La gueule béante du « 747 » cargo « super-pélican » ressemblait à celle d’un requin. Fasciné, Malko regardait l’énorme ponton métallique sortir lentement des entrailles de l’appareil, glissant sans secousses sur les rails courant tout le long de l’intérieur de la carlingue. À côté de lui, le Derviche, des cernes bistres sous les yeux fixait lui aussi les poutrelles d’acier émergeant dans le soleil. Il était resté à l’aéroport jusqu’à une heure du matin, tant que l’autre « 747 », le vol régulier d’Air France pour Paris n’avait pas décollé, emmenant Zamir sur une civière.
Un des représentants d’Air France s’approcha de Malko, ravi.
— Hein, ça a de la gueule ! On peut charger 90 tonnes là-dedans. Avec toutes les espèces possibles de containers. 600 m3. Si vous avez des trucs périssables, c’est l’idéal. Pas tout à fait un dollar le kilo pour 5 000 kilomètres. Pas de gros emballage. Il brandit la feuille de chargement et reprit :
— Tenez, il y a trois compresseurs dans votre chargement. Eh bien, on les a même pas démonté. Ils sont prêts à marcher. Normalement, on charge et on décharge en 45 minutes au maximum. Avec ce truc-là, ça va prendre un peu plus longtemps… Dans le pont inférieur, nous avons tout le reste de votre matériel : cinq palettes et quatorze containers.
Cesare Zeffirelli, une casquette blanche sur le crâne, entouré d’une douzaine de Seychellois abasourdis, contemplait, lui aussi, le spectacle. Il avait pris le camion le plus puissant de l’île pour amener le ponton directement dans la mer, en bordure de la piste d’atterrissage. Ses dimensions rendaient son transport par route impossible. Un camion plein de soldats de la toute neuve armée nationale, stationnait près du « 747 ». En même temps que le ponton, le déchargement des containers avec le matériel avait commencé par les portes latérales.
Malko s’essuya le front. Il était toujours admiratif devant la technique. Faire venir d’un continent à l’autre une pièce de cette dimension était incroyable. Sans retard, sans problème de chargement ou de déchargement. L’employé s’approcha de lui.
— Dans une heure, il repart pour l’île Maurice, dit-il. Chercher des bananes. Il sera demain matin à Paris.
Le Derviche s’approcha tout à coup de Malko et lui dit, presque sans remuer les lèvres.
— Regardez qui se trouve à côté du camion.
Malko regarda et son estomac se serra. La petite silhouette de Bill, la barbouze, était dissimulée dans l’ombre du camion. Ne perdant pas une miette du spectacle. Le ponton émergeait maintenant de dix bons mètres du ventre du « 747 » d’Air France. Malko se sentit soudain très fatigué. Certes, Zamir était partie, sans qu’il ait pu même lui parler, mais Rhonda était toujours dans la chambre du Fisherman’s, soignée par un médecin anglais de l’hôpital. La jeune femme avait refusé d’être évacuée.
Les courants n’avaient pas encore ramené le corps de Brownie Cassan. Ce qui réglait provisoirement la question du Koala. D’après les informations du Derviche, les Irakiens avaient charté pour le lendemain un autre cabin-cruiser plus petit, le Praslin. La course à l’épave commençait. La présence de Bill à l’aéroport ne pouvait que signifier des ennuis. Malko s’en voulait d’avoir laissé Rhonda toute seule. Il se tourna vers Cesare Zeffirelli.
— Vous pouvez vous débrouiller tout seul ?
— Certainement, dit l’Italien. Dans une heure ce sera fini. Ensuite, c’est à nous de travailler. On va le monter tout de suite et on mettra le matériel dessus. Pour la remorque pas de problème. Mon chalutier coréen fera très bien l’affaire… Allez vous baigner en attendant.
Le soleil commençait à taper d’une façon effroyable. Malko essuya son front couvert de sueur. Il plaignait les malheureux qui avaient à travailler en plein soleil. Après un dernier regard au Super-Pelican en train de vomir sa charge, il remonta dans sa Mini et fila, le Derviche à côté de lui. L’Israélien n’était pas tranquille. Il n’ouvrit pas la bouche pendant tout le trajet jusqu’à Beauvallon. Au moment de quitter Malko, il dit seulement :
— Si j’étais vous, j’irais me détendre sur la plage du Coral Sands, vers deux heures.
Il sauta de la voiture et s’éloigna vers la sienne. Le trimaran vert était toujours ancré à la même place, un peu plus loin. Bizarre… Malko se hâta vers la chambre où reposait Rhonda.
