Un projecteur accroché à un cocotier brillait au milieu de la pelouse du Fisherman’s Cove comme un gros œil vert. Malko referma doucement la porte-fenêtre de son bungalow et s’engagea dans l’allée de pierre menant à la plage, en contrebas.
Presque tous les bungalows disposés sur trois niveaux étaient sombres. Les clients du Fisherman’s Cove se couchaient tôt. L’air embaumait et la lune brillait découpant l’îlot rocheux échoué en face de l’hôtel. Le grand hall ouvert à tous les vents à sa gauche, était désert lui aussi. À l’extrémité sud de la plage de Beauvallon, le Fisherman’s était le plus luxueux et le plus agréable des hôtels de Mahé.
Malko, en maillot, sauta sur la plage et s’éloigna vers la droite, là où brillaient les lumières du Coral Sands et du Beauvallon-Hotel.
Une chauve-souris le frôla et fila s’enfouir dans la cocoteraie bordant la plage. La marée était haute, rétrécissant la bande de sable. Il s’avança jusqu’au ressac, trempant ses pieds dans l’eau tiède. Chose unique à Mahé, le fond était en pente douce.
Cent mètres plus loin, avant de franchir la petite rivière qui coupait la plage, il devina un couple allongé dans l’ombre d’un falao, à même le sable. Depuis les consignes de moralité du nouveau gouvernement, les « sex-boys », Seychellois amateurs de fraternisation, n’avaient plus le droit aux hôtels. Le romantisme y gagnait, mais pas le confort. Les lumières de l’hôtel Beauvallon se trouvaient à un kilomètre environ. Malko s’arrêta et avança dans l’eau peu profonde. Quelques minutes plus tard, une silhouette se détacha de la cocoteraie et vint vers lui. Un homme en maillot, lui aussi, les cheveux en brosse avec des lunettes d’écaille. La quarantaine massive. Malko se retourna.
— Monsieur Troy ?
L’arrivant lui tendit la main avec un sourire.
— Appelez-moi Willard. Désolé d’être en retard. J’ai une crise d’amibiase carabinée actuellement et au dernier moment…
Malko sourit.
— Ce n’est rien. La température est paradisiaque… Vous êtes passé par le Beauvallon ?
L’Américain hocha la tête affirmativement.
— Oui, il y a tant de gens là-bas qu’on passe facilement inaperçu…
— Ça vous fait un long chemin de la Misère, remarqua Malko.
Willard Troy, chef de station de la Central Intelligence Agency à Mahé, habitait une superbe villa sur la route de la Misère, de l’autre côté de l’île, à côté de la « Satellite Tracking Station ». Officiellement Troy n’était qu’un des 120 contractants civils de l’US Air Force. Une « couverture » en pur mohair…
Malko ne se réjouissait pas de l’amibiase. Le chef de station de la CIA risquait de ne pas être d’un grand secours… Enfin, c’était la vie. Les espions aussi tombaient malades. Les deux hommes firent quelques pas dans l’eau, s’éloignant de la plage.
— Ce n’était pas imprudent de vous téléphoner ce matin ? demanda Malko.
— Non, répondit Willard Troy. Ils ne savent même pas encore ce qu’est une table d’écoute. Mais ça ne durera pas. Avec les Tanzaniens…
Malko était arrivé le matin même, par le vol d’Air France, le « 747 » qui desservait l’île Maurice et la Réunion. Ne sachant de sa mission que ce que contenait le bref mémo de la station de Vienne, son point d’attache. Il avait d’ailleurs été étonné que la CIA lui donnât signe de vie. L’heure était aux économies et les consignes demandaient aux chefs de service de faire appel le moins possible aux agents non-statuaires, comme lui.
— Où en êtes-vous ? demanda-t-il.
