Chapitre XX

— À gauche… Doucement… Tout droit. Attention, il y en a un gros à droite.

Debout à l’avant du Koala, le Derviche guidait Malko à travers les têtes de corail hérissant la passe menant au mouillage de Denis. Le paysage n’avait guère changé depuis leur dernier passage. Rhonda souffrait beaucoup, prostrée sur le divan du carré. Malko, en sueur, luttait pour ses hélices et sa coque. Enfin, le Derviche fit un grand geste.

— C’est clair devant, annonça-t-il. Plus que du sable.

Ils se trouvaient à cent mètres du rivage. Déjà, une pirogue venait vers eux. Le Derviche revint vers l’arrière après avoir jeté l’ancre et commença à sortir les bouteilles à recharger. C’étaient les mêmes Noirs. Ravis de la perspective d’une caisse de bière, ils chargèrent les bouteilles dans leur esquif avec enthousiasme.

— Je vais avec eux, dit Malko. Pour leur montrer. Ils reviendront vous chercher avec Rhonda.

Cette fois, il y avait peu de chances que l’on vienne les déranger. Malko sauta à bord. Tandis que la pirogue s’éloignait vers le rivage en roulant, il se demanda s’il n’avait pas trop présumé de ses forces, s’il ne s’était pas embarqué dans une aventure impossible. Il se tourna vers un des Noirs et demanda :

— Pourquoi on ne fait pas sauter les coraux pour rendre la passe plus facile ?

L’autre éclata de rire.

— Moi pas savoi’. Demande bou’geois quand là.

— Na pas explosifs ?

— Si, na tant… fit le Noir.

Visiblement, cela dépassait sa compétence.


* * *

Malko écrasa un moustique et se leva. La lueur jaunâtre d’une lampe à pétrole éclairait faiblement la véranda. On entendait le teuf-teuf du compresseur rechargeant les bouteilles. Rhonda essayait de trouver le sommeil, sous les palmes d’un grand ventilateur.

— Je vais voir si tout se passe bien avec les bouteilles, dit-il. Si possible, je vais les faire monter à bord ce soir. Sinon, nous serons retardés pour partir demain matin.

Le Derviche bâilla, il n’était pas habitué à la mer et la fatigue se lisait sur ses traits tirés.

— Je vous laisse faire, dit-il. Je vais me coucher. À demain.

— À demain, dit Malko.

Il descendit les marches de bois et traversa la pelouse. Il était tout aussi fatigué que l’Israélien, mais ne pouvait pas encore se coucher. La machine infernale était en route et il ne pouvait plus l’arrêter. Sauf en se suicidant. Lui et Rhonda occupaient une des chambres du bungalow, le Derviche l’autre. Il se retourna pour vérifier que l’Israélien ne le suivait pas, mais ce dernier avait déjà disparu dans le bungalow. Malko contourna le grand hangar plat où on faisait sécher les noix de coco et fila vers le compresseur.

Le tranchant du poignard entama facilement le caoutchouc noir du tuyau reliant la bouteille d’oxygène à l’embout. Avec un léger crissement, il enfonça dans la matière noire et les deux parties retombèrent, séparées.


Malko tourna la tête, surveillant la porte du carré, mais ne rencontra que le sourire de Rhonda, étendue à sa place habituelle, ils se trouvaient depuis une dizaine de minutes au-dessus du Laconia B. Il était encore très tôt et ils auraient bien un peu prolongé leur repos à Denis, mais le Derviche ne tenait pas en place. Il voulait plonger, aller contempler le Laconia B de ses propres yeux. En ce moment, il se trouvait sur le flying-deck, attendant que Malko ressorte avec le matériel de plongée.

Celui-ci essuya son front brusquement couvert d’une sueur froide. Dans l’étroite cabine avant chahutée par la houle, il avait presque le mal de mer. Il en était à la partie la plus délicate de son plan. Si l’agent israélien avait le moindre soupçon, il l’abattait sur-le-champ.

Rapidement, il dissimula sous une toile le tuyau qu’il venait de sectionner et commença à enfiler la combinaison. Il restait un seul appareillage de plongée en état de fonctionnement. Celui qu’il allait passer sur son dos. Deux bouteilles accolées afin de se donner une autonomie de soixante minutes.

Le caoutchouc sur le dos, il se mit à transpirer abondamment. Il acheva de s’équiper ; la montre, le profondimètre, le poignard attaché à la jambe, le masque, les palmes. Il essaya la grosse lampe jaune et enfin, enfila le harnais des bouteilles, titubant à cause du roulis.

