Chapitre XVII

Le feu blanc du Koala se rapprochait. Grâce à la lune, la nuit était très claire. Malko aperçut une silhouette sur la plage arrière. Méfiant, il s’arrêta de nager et appela.

— Rhonda ?

— I am here, répondit aussitôt l’Australienne. Everything’s all right.

Elle l’observait, penchée sur le bastingage et l’aida à se hisser le long de la coque lisse. Elle lui tendit une serviette pour qu’il se sèche. Il faisait presque froid.

— Que s’est-il passé ?

— Oh, rien de grave, dit Malko, pour ne pas l’inquiéter. Cassan a essayé de me faire passer pour un voleur de bateau. Cela s’est arrangé. Mais je crains qu’il ne cherche à se venger sur toi. Je vais dormir ici, et j’ai de quoi nous défendre…

Il avait apporté le Stainless dans un sac de plastique accroché à sa ceinture.

— Nous fermerons la cabine à clef, dit Rhonda.

Ils pénétrèrent dans le carré. Installé sur le canapé, Malko expliqua à Rhonda l’histoire du ponton. Sans préciser bien entendu qu’il s’agissait d’une opération CIA.

— Tu connais l’Italien qui a le petit chantier naval ?

— Oui, répondit-elle. Il est en train de réparer un chalutier nord-coréen qui s’était échoué. Il est sérieux. Il a formé des Seychellois et il y a son fils. Ils pourront sûrement faire ce que tu attends d’eux.

Enfin une bonne nouvelle. Mais ce n’était qu’une partie du problème. Une fois les 560 fûts d’oxyde d’uranium sur le ponton, comment faire pour qu’ils échappent aux Israéliens et aux Irakiens aidés des barbouzes seychelloises ? Malko avait beau se creuser la tête, il n’en avait pas la moindre idée. Il lui restait quelques jours pour résoudre le problème.

— Allons dormir.

Le Koala était aussi immobile comme s’il avait été scellé au fond. Pas un pouce de vent et pas de houle. Lorsqu’il entra dans la petite cabine avant, Rhonda l’attendait, allongée sur la couchette de gauche, nue. Sa peau était presque aussi cuivrée que ses cheveux.

— Tu n’es pas trop fatigué ? demanda-t-elle timidement.

— Non, dit-il.

La peau tiède de la jeune Australienne lui sembla merveilleuse.

Elle l’enlaça et murmura à son oreille :

— I think I love you[21].


* * *

Un homme immobile au bord de la plage regardait le youyou s’approcher : le Derviche, perdu au milieu des touristes. Dès que Malko fut à portée de voix, il laissa tomber sèchement :

— Vous auriez dû me dire où vous alliez. Nous avons été très inquiets.

— Je ne vais tout de même pas vous tenir au courant de tous mes déplacements, dit Malko tandis que Rhonda hissait le youyou sur le sable. Vous n’êtes pas mon officier traitant.

Le soleil brillait, la plage était envahie de touristes qui ne pouvaient soupçonner ce qui se passait. Une chose inquiéta Malko : que le Derviche soit là au lieu de rechercher le Laconia B, cela signifiait qu’il était persuadé que Malko l’avait déjà trouvé… Il attendait que celui-ci récupère la cargaison pour la lui prendre sous le nez.

— Avez-vous des nouvelles des autres ? demanda Malko tandis qu’ils se dirigeaient vers le Fisherman’s Cove.

— Ils sont au Coral Sands, dit le Derviche. Ils n’ont pas bougé. Malko éprouva un picotement désagréable au creux de l’estomac. Son raisonnement était valable pour les Irakiens aussi. Grâce aux informations de Brownie Cassan, ceux-ci savaient que Rhonda avait été capable de le mener au sec. Donc au Laconia B. Il se fit l’impression d’être enfermé dans une cage avec des fauves prêts à le dévorer à la première imprudence. Malko et Rhonda s’installèrent sur les chaises longues en face de son bungalow.

Sans inviter le Derviche. Celui-ci demeura quelques instants silencieux avant de demander, d’un ton apparemment détaché :

— Et vous ? Vous ne poursuivez pas vos recherches ?