— Nulle part, avoua l’Américain. Sourire tordu. Il y a treize jours exactement dans la nuit du 30 octobre au 1er novembre, un cargo battant pavillon libérien, le Laconia B a fait escale à Mahé. Venant de Durban, en Afrique du Sud, allant à Eilath, en Israël. Il est arrivé à huit heures à Victoria, s’est débrouillé pour entrer sans pilote, on se demande comment, et n’est resté que six heures. Le temps d’une réparation urgente.
— Ce soir-là, il y avait pas mal de vent et de mer. Queue de mousson. Le Laconia B est reparti droit au nord. Et, au nord de Denis a coulé en quelques minutes. Les Seychellois ont capté son SOS et, le lendemain, des recherches ont été entreprises pour retrouver des survivants. On n’en a trouvé qu’un. Blessé. Ils n’avaient même pas eu le temps de mettre les radeaux à la mer. Il y avait des creux de quatre mètres et les requins…
— C’était un gros bateau ?
— 14 000 tonneaux, précisa l’Américain. Un Freedom Ship.
Ils pataugèrent en silence. Une méduse frôla la jambe de Malko et il fit un saut de côté. Il pensait aux hommes qui s’étaient débattus en pleine nuit, dans cette mer infestée de requins. Ce qui le ramena à sa « couverture ».
Agent d’assurance de la Maritime Freight Carrier Insurance. Venu enquêter sur le naufrage.
— Comment se fait-il que la cargaison ait été assurée pour 3,7 millions de dollars ? demanda-t-il.
Il avait tout le dossier de Laconia B avec lui. Beau travail de la Technical Division de la CIA. Willard Troy inspecta la plage déserte d’un regard circulaire avant de répondre d’une voix posée :
— La « Company » s’intéressait au Laconia B depuis le départ. Il avait dans ses cales 200 tonnes d’oxyde d’uranium en provenance d’Afrique du Sud, réparties en 560 fûts plombés. Destinées en grand secret à l’usine israélienne de Dimona, dans le Neguev. Au cas où vous l’ignoreriez et pour vous faciliter la compréhension de cette histoire, avec 200 tonnes d’uranium, on peut fabriquer environ 30 bombes nucléaires, type « Hiroshima »… Un modèle qui a fait ses preuves, ajouta l’Américain avec un rictus amer.
Ce n’étaient pas les Japonais qui le contrediraient.
— L’usine de Dimona, continua Willard Troy, est camouflée en fabrique de textile, mais, en réalité, elle est destinée à produire de la matière fissile pour engins nucléaires. Les Israéliens n’ayant pas signé le traité de désarmement atomique, personne ne sait vraiment ce qui s’y passe… La cargaison du Laconia B était le dernier élément dont les Israéliens avaient besoin pour se munir d’armes atomiques… Ce transfert d’oxyde d’uranium d’Afrique du Sud en Israël avait été approuvé par notre ancienne administration. Secrètement, bien entendu. Le nouveau président n’est plus d’accord. Le naufrage du Laconia B nous offre peut-être l’occasion de récupérer cet oxyde d’uranium.
Malko regarda les lumières de Beauvallon, songeur.
— D’après le rapport de la Maritime Freight Carrier Insurance, le Laconia B a coulé par plusieurs centaines de mètres de fond.
— Oui, fit Willard Troy. Ce n’est pas aussi simple. Il y a quelques petits « loups »…
— Par exemple ? demanda Malko.
— Le survivant d’abord. Porteur d’un passeport au nom de Dan Glowitz. Officiellement, il a quitté l’hôpital et Mahé trois jours après le naufrage. Destination : Paris et ensuite Israël. Un seul ennui, Air France n’a aucune trace de son passage et les Israéliens ne l’ont jamais revu… Par contre, il y a quatre jours, un Hollandais, honorable correspondant du Mossad[4] à Mahé a repêché un cadavre qui pourrait être celui de Dan Glowitz…
— Pourquoi « pourrait » ?
Willard Troy se pencha et trempa sa main dans l’eau tiède.