Cela aurait été plus facile si Rhonda l’avait aidé, mais elle en était incapable. Pourvu que le Derviche ne s’impatiente pas. Les bouteilles arrimées, Malko fouilla dans un sac qu’il avait rapporté de Denis, la veille, avec les bouteilles, et en sortit six pains de plastic de 200 grammes, équipés chacun d’un détonateur pouvant fonctionner sous l’eau. Le fil qui les reliait mesurait plus de cent mètres et c’est ce qui était le plus lourd. Malko accrocha le sac contenant le tout à sa ceinture et sortit de la cabine, marchant tant bien que mal sur ses palmes. Impossible de les enfiler au dernier moment.

Il ne pouvait pas se permettre de rater : le Derviche ne lui donnerait sûrement pas une seconde chance…

Il traversa le carré, la lampe jaune dans la main gauche et sourit au passage à Rhonda. Il ne l’avait pas mise dans le secret. Dans quelques minutes il allait savoir si son plan était une chimère ou une réalité. Il émergea sur le pont arrière, s’arrêta pour reprendre son souffle et fit glisser le masque sur son visage.

De la dunette, le Derviche l’aperçut. Aussitôt, l’Israélien descendit l’échelle. Malko vit la surprise dans son regard et tout de suite la méfiance.

— Où est mon équipement ? demanda-t-il. Pourquoi ne m’attendez-vous pas ? Où allez-vous ?


* * *

Malko réussit à s’extraire un sourire innocent.

— Avec cet équipement, je ne peux aller qu’à un seul endroit, fit-il. Sous l’eau. Le vôtre vous attend. Mais je crois que vous feriez mieux de vous équiper ici, dehors. Dans la cabine ce n’est pas facile…

Il essayait de rassurer l’Israélien avec des propos banals, mais le Derviche, les yeux glacés, pointa son index sur le sac qui pendait à sa ceinture.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Malko sentait que l’Israélien était pris de court, qu’il ne comprenait pas encore, mais que son inconscient lui disait que quelque chose ne tournait pas rond. Il lui restait quelques secondes pour sortir du pétrin. Endormir sa méfiance.

— J’ai pris des explosifs, dit-il. Au cas où des écoutilles auraient été bloquées par le naufrage…

C’était plausible.

— Attendez-moi, dit le Derviche, d’un ton sans réplique, je vais m’équiper.

Il plongea dans le carré. Malko fit un pas de côté, disparaissant de son champ visuel. Il lui restait exactement dix secondes. D’un élan de tout son corps, il se hissa sur le bastingage, le dos à l’eau. Il ajusta le masque, tourna la manette du détendeur, aspira sa première goulée d’air. Il ne l’avait pas expirée que le Derviche surgissait du carré le tuyau sectionné à la main.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Que…

Malko n’entendit pas la suite. Le poids des bouteilles le tira en arrière et il bascula dans l’eau le long de la coque, dans une gerbe d’éclaboussures. L’eau se referma sur lui, il pénétra dans un autre monde et fila vers le fond, battant des pieds aussi vite qu’il le pouvait. Le Derviche, privé d’équipement de plongée n’avait aucun moyen de le poursuivre.

Dès qu’il fut à une dizaine de mètres, il s’orienta, respirant régulièrement pour ne pas se fatiguer trop vite. Cinq minutes plus tard, les mâts de charge du Laconia B apparurent dans la lumière de sa lampe. Le cargo n’avait pas bougé. Malko franchit la falaise de corail à laquelle il était appuyé et gagna le pont. Là, il fit une pause, reprenant son souffle et cherchant à identifier les éléments dont il avait besoin.

Brusquement, il fut pris de panique devant la grandeur du cargo. Ce n’était pas possible que les quelques centaines de grammes d’explosifs qu’il avait parviennent à faire basculer une masse de 15 000 tonnes et de plus de 100 mètres de long. Il se sentait minuscule sur ce pont noyé, un peu incliné. Pour se remonter le moral, il se mit à la recherche de l’élément fondamental de son plan : le dégagement d’air de l’upper wing tank, côté bâbord. Il lui fallut près de cinq minutes pour l’identifier, au milieu des tuyauteries de tous genres qui couraient sur le pont.

Malko l’examina et son cœur se mit à battre plus fort. Comme prévu, il était verrouillé. Donc le ballast contenait bien de l’air. Tout son plan reposait sur une idée simple.