— Ça va mieux, dit Rhonda d’une voix faible. On m’a donné un calmant…
Elle reposait sur le ventre, sa brûlure à l’air, protégée par une gaze. Le climatiseur marchait à fond et les rideaux donnaient une lumière tamisée. On n’aurait pas dit qu’il faisait 35° degrés dehors… L’Australienne prit la main de Malko et la serra. Son visage était encore tuméfié.
— Ne te sens pas coupable, dit-elle, depuis le début, je savais que tu n’étais pas vraiment un agent d’assurances. Tu sais, avec Brownie, on a l’habitude… Enfin, on avait l’habitude des gens bizarres.
Depuis le matin, elle savait que son amant était mort. Et qu’elle était détentrice du Koala. Elle n’avait qu’une seule inquiétude : rester seule. Malko lui raconta l’arrivée du ponton. Aussitôt, elle se redressa sur les coudes.
— Tu vas y aller ?
— Je suis obligé, dit-il.
— Je viendrai avec toi.
— Mais tu es folle, protesta-t-il. Il faut te reposer.
Elle secoua la tête.
— Je ne veux pas rester seule ici. Sans toi. J’ai trop peur de ce « banania ». Elle se tut et commença à pleurer doucement.
— Repose-toi, dit Malko, ne pense plus à tout ça.
Il resta avec elle tandis qu’elle se rendormait. Puis il sortit doucement pour aller manger quelque chose au bord de la piscine. Pour l’instant, il n’y avait rien d’autre à faire. Un grondement lui fit lever la tête. Le « 747 » d’Air France repartait vers l’île Maurice. Donc le ponton avait bien été déchargé. En une heure et dix minutes exactement.
Il s’assit à l’ombre, entre deux couples de vacanciers et commanda un poisson grillé et du thé. Se demandant pourquoi le Derviche lui avait demandé de se rendre au Coral Sands, fief des Irakiens.
Un jeune Sud-Africain boutonneux contemplait d’un œil envieux la longue fille brune littéralement enroulée autour d’un athlète basané, aux cheveux d’un noir de jais, avec des yeux étonnamment bleus. Beau comme un acteur de cinéma. Dépouillée de sa robe d’éponge rouge, Claire était encore plus appétissante avec sa peau mate et ses formes épanouies, à peine cachées par un deux-pièces rose bonbon. En riant, elle essayait de faire se lever Rachid Mounir, allongé à même le sable.
Lui mordillant l’oreille, l’agaçant de toutes les façons. À sa mimique, Malko comprit qu’elle voulait absolument le voir faire un tour de parachute ascensionnel, la coqueluche de la plage. On vous accrochait à un harnais et un canot automobile vous tirait au-dessus de la mer, à une trentaine de mètres d’altitude. Spectaculaire et pas fatigant. Sauf si on se récupérait dans les arbres.
Assis au bar du Coral Sands, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires, Malko ignorait si l’Irakien l’avait repéré. Ses deux gardes du corps, huilés comme des olives ne le quittaient pas d’une semelle.
Claire parvint enfin à faire se lever l’Irakien qui se dirigea d’un pas nonchalant vers le parachute étalé sur le sable. La Seychelloise le rejoignit et l’enlaça en riant. L’autre se rengorgeait, très « macho ». Deux Noirs apathiques lui fixèrent maladroitement son harnais tandis que le canot se mettait en place. Signal. La corde reliant le parachute au bateau se tendit et, en une fraction de seconde, Rachid Mounir s’éleva dans les airs, filant perpendiculairement à la côte.
Claire battit des mains, extasiée. Le Sud Africain boutonneux se tortilla derrière elle avec un rire niais, essayant d’attirer son regard. En vain : la jeune femme ramassa sa robe rouge, la passa et s’éloigna sur la plage.
Curieux, se dit Malko. Les tours en parachute ascensionnel ne duraient pas longtemps. Dix minutes au plus. Il regarda dans la direction où l’Irakien s’était envolé. On ne voyait plus qu’une petite silhouette suspendue entre ciel et terre, comme un jouet. Son regard s’abaissa et, d’un coup, il comprit. À un kilomètre environ du Coral Sands le vieux trimaran vert avait jeté l’ancre. Le bateau tirant le parachute se dirigeait droit vers lui. Rassurés, les deux gardes du corps se détendaient en se baignant.
La distance diminuait entre le point noir suspendu au parachute et le trimaran vert.
Malko balaya du regard les dizaines de personnes étalées sur la plage de Beauvallon. Sûrement l’endroit où Rachid Mounir se sentait le plus en sécurité. Un meurtre parfait. Il n’éprouvait ni pitié, ni même plaisir. Simplement un grand détachement. Les mains en visière devant ses yeux, il recommença à suivre des yeux le petit pantin qui se balançait dans le soleil, attendant le « craac » sourd de la grosse carabine.