— Parce que les Seychellois l’ont enterré à toute vitesse. Le mort avait été torturé. Tous les ongles arrachés. Ce Dan Glowitz était un ancien déporté. Il avait encore un numéro tatoué sur le bras. Ce qui a attiré l’attention de l’honorable correspondant du Mossad.
— Pourquoi ne s’en était-il pas inquiété plus tôt ? remarqua Malko.
— Il était à Nairobi quand le Laconia B a coulé. Il est rentré, le type était déjà « officiellement » sorti de l’hôpital…
Soudain, l’eau parut plus froide à Malko. Même ici, dans ce lieu paradisiaque, ceux du monde parallèle s’entre-tuaient.
— Vous avez une explication ? demanda-t-il.
Willard Troy fit claquer sa langue.
— Une hypothèse. Celle que j’ai transmise à Washington. Certains « Services » qui s’intéressaient aussi au Laconia B, ont voulu en savoir plus sur le naufrage. Des Irakiens, par exemple. Eux aussi aimeraient bien avoir quelques tonnes d’oxyde d’uranium. Pas facile à trouver par les temps qui courent. Il émit une sorte de petit chuintement. Alors, ils sont venus vérifier si le Laconia B était vraiment par 700 mètres de fond…
— Je vois, dit Malko.
— À l’appui de cette thèse, continua doucement l’Américain, il y a la présence à Mahé, au Cor al Sands, d’un Irakien que nous connaissons bien. Rachid Mounir. N° 2 des services irakiens. Très proche du Front du Refus. Facile à reconnaître, c’est le sosie de Omar Sharif. Plaît beaucoup aux dames…
— Et a fait des études de manucure, compléta Malko avec une ironie amère.
Willard Troy tordit sa bouche dans un rictus muet.
— Oh, il sait faire d’autres choses aussi. Il n’y a pas un très bon dossier sur lui.
Il se tut. Pudique. Un ange passa, noir comme une chauve-souris, avec une tête de loup… C’était une véritable horde, pas un petit loup que dévoilait Troy. Malko rangeait dans son cerveau tous les éléments fournis par l’Américain. Un beau petit pot au feu d’horreurs.
— Comment les Irakiens se sont-ils branchés sur le coup ? demanda-t-il.
Willard Troy eut une moue dubitative.
— Je ne sais pas exactement. Hypothèse : les Seychellois, nouvelle manière, sont très copains avec les Tanzaniens. Les Tanzaniens vont aussi s’entraîner en Irak qui fournit des armes tchèques à tout le monde, y compris la police « parallèle » du nouveau régime.
De mieux en mieux. Pourtant quelque chose faisait tiquer Malko.
— Si le Laconia B gît par 700 mètres de fond, dit-il, personne ne peut le récupérer…
Willard Troy le fixa, impénétrable.
— Très juste. Mais est-ce que le Laconia B est par 700 mètres de fond ?
— Comment ?
— Personne ne sait exactement où il a coulé, expliqua l’Américain. Il a pu basculer dans les grands fonds ou rester accroché sur un banc de corail. La première chose est de le retrouver. Avant « l’opposition », si possible.
— Et ensuite ?
— Ensuite, la Navy a une base à Diego Garcia. Ils aviseront.
— Pourquoi n’avisent-ils pas maintenant ? demanda Malko, plein de logique…
— Parce que le Laconia B a coulé dans les eaux seychelloises et que le State Department tient à ce que nous gardions un low profil. Si les Seychellois fermaient notre station d’écoute, ce serait un foutu coup dur…
Malko réalisa qu’il s’enfonçait tout doucement dans le sable et se déplaça un peu. De loin, lui et Troy, devaient ressembler à un couple d’amoureux…
— Vous avez des « stringers »[5] ici ?
