la surface à une dizaine de mètres des bateaux. Une tâche noire apparut et se mit à nager : Zamir venait de remonter à la surface. Les deux Noirs sautèrent sur le cabin-cruiser et l’aidèrent à remonter. Sa bouteille vide, elle avait rejeté son masque sur son front et respirait normalement. En dépit de son épaule blessée, le Derviche se leva et se traîna jusqu’au pont arrière. Il était appuyé au siège central, quand la jeune femme franchit le bastingage. Un des Noirs se précipita pour la débarrasser de la bouteille vide.
Zamir semblait épuisée et avait du mal à respirer. Le Derviche l’apostropha aussitôt en hébreu. En dépit de ses efforts, Malko ne comprenait pas un mot de ce qu’elle disait. Sa vie en dépendait pourtant. Heureusement, l’expression du Derviche lui en disait beaucoup plus : l’Israélien paraissait déçu et furieux. Il posa encore une question et la jeune femme secoua la tête négativement. Malko se demanda à quelle profondeur elle était descendue.
Elle a trouvé quelque chose ? interrogea-t-il.
Le Derviche tourna vers lui ses yeux bleus et froids.
— Non.
— Il y a du fond ?
Cette fois, c’est Zamir qui répondit.
— Pas beaucoup. Entre vingt et trente mètres. Du corail. Ensuite cela descend plus profond et on n’y voit plus rien. J’ai été aussi loin que je pouvais, mais il n’y a aucune trace de naufrage.
Elle se redressa, enleva sa combinaison noire et apparût vêtue de son seul slip, superbe. Magnifique animal de proie. Elle fonça dans le carré, ouvrit le réfrigérateur et but de l’eau minérale au goulot. Le Derviche se tourna vers Malko :
— Je me demande pourquoi ils ont plongé ici ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua Malko. Il faudrait avoir la carte qui a brûlé. Même avec elle, les recherches peuvent prendre des jours ou des semaines. Il y a plusieurs endroits ou le corail affleure la surface.
— Oui, évidemment, reconnut pensivement l’Israélien.
Malko se sentait quand même mieux. Zamir n’ayant rien trouvé, il avait un sursis.
Visiblement indécis, le Derviche se fit aider par les Noirs pour repasser sur le trimaran et disparut à l’intérieur du bateau. Il allait demander des instructions par radio, probablement. Zamir s’était laissée tomber dans le grand siège de pêche au centre de la plage arrière.
Malko vint s’accouder à côté d’elle et lui tendit un paquet de Rothmans.
Elle prit une cigarette, l’alluma et souffla voluptueusement la première bouffée.
— Vous n’êtes pas fatiguée ?
L’Israélienne secoua la tête, lointaine.
— Non, ça va, merci.
Elle avait étendu ses longues jambes sur le plat-bord et sa poitrine s’aplatissait un peu. Malko admira son corps musclé. Maintenant qu’il la connaissait sous toutes ses facettes, elle le fascinait encore plus. Avec son physique, Zamir aurait pu mener une vie de luxe dans n’importe quelle capitale du monde.
— Pourquoi faites-vous ce métier ? demanda-t-il.
L’Israélienne eut un sourire triste.
— Parce que mon pays a besoin de moi. Et que je suis la seule à pouvoir accomplir certaines missions. Les hommes sont très vulnérables lorsque vous avez soulevé leur coquille.
— Vous n’aimez pas les hommes, remarqua doucement Malko. C’est la vraie raison. Cela doit vous griser de les manœuvrer…
Zamir hésita et puis éclata de rire.
— Non, c’est vrai. Je ne les aime pas ! Mais j’en ai besoin. Parfois, c’est bien agréable. J’aimerais avoir un homme à moi, très beau, très gentil, dont je me serve seulement quand j’en ai envie. Qui soit soumis, docile, amoureux.
— Vous finirez peut-être d’une façon très désagréable, remarqua Malko. Vous y pensez quelquefois ?