— Pas pour l’instant, dit Malko. Je n’ai pas assez d’éléments. Ni de matériel. Il me faudrait un sondeur plus sophistiqué que celui du Koala, permettant de repérer une épave par la masse métallique. Je l’ai demandé.

— Je vois, dit l’Israélien.

Il s’éloigna. Encore un excellent concurrent pour la médaille d’or de l’hypocrisie… Plongée dans le démontage de ses appareils photo, à dix mètres d’eux, Zamir éblouissante dans un deux-pièces blanc s’efforçait de ne pas avoir l’air de surveiller Malko. Il regarda le Derviche pénétrer dans le lobby. Il fallait un œil exercé pour s’apercevoir qu’il portait un pansement sous sa chemise…

Malko était plongé dans ses pensées lorsqu’un petit homme noueux et sec, presque chauve, très bronzé, se matérialisa devant lui.

— Mr Linge, je viens de la part de Mr Troy.

Son anglais aurait poussé Shakespeare au suicide.

— C’est moi, dit Malko.

L’autre lui tendit une main aux relents de cambouis.

— Je suis Cesare Zeffirelli. C’est moi qui m’occupe des bateaux. Mr Troy m’a dit que vous auriez besoin de moi. Il m’a aussi dit de vous dire que l’avion doit être là après-demain matin. Les plans aussi. Ils arrivent sur le vol régulier d’Air France en fret urgent spécial.

— Merci, dit Malko, asseyez-vous. Je vais vous expliquer de quoi il s’agit. Je suis agent d’une compagnie d’assurances…


* * *

Malko s’étira. La journée avait passé très vite. Zeffirelli semblait sérieux. Il allait monter le ponton dans le port de Victoria et le remorquer sur place. Il n’y avait aucun bateau assez gros pour le transporter en pièces détachées. Lui aussi était stupéfait qu’un avion cargo puisse transporter un ponton de près de 50 mètres de long… Pourtant, il avait recours à Air France très souvent, pour les pièces détachées des machines. Ce qui lui évitait d’en conserver des stocks. Un télex et en deux jours, il avait ce qu’il lui fallait.

Zamir avait disparu dans sa chambre et Rhonda lisait. Aucune nouvelle de l’opposition. Soudain, Malko aperçut le Derviche traversant la pelouse, venant dans sa direction. Le visage fermé. Arrivé près de Malko, l’Israélien demanda d’une voix trop calme :

— Mr Linge, pourquoi faites-vous venir un ponton si vous n’avez pas retrouvé le Laconia B.

Malko dut faire un effort pour répondre tout aussi calmement :

— Pour le retrouver justement. Avec une équipe de plongeurs. Qui vous a appris cela ?

Le Derviche émit quelque chose qui ressemblait à un ricanement.

— Tout Victoria ne parle que de votre ponton, Mr Linge, qui arrive par un 747 cargo d’Air France, demain matin.

C’était ce qui s’appelait travailler discrètement. Malko était furieux. Mais comment garder un secret dans une île aussi petite que Mahé… Le Derviche secoua la tête.

— Mr Linge, dit-il, vous jouez avec le feu… J’aimerais discuter de ces questions tout à l’heure avec vous. Au bar. Vers six heures.

— Vers six heures, dit Malko.

Les problèmes commençaient. Il ne voyait vraiment pas comment il allait se débarrasser des Israéliens. Rhonda leva les yeux lorsqu’il entra. Elle s’était aspergée de l’eau de toilette Bogart de Malko et semblait ravie…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Nous allons boire un verre avec nos amis, annonça-t-il. Fais-toi belle.


* * *

L’énorme marlin empaillé, fierté du bar, semblait prêt à bondir de son mur. L’ambiance était plutôt morose, à la table de Malko. En dépit de ses explications, le Derviche ne croyait pas un mot de ce qu’il disait. Zvi le Taciturne, tirait sur sa pipe, ailleurs. Zamir coulait à Malko des regards à le rendre impuissant… C’était l’impasse.