Rachid Mounir acheva de débarrasser ses cheveux du sable que la toile avait projeté sur lui en se déployant. C’était une sensation grisante de flotter ainsi en plein ciel, comme un oiseau. Le harnais tirait bien un peu à l’entrecuisse, mais ce n’était pas vraiment pénible. Il regarda à sa droite le drapeau rouge qui flottait sur la résidence de l’ambassadeur soviétique, juste au-dessus de la plage. On se serait cru en hélicoptère.
Soudain, le câble se détendit : le bateau ralentissait. Le conducteur s’amusait à faire perdre un peu d’altitude à celui qu’il tractait pour le remonter brutalement, en accélérant. Parfois, les pieds du « parachutiste » touchaient l’eau… Amusé, Mounir se sentit descendre doucement. Son regard s’abaissa vers la mer et en une fraction de seconde, une terreur abjecte balaya son amusement.
Le vieux trimaran vert était juste devant lui. Un homme se trouvait à demi dissimulé dans l’écoutille menant au carré. Il ne pouvait voir son visage, mais distinguait parfaitement le canon noir de la longue carabine braqué sur lui. La lunette, reflétant le soleil, émit un éclair aveuglant.
Rachid Mounir se souvint de ce qu’on disait : il y a deux choses qu’on ne peut regarder de face. Le soleil et la mort.
La mort, il était en train de la regarder en face. Sa réflexion ne dura qu’une fraction de seconde. Avec l’énergie du désespoir, il s’agrippa au mousqueton de son harnais, tentant de le décrocher de la corde afin de tomber dans l’eau. Il y arriva presque. Mais le conducteur du canot augmenta la vitesse et Rachid Mounir se sentit brusquement tiré vers le haut. La pression sur le mousqueton était trop forte pour qu’on puisse le décrocher. L’Irakien hurlait, la bouche ouverte, lorsque la balle expansive le frappa un peu au-dessous de la ceinture, faisant éclater son péritoine, perforant, ses intestins, ouvrant dans son dos un trou grand comme une soucoupe par où s’échappèrent des fragments de sa colonne vertébrale.
L’onde de choc rejeta son corps en arrière, presque à l’horizontale. Croyant qu’il s’amusait le pilote du hors-bord lui adressa un signe joyeux de la main. Rachid Mounir, la bouche ouverte, essayait de comprimer son ventre éclaté. Puis il eut l’impression qu’on le plongeait dans un bain glacé et bienfaisant. Lorsqu’il passa au-dessus du trimaran vert, il ne le vit même pas.
Quelques personnes seulement avaient levé la tête en entendant la détonation. Malko vit la secousse qui agita Rachid Mounir et comprit. Le hors-bord continuait sa course, effectuant le tour de la baie. Il ne serait pas là avant plusieurs minutes. Malko se leva et regagna sa Mini.
Décidément, les Israéliens ne pardonnaient pas. Il était encore sous le coup de la fin brutale de l’Irakien lorsqu’il se gara dans le parking du Fisherman’s Cove. Cesare Zeffirelli attendait sur la banquette circulaire du lobby, l’air catastrophé. En voyant Malko, il se leva et fonça sur lui.
— Signor, dit-il, y a des problèmes. Il paraît qu’il faut une autorisation pour mouiller le ponton. Ils ont mis des soldats autour et m’ont empêché de travailler. Est-ce que vous avez pensé à la demander ?
Cela commençait. Bill avait réagi rapidement.
— Non, dit Malko, mais je vais m’en occuper tout de suite.
L’Italien le suivit jusqu’au bungalow, expliquant ses malheurs. Malko n’osa pas lui dire qu’il y avait très peu de chance qu’il obtienne son autorisation. À quoi bon le décourager. Il fallait s’en débarrasser avant que les Israéliens n’arrivent. Eux, allaient grimper au plafond.
— Cesare, dit Malko, repartez là-bas, je m’en occupe.
L’Italien se leva. Pour se heurter pratiquement au Derviche. Immédiatement l’Israélien fut sur ses gardes.
— Que se passe-t-il ?
Il aurait fallu bâillonner Cesare Zeffirelli…
Consterné, Malko écouta pour la seconde fois ses malheurs. Les yeux bleus du Derviche s’assombrirent. Heureusement, l’Italien était pressé de partir. Dès qu’ils furent seuls, le Derviche planta ses yeux bleus dans les yeux dorés de Malko.
— Alors ? Où en est votre plan brillant ?
— Cela va s’arranger, promit Malko. Zeffirelli connaît tout le monde ici. Mais j’ai envie, en attendant, d’aller voir ce qui se passe là-bas, demain matin. Que nous n’ayons pas de mauvaise surprise.