Le Laconia B comportait de chaque côté de son pont, sur toute sa longueur, comme tous les cargos, des ballasts numérotés de 1 à 6. Lorsque le cargo naviguait à vide, ces ballasts étaient remplis d’eau, pour lui donner une bonne assise. Lorsqu’il était chargé, ils étaient remplis d’air.

Le numéro 1 contenait 134 m3, le 2, 256, le 3, 119, le 4 : 178, le 5 : 196 et le 6, celui au-dessus duquel Malko se trouvait : 315 m3.

En tout, 1 198 m3, soit autant de tonnes de poussée ascensionnelle s’il libérait d’un coup tout l’air accumulé dans les six ballasts, en faisant sauter leurs dégagements d’air. C’est cette poussée ascensionnelle qui, d’après ses calculs devait faire basculer le Laconia sur son axe. Si le fond de corail avait continué, il se serait seulement couché sur le côté. Comme la falaise s’arrêtait net, il devait rouler dans l’abîme ouvert à son tribord.

Malko consulta sa montre : déjà 17 minutes.

L’inclinaison du Laconia allait aider la poussée à le basculer dans le grand fond.

C’était l’unique astuce permettant à un seul homme de déplacer un cargo de 15 000 tonnes, enfoui sous vingt mètres d’eau.

Fiévreusement, Malko ouvrit son sac noir et chercha une membrure sur le pont pour disposer son explosif, afin d’obtenir un effet de déchirement maximum. Il la trouva facilement, fixa le plastic, amorça la pastille de fulminate et commença à dérouler son fil, en direction du ballast numéro 2. Il avait vérifié sur les plans l’épaisseur de la tôle : 15,5 millimètres. Elle ne devait pas résister.

Tout l’air emprisonné dans les six ballasts allait s’évader d’un coup, provoquant une formidable poussée ascensionnelle, grâce à l’autre rangée de ballasts demeurant pleins d’air. Si ses calculs étaient exacts… En sueur derrière son masque, il s’affaira, cherchant la seconde membrure.

Dix-neuf minutes. Il avait épuisé la moitié de sa réserve d’air.


* * *

Malko sentait son cœur battre comme un marteau-pilon contre sa cage thoracique. La nervosité poussait son sang des extrémités au centre de son corps, par besoin d’oxygène. Il pouvait sentir son diaphragme se contracter et se dilater au rythme de sa respiration. Il lui sembla soudain que le silence qui le baignait était celui de la mort.

Accroché au bastingage, il observa son œuvre. Le fil noir se perdait dans l’obscurité, serpentant le long du pont. Le long de chaque colonne de dégagement d’air de chaque ballast, il y avait maintenant un pain d’explosif.

Il regarda sa montre. Il lui restait quatre minutes d’air. Se penchant, il arma le détonateur à retardement, le mettant sur dix minutes. Le temps de remonter. Il balaya du regard le pont du cargo. Si tout se passait bien, il serait le dernier être vivant à l’avoir contemplé.

Lâchant le bastingage, il battit des pieds, filant vers la surface, prenant bien soin de ne pas dépasser ses bulles.

Le compte à rebours avait commencé.

La remontée lui sembla infiniment longue. Il creva la surface de l’océan Indien, après avoir fait un palier de décompression, le cœur battant à 130 pulsations-minute. Arrachant son masque, il aspira avidement une goulée d’air frais et regarda où il se trouvait. Le Koala se balançait à 300 mètres environ. Il savait qu’il n’aurait pas le temps de le regagner avant l’explosion.

Il se mit à nager sur le dos, lentement, à cause de son épuisement. Il n’avait pas parcouru cinquante mètres que la mer sembla se mettre à bouillir.

Assez loin de lui heureusement. Il s’arrêta de nager, contemplant l’écume blanche qui bouillonnait, les grosses bulles en train de crever la surface. Grisé de joie. Son explosif avait fonctionné. Mais il ignorait si le Laconia B avait bien basculé dans la fosse à plusieurs centaines de mètres de la surface… Il lui faudrait replonger. Pour l’instant, il n’en était pas question. Le plus dur restait à faire : convaincre le Derviche de ne pas le tuer…

Il se remit à nager, tantôt sur le dos, tantôt en crawl. Le Koala grandissait. Il aperçut bientôt la silhouette de l’Israélien qui le regardait venir, penché sur le bastingage. Dès qu’il fut à portée de voix, le Derviche hurla :

— Qu’est-ce que vous avez fait, salaud ?

Dans la main droite, il brandissait un petit Smith et Wesson au méchant museau noir et camus. Ses traits étaient convulsés de haine et d’angoisse. Malko se dit qu’il allait avoir du mal à survivre au Laconia B.

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