Soudain, une apparition inattendue surgit du jardin. Le vieux mendiant de la plage, avec son chapeau de paille, son bâton, son vieux short, les pieds nus et le sourire humble. Toujours le carton de fruits en équilibre sur la tête. D’une voix douce, il s’adressa à Rhonda :

— Bonjour. Ti va, Ti fi ?[22]

— Ça va, dit Rhonda, un peu surprise de tant d’attention de la part du vieux.

Celui-ci continua :

— Quelle qualité de bateau tu as, Ti fi ?

— Le gros blanc, juste en face.

Le vieux hocha la tête.

De la bouillie de mots qui suivit, Malko comprit vaguement que le Koala avait rompu ses amarres et dérivait vers la plage. Rhonda se leva d’un bond :

— J’y vais.

Malko allait s’offrir de l’aider lorsqu’une serveuse en marron s’approcha de lui.

— Sir, on vous demande à la réception. Téléphone.

Rhonda était déjà debout.

— J’y vais, dit-elle.

— Je vous accompagne, dit aussitôt Zamir.

Les deux femmes s’éloignèrent en courant dans le jardin, suivies d’un pas digne par le vieux mendiant. Le Derviche se leva à son tour avec un sourire en coin.

— Vous n’allez pas me laisser seul…

Il emboîta le pas à Malko. À la réception, un téléphone était décroché. Malko le prit et fit « allô ». Pas de réponse. L’employée s’était remise à ses comptes.

— Il n’y a personne, dit Malko.

L’autre haussa les épaules, pas émue.

— Oh, cela arrive souvent. Attendez, on va vous rappeler.

Elle prit l’appareil et le raccrocha. Malko s’assit sur le siège circulaire, en face de la réception. Intrigué. Le Derviche ne le décollait pas. Soudain, une phrase de Willard Troy lui revint en mémoire. « Un des rares trucs qui marche ici, c’est le téléphone ».

— Himmel !

Le Derviche sursauta. Malko était déjà en train de dévaler vers le jardin. L’Israélien s’élança à sa poursuite. Malko traversa la pelouse en trombe, sauta sur la plage. Cent mètres plus loin, il s’arrêta, l’estomac tordu d’angoisse.

Le feu blanc du Koala brillait à sa place habituelle. Il n’avait pas dérivé d’un centimètre. Par contre, il n’y avait aucune trace de Zamir et de Rhonda… Le Derviche et lui se regardèrent. Pas besoin de parler pour savoir ce qui s’était passé. Bien entendu le vieux mendiant s’était volatilisé.

La plage était déserte. Le Derviche retrouva le premier la parole.

— Ils vont les torturer, dit-il.

Malko ne répondit pas, un goût de cendres dans la bouche. Le kidnapping avait été bien monté. Où chercher Rachid Mounir et ses complices seychellois ? À la première incartade, il se faisait expulser de l’île. Les heures qui suivraient n’allaient pas être faciles.

D’un commun accord, les deux hommes reprirent la direction du Fisherman’s. Il n’y avait rien à faire sur la plage. À côté de la petite rivière, se trouvait un espace découvert relié à la route principale par un sentier. Les ravisseurs s’étaient sûrement enfuis par là. Machinalement, ils allèrent vers le bar. En montant les marches, Malko s’arrêta soudain.

À côté de la table, se trouvait un homme seul, vêtu d’un polo rouge. Brownie Cassan.


* * *

L’Australien, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires, esquissa un sourire ironique, devant les deux hommes qui le contemplaient avec un mélange de dégoût et de haine.

— Asseyez-vous, dit-il de sa voix traînante. Je crois que nous avons à parler.

Pour une fois, il était bien peigné, avec un T-shirt trop petit et un pantalon presque propre. Le premier, le Derviche s’assit sans un mot en face de lui. Impénétrable, les prunelles comme deux pierres bleuâtres. Suant la haine. L’Australien but une gorgée de son scotch avec nervosité.

Malko s’assit à son tour. Voilà donc pourquoi les Irakiens n’avaient pas bougé.

— Que voulez-vous ? dit-il.

— J’ai un message pour vous, annonça l’Australien. Vous savez de la part de qui, n’est-ce pas ? Cette personne a besoin d’une certaine information, il vous fait dire que faute d’avoir cette information ce soir à minuit, il exécutera une des deux otages.