— Un, fit Willard Troy. Mark. Seychellois. Quand je l’ai connu, il travaillait dans une école pour « enfants exceptionnels ». C’était l’enfer. Ici, les enfants exceptionnels, ce sont des tarés… Je l’ai pistonné. Maintenant, il travaille à l’hôpital à mi-temps. Le reste du temps, il est « sex-boy » comme disent les Seychellois. C’est-à-dire qu’il saute les touristes esseulées contre de petites compensations financières. Comme on lui met des bâtons dans les roues, il s’est reconverti dans la vente des coco-fesses[6] et il n’aime pas beaucoup le nouveau gouvernement. Avant, s’il avait trois roupies pour se payer une bière, il pouvait aller draguer dans n’importe quel hôtel.
— Il va venir me faire la cour ? demanda Malko.
Willard Troy ne se dérida même pas.
— Il vous attend demain. Chez lui. Sur la route de Beauvallon à Victoria. Vous verrez une pancarte en bois « Résidence de l’ambassadeur de l’URSS ». Un sentier. Il y a quelques cases, tout près de la route. Mark habite là. Avec ses coco-fesses qu’il vend aux touristes. Personne ne prêtera attention à vous. Allez-y à partir de trois heures.
— Il a un bateau ?
— Non, précisa Troy. Mais je connais un autre type qui peut vous donner un coup de main. Un « Blanc rouillé », comme ils disent ici. Un fauché. Allez au yacht-club et demandez le Koala. C’est un gros cabin-cruiser de cinquante-quatre pieds. Le skipper s’appelle Brownie. Australien fou. Trafiquant. Aventurier. Il nous a sorti un agent de Madagascar il y a trois mois. Avec pas mal d’or appartenant à des Hindous. Il est sur tous les coups foireux. Payez-le bien, il vous aidera. Connaît l’océan Indien comme sa poche. Et en plus, il est avec une pépé superbe.
— Le rêve, soupira Malko. À propos, comment vais-je me déplacer ?
— Prenez un taxi pour Victoria demain matin, dit Troy. En face du Pirate’s Arms, il y aura une Mini-Moke rouge. Plaque 6555. Elle ressemble à toutes celles que louent les touristes, mais c’est une petite bombe avec un moteur de Cooper S. Les clefs seront sous le siège.
— Merci, dit Malko. Avec Brownie, je viens de votre part ?
— Avec précaution, accepta Willard Troy. Il ne posera pas de question. Passez-moi un coup de fil demain soir. À la maison. Si ça ne répond pas, essayez l’hôpital…
— Étant donné ce qui s’y passe, dit Malko, je ne vous le souhaite pas. Si vraiment cet Israélien a été enlevé, il a fallu des complicités locales, non ? À propos, comment est l’ambiance, ici ? Vous êtes très surveillé ?
— Pas mal. Il n’y a eu que trois morts à la Révolution, mais le président René a une frousse noire d’un contrecoup d’État. Il y a eu le couvre-feu pendant quatre mois. C’est fini maintenant. Il a fait venir sept officiers de Tanzanie pour encadrer la police et des copains du parti communiste mauricien pour créer une police politique. Heureusement, le chef de la police s’entend pas bien avec les Tanzaniens. C’est encore assez pagailleux, mais on visse un peu tous les jours. Deux semaines après le coup d’État, les Soviétiques installaient une ambassade. À l’hôtel du Pirate’s Arms… Tellement ils étaient pressés. Maintenant, on voit pas mal de navires russes à Victoria… Civils et militaires. Les gens commencent à s’en rendre compte, mais ils sont tellement nonchalants qu’ils ne réagissent pas. Ici, on regarde surtout pousser le coco. Ce ne sont pas des foudres de guerre…
— Et l’opposition ?
— Il n’y en a pas. Le seul qui était menaçant, Ahmed Abi, a disparu sans laisser de traces, il y a trois mois. Évidemment, il y a un certain mécontentement dans la population : le nouveau régime a interdit de boire de la bière sur la route et en voiture. Avant ils se descendaient tous leurs trois canettes entre le bureau et la case et arrivaient fin saouls. Mais, avant qu’ils réagissent…
Malko regarda la plage sombre, inquiet.
