Malko regarda le trimaran verdâtre qui s’éloignait sur la mer turquoise. Le Koala se balançait doucement dans la houle qui clapotait contre sa coque. Sur la plage arrière, le matériel de plongée abandonné par l’Israélienne s’entrechoquait au gré du roulis. Grâce à la brise, on ne sentait pas trop la chaleur.
Rhonda lui sourit et s’écarta de lui.
— Il faut remettre les moteurs en route. Sinon, nous risquons de dériver et de heurter une tête de corail.
— Tu peux vraiment reconstituer cette carte ? Avec précision ? demanda-t-il encore ahuri de sa chance.
La jeune femme inclina la tête affirmativement.
— Oui. Bien sûr. Je te l’ai dit, c’est moi qui ai reporté toutes les indications relevées à la sonde par Brownie. D’ailleurs, même sans carte, je pourrais te mener à tous les secs.
— Pourquoi se sont-ils arrêtés ici ? interrogea Malko.
Rhonda esquissa une grimace de ses lèvres enflées.
— Je connais Brownie, il est très malin. Il y a bien un petit sec ici, mais il n’affleure pas. Il n’a pas voulu les mener tout de suite au véritable endroit. Pour se donner plus d’importance. Que ça n’ait pas l’air trop facile. D’ailleurs, ce ne sera pas facile, tu sais. Le sec auquel je pense, celui où il y a une grosse tête de corail qui remonte presque à la surface est très grand. Il faut de la patience pour arriver juste sur l’endroit qui t’intéresse.
— Nous avons assez d’autonomie ?
— Oh oui, fit l’Australienne. Nous pouvons faire 900 miles avec les réservoirs supplémentaires. Brownie les a fait mettre au cas où les choses tourneraient mal à Mahé. Afin de pouvoir gagner les Comores. Il n’y a pas de ravitaillement avant… Seulement, il n’y a plus qu’une bouteille de plongée pleine. Il faut recharger les trois autres. Chacune donne une heure. Ce sont des bouteilles jumelles de « corailleur ». Plus de 4 m3. Nous en aurons besoin si nous trouvons l’endroit.
— Il faut retourner à Mahé ?
Ce n’était pas la solution idéale. En ce moment, il se trouvait dans la peau d’un pirate. Même si on ne les pendait plus haut et court, il risquait quand même d’être arrêté. Il n’y avait pas assez de bateaux à Victoria pour que le Koala passe inaperçu… Heureusement, Rhonda rassura Malko tout de suite.
— Non, dit-elle. À Denis, ils ont un compresseur. Il faut une heure pour chaque bouteille. Nous pouvons y être dans une heure. Je préférerais y arriver de jour, parce que le mouillage est très difficile d’accès. C’est plein de têtes de coraux. Le propriétaire de l’île dit toujours qu’il va les faire sauter, mais il oublie.
— Il y a beaucoup de monde là-bas ?
Rhonda secoua la tête.
— Non, non. Juste un Français un peu fou qui construit des bungalows et des Noirs qui ramassent des noix de coco pour un sou pièce.
— Alors, va pour Denis, dit Malko.
Il avait hâte d’être à la chasse au Laconia B. Les Irakiens n’allaient sûrement pas rester sur leur défaite. Les deux Cummings rugirent en même temps et le Koala mit le cap sur la bande de terre plate qui émergeait à sept miles au sud : Denis Island.
— Voilà, nous ne bougerons pas.
Rhonda se redressa, le dernier nœud bouclé, et essuya son front couvert de sueur. L’arrivée en zig-zag à toute petite vitesse au milieu des têtes de coraux jaunâtres prêtes à éventrer la coque ou à fausser une hélice n’avait pas été une sinécure. D’autant qu’une petite brise sournoise du sud-est avait tendance à les dévier de leur route. Heureusement, Rhonda manœuvrait le Koala avec une précision d’horloger… et le cabin-cruiser n’avait qu’un mètre de tirant d’eau. Malko regarda la plage qui s’étalait à une centaine de mètres d’eux, bordée de grands falaos aux branches tombantes, avec la petite structure métallique du phare, ne s’élevant pas à plus de dix mètres du sol.
Le plus beau phare des Seychelles…
Derrière, on apercevait quelques bâtiments perdus dans les cocotiers. Le sable était blanc, la mer turquoise et le ciel légèrement nuageux. Déjà, une pirogue avec deux Noirs se dirigeait vers eux, à la pagaie. Malko avait l’impression d’être revenu un siècle en arrière…
— Nous allons leur donner les bouteilles, dit Rhonda, pour qu’ils commencent tout de suite à les charger. Ensuite, nous ferons le plan des recherches, avant d’aller à terre.
Malko alla les récupérer dans la cabine avant. Trois minutes plus tard, la pirogue était là avec deux Seychellois hilares et ravis d’avoir de la visite. Le plus grand agita la main en direction de Malko.