Il y eut un long silence. Brownie Cassan passa rapidement sa langue sur ses lèvres. Soudain le Derviche allongea son bras valide et prit entre ses doigts ceux de l’Australien. Sans que ses traits bougent, il commença à serrer. Très vite les traits de Cassan se convulsèrent de douleur. Il tenta de se lever, de s’arracher à l’étreinte de l’Israélien, mais celui-ci semblait avoir des pinces. Attiré en avant, Cassan glissa de son fauteuil à terre, les genoux pliés.

— Bon Dieu, lâchez-moi, grommela-t-il. Sinon…

— S’il arrive quelque chose à Zamir, dit lentement le Derviche, je vous briserai tous les os du corps. Rien ne vous protégera. Nulle part et jamais…

Il lâcha la main de l’Australien et se rejeta en arrière.

Une grosse veine battait sur son cou. Brownie Cassan massa ses doigts et protesta d’un ton larmoyant.

— Je ne suis qu’un intermédiaire. Ce n’est pas moi qui…

Le Derviche le fixait, les mains à plat sur la table.

— Où sont-elles ?

— Je ne sais pas.

L’Israélien se pencha tout à coup vers l’Australien et demanda d’une voix calme :

— Aimeriez-vous encaisser un million de dollars en or ?

La pomme d’Adam de Cassan monta et descendit.

— Que voulez-vous dire ?

— C’est le prix que nous mettons pour sauver les gens de chez nous, dit le Derviche. La rançon que vous toucherez si vous me ramenez Zamir.

Brownie Cassan ne répondit pas.

Un ange passa. Les ailes en or massif.

Malko pouvait voir les circonvolutions de son cerveau en mouvement. L’Australien appartenait à la famille des traîtres nés. En plus, il avait besoin d’argent. Pourtant, il secoua la tête.

— Même si je voulais vous aider, je ne le pourrais pas. Ils sont dans un endroit que je ne connais même pas. Isolé et bien gardé. Cédez-leur, sinon, ils mettront leur menace à exécution.

— Rhonda est votre girl-friend, objecta Malko.

Cassan eut une grimace de mépris :

— Cette salope ! Elle peut crever. C’est à cause d’elle que je suis dans la merde.

Il se leva.

— Faut que j’y aille. Je reviens ce soir à minuit.

Le Derviche regarda l’Australien disparaître dans l’escalier du bar, blanc de rage.

— Le salaud, dit-il.

Malko essayait de mettre de l’ordre dans ses idées. Il y avait deux otages, ce qui rendait la situation encore plus délicate.

— Pourquoi avez-vous proposé un million de dollars ? demanda-t-il.

— C’est le prix de nos agents, au Mossad, dit le Derviche. Pour Elie Cohen, nous avions offert la même somme aux Syriens. Ils avaient refusé.

La CIA n’offrirait pas 100 000 dollars pour Rhonda. Le Derviche se leva.

— Je vais rendre compte. Je serai de retour dans deux heures.

Malko se leva également et partit vers son bungalow. Sans Rhonda, il lui parut soudain sinistre. Il fallait absolument trouver une solution, permettant de sauver les deux femmes et de ne pas livrer le chargement du Laconia B aux Irakiens.

Il s’assit, réfléchissant à se faire péter les méninges, repassant dans sa tête tout ce qui s’était passé depuis son arrivée. Plus d’une heure s’écoula avant que quelque chose accroche. Un petit lambeau d’idée informe… Une graine qui pouvait germer. Mais pour la concrétiser il lui fallait les plans du Laconia B. Seulement, il ne les aurait que le lendemain. Il fallait faire l’impasse. Se fier à la logique. À ses vagues souvenirs techniques. Il était si absorbé par ses pensées qu’il entendit à peine frapper à sa porte.

Il consulta sa montre. Dix heures. Ce devait être le Derviche.

— Je viens, cria-t-il.

Une dernière fois, il repensa l’idée qu’il était en train de mettre au point. S’il ne se trompait pas, c’était la solution qui permettait de résoudre la quadrature du cercle. Mais tout reposait sur lui.

Il ouvrit la porte.

Le Derviche avait les traits tirés.

— Jérusalem refuse de négocier, dit-il.

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