— On ne vous a pas suivi ?
L’Américain secoua la tête.
— Je ne pense pas. Ils sont encore trop flemmards. Je crois que l’histoire du bateau ne les intéresse pas. Ils surveillent surtout les Anglais qu’ils soupçonnent de vouloir remettre Jimmy Mancham à la présidence.
— Dites-moi, répéta Malko, il a fallu des complicités locales pour faire disparaître cet Israélien ?
— C’est bien ce qui m’inquiète, avoua le chef de station de la CIA.
Malko prit la main tendue.
— À demain au téléphone. À propos et les Israéliens ?
Troy secoua, la tête.
— Ils sont sûrement là, mais je ne les ai pas encore localisés.
Malko le regarda s’éloigner vers le Beauvallon et prit le chemin du Fisherman’s. Il fallait un sérieux effort d’imagination pour réaliser le danger dans cette ambiance. Mais il était là. Malgré lui, il se retourna plusieurs fois. La plage était pourtant déserte. Willard Troy s’était fondu dans la cocoteraie. À quelques milliers de kilomètres de là, la neige tombait sur les vieux murs de son château, à Liezen, en Autriche. Alexandra, sa fiancée, devait danser à Vienne.
Il se sentit soudain très seul.
Malko allait atteindre le Fisherman’s Cove lorsqu’une silhouette émergea brusquement de l’ombre.
Un Noir très grand dont il distinguait à peine le visage lui barrait la route. Malko stoppa, le cœur dans la gorge. Le Noir demanda d’une voix douce :
— Ti parles français ?
— Oui, fit Malko, imprudemment.
Aussitôt l’autre tendit la main et continua d’une voix geignarde :
— N’a pas roupie, n’a pas manger.
Malko faillit éclater de rire : il avait vu le vieux mendiant sur la plage, l’air compassé, essayant de vendre aux touristes quelques vieux fruits contenus dans un carton en équilibre sur sa tête. On s’en débarrassait pour quelques roupies.
Malko lui montra son maillot.
— Je n’ai rien.
L’autre hocha la tête.
— Bonsoi’alo’, bougeois[7]. Que Bon Dieu aider moi…
Il se détourna et repartit dans son trou d’ombre.
Malko retraversa silencieusement la pelouse de l’hôtel jusqu’à la première rangée de bungalows. En passant devant celui voisin du sien, il aperçut un rai de lumière filtrant entre les rideaux de la porte-fenêtre. Automatiquement, il regarda. Dans son métier, la curiosité n’était pas un vilain défaut, mais une nécessité vitale. Aussitôt, il eut l’impression qu’on lui injectait un fluide brûlant dans ses veines.
La silhouette d’une femme agenouillée contre le pied d’un des lits jumeaux, le visage dans les draps, les bras étendus devant elle, se devinait dans la pénombre. Un homme la tenait aux hanches, agenouillé contre sa croupe, s’éloignant et se rapprochant à gestes lents. Une scène d’un érotisme intense. Malko détourna son regard : il n’avait rien d’un voyeur. Néanmoins, troublé, il regagna sa chambre et s’y enferma. Sa Seiko-Quartz indiquait minuit et demi. Tout l’hôtel dormait. Sauf sa voisine.
Il s’allongea, pensant au cargo disparu et à l’homme kidnappé à l’hôpital et torturé.
Que lui avait-on fait avant de le jeter aux requins ? Il pensa avec émotion à l’inconnu qui avait lutté tout seul contre la souffrance, essayant de protéger son camp, sachant que la mort était au bout du tunnel. Dans le monde parallèle, il y avait rarement des prisonniers. Lorsqu’on se découvrait, c’était pour tuer. Le couple qui faisait l’amour à côté, ne connaissait pas ce genre d’angoisse.