— Ti va, bougeois[16] ?
— Piti peu, pas trop, répondit Rhonda en créole[17]. Elle engagea la conversation en créole sur les bouteilles et un des Noirs monta à bord pour les passer à son copain.
— Je leur ai promis une caisse de bière, expliqua la jeune femme. Ils nous les remettront sur le bateau.
Une caisse de bière pour un Seychellois, c’était comme un lingot d’or pour un banquier… Les Noirs aidèrent Malko et Rhonda à descendre le youyou du Koala, qu’ils accrochèrent derrière et repartirent avec leurs bouteilles d’oxygène vides. Il n’y avait plus de vent et dans une heure, la nuit tomberait.
— Au travail, dit Malko.
Il prit dans la pile des cartes, celle du nord de l’archipel et l’étala sur la table basse.
— Il faut prendre le cap 040 plein est – en panant d’ici, expliqua Rhonda. D’après la carte, on devrait trouver le sec au bout de huit miles. Mais c’est faux. En réalité, il se trouve à quinze miles, dans la même direction. Il a un peu la forme d’un trapèze de trois miles sur deux. Tu vois que c’est grand. Pour arriver au milieu, après les quinze miles, il faut remonter deux miles plein nord.
« Entre ici et le sec, le fond est d’environ 40 à 60 mètres. Sur le sec, il y a 20 mètres, 14 et même 3 ou 4. Au nord, il s’achève sur un à-pic sous-marin presque vertical. Plusieurs centaines de mètres…
Malko regardait la carte, pensif. 2 miles sur 3, cela représentait une énorme surface à ratisser. À condition de tomber pile dessus.
— En plus du cap, dit-il, comment le trouve-t-on ?
— Les oiseaux, fit Rhonda. Il y en a toujours beaucoup qui travaillent. Les poissons se réfugient sur le sec pour échapper aux requins.
La jeune Australienne avait passé un tee-shirt et donnait ses explications, assise à même le sol du carré.
— Il va falloir travailler au sondeur, remarqua Malko.
— Bien sûr, fit l’Australienne, mais j’ai l’habitude. Et puis, il faut un peu de chance.
Avec un crayon, Rhonda venait de dessiner le récif corallien à son véritable emplacement. En le reportant sur une carte à plus grande échelle, Malko vit qu’il se trouvait exactement sur la route d’un navire quittant les Seychelles et se dirigeant sur l’île de Socotra, à l’entrée de la Mer Rouge.
Comme le Laconia B.
— Cela peut prendre plusieurs jours, remarqua Malko.
Rhonda hocha la tête.
— Oui. On peut même ne pas le trouver. Parfois les courants vous déportent. Le mieux c’est de quadriller la mer à partir de l’endroit où on pense qu’il se trouve. Un quart de mile au nord, virage à droite à 90° et ainsi de suite, en augmentant chaque fois la distance d’un quart de mile. Cela peut prendre une semaine mais on a peu de chances de le rater…
En une semaine, il pouvait se passer beaucoup de choses. Malko adressa au ciel une prière muette. Pour l’instant, il n’y avait plus rien à faire. La nuit allait tomber. Ils commenceraient le lendemain matin.
— Allons à terre, proposa-t-il.
Autant vérifier le chargement des bouteilles. Ils risquaient d’en avoir besoin.
Les graines de falaos s’enfonçaient dans la plante des pieds comme des milliers d’aiguilles, mais c’était encore plus difficile de marcher avec des chaussures sur le sable. Malko contempla Rhonda qui, vêtue de son seul slip, s’ébattait dans l’eau à quelques mètres du bord. La température était délicieuse. Le calme absolu, troublé seulement par le grondement des vagues se brisant sur la barrière de corail, tout autour de l’île. Le ronronnement du compresseur le rassurait. Les Noirs les avaient installés dans un bungalow rustique au toit de chaume, avec de grands ventilateurs au plafond et un large espace ouvert entre le toit et les murs. Ce qui permettait à l’air frais et aux scolopendres de circuler librement. Une douzaine d’autres bungalows étaient en construction dans la cocoteraie. Une large véranda en faisait le tour, avec de vieux sièges de rotin. C’était le retour à l’époque coloniale héroïque… Seul signe de civilisation : la petite piste d’atterrissage, à cent mètres coupant l’île en deux, matérialisée par une large tranchée au milieu de la cocoteraie et une manche à air qui pendait languissamment.
Rhonda revint trempée et s’allongea près de Malko les pointes des seins dressées vers le ciel.