L’Israélienne haussa les épaules, et dit en français avec un accent épouvantable :
— C’est la vie.
— À propos, dit Malko que veut dire Zé nehedar.
Zamir le fixa, les sourcils froncés.
— « C’est bon ». Pourquoi ?
— Pour rien, dit Malko.
Brusquement la jeune Israélienne baissa les yeux. Elle les releva aussitôt. Comme si de rien n’était.
Impossible d’avoir une relation authentique avec cette femme.
Le Derviche réapparut. Le visage fermé. De nouveau, il passa d’un bateau à l’autre, atterrit sur la plage arrière. Le pansement de son épaule était imprégné de sang et sa pâleur ressortait sous le soleil aveuglant.
— Allez chercher la jeune femme, dit-il à Malko d’un ton neutre.
Zamir lui emboîta le pas. Elle était derrière lui lorsqu’il secoua Rhonda pour la réveiller. La jeune Australienne se dressa en sursaut.
— Mon Dieu, commença-t-elle…
— Venez, fit Zamir avec sécheresse. Nous voulons vous parler.
Rhonda descendit docilement de sa couchette et suivit l’Israélienne. Malko n’aimait pas cela du tout. Le Derviche attendait, appuyé à la caisse où on mettait les poissons, fumant une cigarette allumée par un des Noirs. D’emblée, il attaqua Rhonda :
— Où se trouve le sec où le Laconia s’est échoué ?
Les prunelles de la jeune Australienne s’agrandirent.
Mais elle répondit d’une voix presque calme :
— Je ne sais pas. C’est Brownie qui s’est toujours occupé de la navigation.
— Ce n’est pas vrai, fit brutalement l’Israélien. Vous viviez avec lui. Vous devez être au courant. Vous dirigiez souvent le bateau.
— Pas sur les secs, ni pour entrer dans les ports, répliqua Rhonda. Il avait trop peur que j’abîme les hélices. Et puis, je faisais la cuisine. Souvent, je n’étais pas en haut. Je ne peux pas vous aider.
— Vous avez bien vu les cartes où étaient marquées les emplacements des secs ?
L’Australienne secoua la tête avec décision.
— Non. Brownie me donnait des caps, en criant d’en bas. Je ne savais pas où c’était.
L’Israélien se tut, à bout de questions. Visiblement, il avait espéré désarçonner la jeune femme. Celle-ci attendait, impassible, transpercée par le regard intense du Derviche. Ce dernier émit une sorte de soupir agacé, et dit quelque chose en hébreu à Zamir. La jeune femme lui répondit d’un seul mot.
— Très bien, dit le Derviche, d’un ton menaçant. J’espère que vous ne m’avez pas menti. Vous le regretteriez.
— Je ne vous ai pas menti, affirma Rhonda d’une voix calme.
— Nous allons nous séparer ici, annonça l’Israélien. Il vaut mieux que nous ne rentrions pas ensemble à Mahé.
— Qu’avez vous l’intention de faire ? demanda Malko.
— Retrouver ce Brownie Cassan, dit le Derviche. Et le faire parler. Nous vous reverrons là-bas.
Déjà Zamir l’aidait à enjamber le bastingage. Malko le regarda tituber sur le trimaran jusqu’à la cabine. Les deux Noirs défirent les amarres et la coque verdâtre s’éloigna du Koala. Rhonda n’avait pas dit un mot. Malko lui sourit.
— Je vais ramener le bateau. Va te reposer dans la cabine.
La jeune femme secoua la tête, et sourit en dépit des ecchymoses de son visage.
— Je me sens mieux, dit-elle. Je voulais te dire quelque chose. Cette carte, c’est moi qui ai porté les annotations dessus. Je la connais par cœur.
Malko la regarda, ébloui et incrédule.
— Pourquoi as-tu menti ?
Elle vint s’appuyer contre lui.
— Je crois que je suis tombée amoureuse…