Malko réalisa soudain qu’il n’avait pas d’armes et qu’il avait oublié de demander à Willard Troy de lui en procurer une. C’était pourtant le travail de la Station. La valise diplomatique n’était pas faite pour les chiens… Depuis la généralisation des contrôles dans les aéroports, il laissait de plus en plus son pistolet extraplat à Liezen. Pour qu’Elko Krisantem puisse faire peur aux voleurs…
Ce dernier devait être en train de lutter contre les plombiers locaux. Grâce à sa mission à New York, Malko s’était offert une chaudière de chauffage central flambant neuve. Mais, avec cette merveille ultramoderne, tous les tuyaux menaçaient d’exploser sous une pression à laquelle ils n’étaient plus habitués.
C’était une des raisons pour lesquelles Malko avait repris son baluchon de commis-voyageur en mort subite.
Direction : les Seychelles. Perle de l’océan Indien. Sans même s’en rendre compte, il bascula dans le sommeil.
Malko se réveilla en sursaut et se dressa dans l’obscurité, le cœur battant la chamade. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser où il se trouvait et calmer son angoisse. Quelques années du métier de barbouze lui avaient donné un sommeil léger et des nerfs sensibles. Sa vie en avait souvent dépendu. Son subconscient déclenchait la sonnette d’alarme au moindre élément inhabituel.
Il calma les battements de son cœur, guettant le bruit qui l’avait arraché au sommeil.
Des gémissements syncopés, étouffés par la cloison, s’enflant et diminuant à un rythme remarquablement régulier. Le cri d’une femelle humaine en train de faire l’amour. Et apparemment, d’y éprouver un plaisir certain. Il ferma les yeux, décidé à se rendormir. Le Fisherman’s Cove était l’endroit idéal pour une lune de miel.
Les gémissements de l’inconnue continuaient, syncopés, avec de brusques plages de silence, puis recommençant dans un crescendo jusqu’à un cri aigu. D’abord amusé, puis agacé, Malko finit par en être troublé. Ces cris supposaient un tel déchaînement qu’il ne pouvait s’empêcher de mettre des images sur les sons.
Des images qu’il n’avait aucun mal à deviner.
Dix minutes plus tard, il se leva. Sa mission aux Seychelles commençait bien ! Si cela devait être comme cela toutes les nuits, il allait changer de chambre. Il avait autre chose à faire qu’à draguer une vacancière esseulée pour se changer les idées.
Les bruits et les soupirs se prolongeaient, révélant une riche nature. Il ne pouvait quand même pas taper sur la cloison.
Doucement, il traversa sa chambre, fit glisser la porte-fenêtre et se retrouva sur la pelouse dominant la plage. La température était délicieusement douce. L’océan Indien scintillait sous la réverbération de la lune. On entendait vaguement le bruit de la mer.
C’était idyllique. Mais pas en solitaire. Malko regrettait de ne pas avoir emmené Alexandra, sa fiancée de toujours, ou quelque autre créature de rêve. Mais ses missions lui apportaient assez de tension, sans y mêler sa vie privée. D’où il était, les gémissements de l’inconnue était encore plus perceptibles. Ce couple était infatigable !
Malgré lui, il guetta la montée des soupirs qui se transformèrent en gémissements, puis en grognements rauques, enfin en cris entrecoupés d’onomatopées. Deux mots revenaient sans arrêt Zé nehedar ! Zé nehedar. Une langue inconnue de lui. Pourtant, il en parlait huit parfaitement. Assis sur une chaise-longue, il suivit avec un intérêt qu’il essayait de maintenir détaché la montée vers le plaisir de l’inconnue. Cela s’acheva dans un grognement rauque, comme un animal qui expire. Furieux, il imaginait les corps soudés, l’odeur du plaisir, l’homme abuté dans sa partenaire, les mains crispées sur les hanches… Toute la magie de l’amour.
Le silence était retombé. Un nuage cacha la lune. Cette fois, cela paraissait bien fini… Malko prit encore l’air un moment puis regagna sa chambre. Il était curieux de voir à quoi ressemblait cette inconnue si gourmande.