— Il y en a suffisamment déjà, fit amèrement l’agent Israélien, s’asseyant sur le bord de la chaise longue.
— Rachid Mounir en a eu une, fit remarquer Malko. Le Derviche hocha la tête et fit d’un ton las :
— Oui.
— Comment avez-vous convaincu la fille de vous aider ?
Les muscles faciaux de l’Israélien semblaient paralysés.
— C’était sa vie contre celle de Mounir, dit-il. Visiblement, il ne tenait pas à s’étendre sur le sujet.
Il releva la tête.
— Si vous partez demain matin, je viens avec vous. Ce n’était pas une question, ni même une menace.
Une évidence tout juste. Malko parvint à ne rien montrer de ses sentiments.
— Votre ami également ?
— Non, fit le Derviche, il reste ici pour garder le contact avec les locaux. Et surveiller les autres.
— Vous ne craignez pas que Bill réagisse après les deux morts ? demanda Malko.
Le Derviche le regarda, presque absent.
— Non, Bill a des problèmes en ce moment avec le chef de la police qui trouve qu’il prend trop de poids. Dans cette affaire, il a agi pour son compte. Il ne fera pas de vagues. Mais ils vont envoyer quelqu’un pour remplacer Rachid. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Je sais, dit Malko. Le Derviche se leva.
— Alors, demain matin. Six heures ?
— Six heures.
Il restait à prévenir Rhonda.
La jeune femme devait être douée d’un sixième sens elle aussi, car à peine Malko eut-il pénétré dans la chambre qu’elle le fixa avec inquiétude.
— Que se passe-t-il ?
Il s’assit sur le lit, lui sourit.
— Je vais être obligé de prendre le bateau pour une journée.
— Je vais avec toi.
Le cri du cœur. Malko ouvrit la bouche et la referma tant les traits de la jeune Australienne exprimaient de détermination.
— Mais tes blessures ?
— Je ne me mettrai pas au soleil, dit-elle. Le docteur m’a dit qu’il n’y avait rien à faire qu’à me nettoyer tous les jours et à prendre des calmants si j’avais trop mal. De toute façon, tu ne connais pas assez le bateau.
La cause était entendue. Au fond, Malko n’était pas mécontent d’emmener Rhonda. Un kidnapping suffisait. Bill pouvait avoir envie de se venger. Ou les amis de Rachid Mounir.
— Vous êtes sûr de votre repérage ?
Le Derviche observait Malko plein de méfiance.
Depuis une heure ils tournaient en rond, marchant au sondeur, cherchant le sec. Rhonda, allongée sur le divan du carré, ne pouvait guère les aider. Malko avait pourtant scrupuleusement suivi le cap indiqué. Mais le fond se maintenait désespérément à 25 mètres. Il donna un nouveau tour de barre et partit vers l’ouest.
Dix minutes plus tard, un objet blanc flottant sur la houle attira son regard. La bouée.
L’Israélien l’avait vue aussi.
— C’est ça ? demanda-t-il.
— C’est ça, dit Malko.
Il coupa les diesels et le Koala se rapprocha doucement du récif. Jusqu’à ce qu’on puisse apercevoir le corail jaunâtre, au ras de l’eau. Le Derviche regardait, fasciné. Malko tendit la main vers la gauche.
— Le Laconia B est là.
— Je veux aller le voir.
Malko haussa les épaules.
— C’est trop tard pour aujourd’hui, il va bientôt faire nuit. Il y a seulement une bouteille. Allons mouiller à Denis. Nous coucherons là-bas et nous ferons recharger les bouteilles. Demain, nous reviendrons tôt et vous pourrez plonger.
Ils étaient partis plus tard que prévu et leurs recherches avaient pris pas mal de temps. L’Israélien accepta à regret.
— Très bien, allons à Denis.
Malko remettait déjà en route. Pour la bonne réalisation de son plan, il était indispensable qu’il mouille à Denis. Mais cela, le Derviche ne le savait pas… À 15 nœuds, le Koala mit le cap sur la bande de terre de la petite île. Le Derviche suivit la bouée des yeux tant qu’elle fut visible. Il serait bien resté dans le youyou. Malko remarqua qu’il ne quittait pas une sorte de saharienne avec de grandes poches. Dans l’une d’elles se dessinait à travers le tissu la forme d’un revolver à canon court.
À la moindre alerte, le Derviche agirait le premier. Un professionnel de sa classe ne restait vivant qu’avec de bons réflexes. Malko se dit qu’il allait avoir besoin de beaucoup de chance.
Pour la cargaison du Laconia B, l’agent Israélien était prêt à tuer.
Même Malko.