Il se coucha, mais ne parvint pas à s’endormir. Pour chasser son trouble, il se mit à penser à Liezen, entre les mains fidèles de Elko Krisantem. Grâce aux subsides arrachés à la CIA, une nuée de plombiers creusaient des trous dans les murs vénérables du château afin de donner un exutoire à la nouvelle chaudière de chauffage central, offerte par l’agence de renseignements.
Au prix d’un petit chasseur bombardier.
Et les tuyaux cédaient les uns après les autres.
Un lézard bleu fila dans le soleil qui achevait de faire fondre le beurre de Malko en train de prendre son petit déjeuner sur la terrasse de plain-pied avec la pelouse. Il commença à feuilleter l’épais dossier posé sur ses genoux.
Tout ce qui concernait le Laconia B le cargo disparu. Officiellement, Malko : agent de la « Maritime Freight Carrier Insurance » réassurée auprès de la Llyod cherchant à établir avec précision les circonstances de la disparition du cargo, avant de payer la prime. La CIA avait très bien travaillé, lui forgeant de superbes accréditifs. En plus, cette couverture lui permettait de poser pas mal de questions… Il espérait seulement que les Seychellois ne possédaient pas encore le Who’s Who des barbouzes.
Il risquait de le savoir très vite.
En attendant, il ouvrit le dossier et se pencha sur une carte de l’archipel des Seychelles. Une croix rouge avait été tracée, au nord, avec sa position.
55° 41’ de longitude est.
3° 45’ de latitude sud.
Lieu approximatif du naufrage, d’après l’heure du SOS et la vitesse – 13,5 nœuds – du Laconia B. Celle-ci avait été établie sur la base des 2 116 miles marins parcourus depuis Durban.
Mais le lieu du naufrage n’était qu’une approximation. Le Laconia B pouvait se trouver dans un cercle de 30 miles autour du point supposé. Cela faisait une sacrée surface à ratisser. Où le fond était presque partout de plusieurs centaines de mètres. Donc, inatteignable sans recherches coûteuses et longues.
Un grincement fit tourner la tête à Malko. La porte-fenêtre de la chambre voisine. Il posa son dossier. Il allait voir l’inconnue qui avait troublé sa nuit.
Les deux mots revinrent en une fraction de seconde dans sa mémoire : « Zé nehedar ». Ils s’effacèrent devant la somptueuse silhouette qui émergea dans le soleil, traînant la chaise-longue sur la pelouse. Une grande fille brune avec un deux-pièces orange dont l’élastique du slip s’enfonçait dans la chair un peu molle des hanches. Une poitrine épanouie, de longs cheveux noirs cascadant sur ses épaules, juchée sur des mules qui la grandissaient encore. Malko remarqua les longs ongles rouges, rares chez les vacancières.
Il la revit pantelante sous les coups de boutoir de son amant. Il s’attendait à voir ce dernier, mais personne n’apparut. L’inconnue brune s’installa dans sa chaise longue, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires. Tranquillement, elle ôta son soutien-gorge et commença à enduire d’huile deux seins épanouis aux aréoles très brunes. En même temps, elle tourna la tête, croisa le regard de Malko. Elle sourit et dit alors d’une voix douce en anglais avec un accent indéfinissable :
— Bonjour, il fait un temps splendide, n’est-ce pas ?
— Superbe, approuva Malko.
Un vacancier qui descendait vers la plage faillit sortir du sentier devant le spectacle. Mahé, ce n’était pas encore St-Tropez…
Son huilage terminé, l’inconnue s’étira voluptueusement, se cambrant à décoller ses reins de la chaise-longue. Encore une à qui le climat tropical réussissait. Malko réprima de justesse une furieuse envie de balancer le dossier du Laconia B dans la mer. Mais le devoir l’appelait. Il se leva. Se retenant de lui demander ce que signifiait « Zé nehedar ».
Au moment où il allait rentrer dans sa chambre, l’inconnue demanda :
— Il ne vous resterait pas un peu de thé, par hasard ? J’ai demandé mon breakfast, mais il paraît que c’est trop tard…
Du thé, Malko en aurait fait sécher de ses mains, pour une créature de cette classe. Il se rua vers son plateau à peine entamé.
— Je crois qu’il m’en reste un peu, annonça-t-il d’une voix qui parvenait à ne pas trahir ses pensées.
L’inconnue s’extirpa aussitôt de sa chaise-longue, sans ôter ses lunettes, avec un sourire ravi.
— Oh, comme c’est gentil. Sans thé, je ne suis pas vraiment réveillée.
Elle vint vers Malko, la main tendue, ses seins se balançant au rythme de sa marche. Sa poignée de main était ferme, presque masculine. Une femme sûre d’elle et de son charme. Elle se laissa tomber dans un fauteuil de rotin.
— Je m’appelle Irja Inari, dit-elle, je suis Finlandaise.
— Malko Linge, je suis Autrichien…
Elle ôta ses lunettes, révélant deux yeux en amande soulignés de bistre. Elle avait vraiment beaucoup fait l’amour. Son visage n’avait aucune ride, comme si elle avait dix-huit ans, sa poitrine très forte ne tombait pas. Il voyait les muscles jouer sous la peau satinée de ses longues cuisses bronzées. Pourtant, elle avait au moins trente ans. On le sentait à une multitude de petites choses. La voix bien placée, l’assurance des gestes, du regard. Il émanait d’elle plus que du magnétisme sexuel. Une force tranquille, de l’équilibre.
Malko versa le thé.
— Vous voulez une seconde tasse ?
Elle secoua la tête.
— Quelqu’un vous attend ?
— Non, non, je suis seule. Et pas en vacances. J’effectue un reportage sur les Seychelles pour le Sunday Times de Londres. Complet : la politique, le folklore, le tourisme, l’économie… Ici, ce n’est pas facile d’avoir des rendez-vous, les gens sont si nonchalants. Mais je n’ai que quelques jours.
— Je vois, dit Malko. Moi aussi je travaille.
Il lui raconta l’histoire du Laconia B.
La Finlandaise poussa une exclamation excitée.
— Mais c’est passionnant ! Vous m’emmènerez quand vous partirez à sa recherche ? Cela pourrait faire un bon reportage… Comme ça, je pourrai rester un peu plus.
Malko réfléchissait. L’inconnu de la nuit était donc un amant de passage. Pourquoi ne pas agrémenter sa mission d’une aventure finlandaise ? Aussi tropicale que le climat…
Irja Inari soupira :
— Quelle tristesse d’aller travailler avec un temps pareil… Nous ferions mieux d’aller nous baigner… Alors, peut-être à plus tard.
— Vous ne travaillez pas la nuit, dit aussitôt Malko. Voulez-vous que nous dînions ensemble ?
La Finlandaise lissa ses longs cheveux, dégageant son visage.
— C’est une bonne idée, dit-elle, mais je ne sais pas encore si je serai libre… J’ai tant de gens à voir… Voulez-vous m’appeler vers six heures ?
— OK, promit Malko. J’espère que vous pourrez vous libérer.
Elle lui tourna le dos, lui offrant le spectacle d’une chute de reins à faire basculer en bloc dans le péché tout le Sacré Collège.
De nouveau, un flot de mauvaises pensées assaillit Malko. Il entra dans sa chambre pour s’habiller. Avant tout, récupérer un moyen de transport.
Il hésita entre une chemise bleu marine et une plus claire, mit un pantalon blanc, des lunettes dissimulant l’or de ses yeux et sortit.
Dans le parking, il aperçut la Finlandaise démarrant au volant d’une Mini-Moke. Vêtue d’un jean superbement coupé et d’une saharienne. Des appareils en bandoulière.