— C’est merveilleux, ici, dit-elle. Pas encore de touristes. Et nous ne sommes qu’à dix minutes par avion de Mahé…
Elle se pencha et embrassa Malko. Sa bouche sentait le sel et son corps rafraîchi par l’eau semblait encore plus ferme. Elle bascula sur le dos, l’attirant sur elle. C’est seulement plusieurs minutes plus tard, que Malko perçut qu’elle avait ôté son maillot. Son corps avait creusé une petite alvéole dans le sable et il l’enfonçait encore plus.
— Doucement, murmura-t-elle, j’ai encore mal partout.
Il entra en elle, lentement, allant et venant avec précautions. Le bassin de la jeune femme se souleva du sable comme pour faire pénétrer Malko encore plus. La bouche collée à son oreille, elle murmura :
— I want you to go deeper and deeper[18].
L’os de son pubis cognait impérieusement. Cette fougue déclencha rapidement le plaisir chez Malko.
Rhonda cessa de bouger, retomba aussitôt toute molle et dit d’une petite voix :
— J’ai toujours des problèmes pour jouir. Quand j’étais plus jeune, ma mère me disait que c’était un péché.
Elle se releva d’un bond et le tira par la main, lui laissant tout juste le temps d’enfiler son maillot.
— Viens, allons manger.
Ils s’engagèrent sur un petit sentier serpentant au milieu de la cocoteraie. C’était une délicieuse récréation.
Rhonda s’appuya sur Malko, le corps plein de sable :
— Oh, je suis si contente de dormir dans un vrai lit.
Une masse noire leur barra soudain la route. Une gigantesque tortue de terre à la carapace bombée, haute de près d’un mètre, en train de brouter paisiblement. Elle ne se dérangea pas, se contentant d’allonger avec curiosité son long cou ridé.
— Celle-là, on dit qu’elle a plus de 200 ans, remarqua Rhonda.
Une lampe à acétylène brillait sur la véranda de leur bungalow. Les Noirs avaient préparé un repas sommaire, du « job » à la créole, du riz, de la bière et des mangues. Au pied de l’escalier menant à la véranda, deux grosses tortues dormaient paisiblement. Dieu merci, il n’y avait pas de moustiques… et la douche fonctionnait dans un petit bâtiment derrière. Tandis qu’ils mangeaient, un Noir vint les prévenir que les bouteilles avaient été rechargées et qu’ils les ramenaient sur le Koala. Leur caisse de bière les attendait sur le pont arrière.
— Nous partirons dès qu’il fera jour, conseilla Rhonda.
Ses yeux se fermaient de fatigue. Il n’était pourtant guère plus de neuf heures. Malko ne se sentait pas mieux. À peine allongé sur le lit dur comme une planche, il s’endormit. Grâce aux ventilateurs et à la circulation d’air, il faisait agréablement frais. Il souhaita seulement qu’il n’y ait pas de trop grosses bêtes en visite pendant la nuit. Demain serait un autre jour.
Malko se dressa dans le noir, essayant d’identifier le bruit qui l’avait arraché au sommeil. Un avion. Le bruit du moteur était parfaitement clair dans le silence de la nuit. Un petit avion qui s’approchait à basse altitude. Étrange en pleine nuit. Le cadran lumineux de sa Seiko indiquait une heure du matin. Qui pouvait vouloir se poser à Denis à cette heure ? Certainement pas des touristes… Malko se leva, et, sans réveiller Rhonda, sortit sur la véranda. Au bruit, il devina que l’appareil tournait en rond, cherchant probablement le meilleur moyen d’aborder la piste, sans aucun balisage.
Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine. Cette arrivée inopinée ne lui disait rien qui vaille. Il rentra dans le bungalow et secoua doucement Rhonda qui dormait en chien de fusil, insistant jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux. Elle se dressa aussitôt, l’air effrayé. Malko lui sourit :
— Rhonda, fit-il, il se passe quelque chose d’anormal.
Elle cligna des yeux devant la lumière.
— Quoi ?
Malko était déjà en train de s’habiller. Le ronronnement de l’avion se rapprocha.
— Un avion essaie de se poser, dit-il. C’est anormal à cette heure. C’est peut être Brownie ou les Arabes qui viennent récupérer le bateau.
La jeune femme sauta du lit et s’habilla à son tour, sans un mot.
Ils sortirent en même temps sur la véranda. Plusieurs Noirs avaient émergé de leurs cases, des lampes électriques à la main, intrigués aussi par le bruit de l’avion. Ce dernier continuait à tourner, hésitant visiblement à se poser. Malko regarda ses feux de position passer au-dessus de la plage. Que faire pour l’empêcher d’atterrir ?
Une fois que le pilote aurait bien pris la piste dans l’œil, il tenterait le coup. L’appareil ne contenait sûrement pas des amis. Un Noir s’approcha et demanda en créole à Rhonda s’ils attendaient quelqu’un…
— Viens, dit Malko, je crois que c’est plus prudent de regagner le bateau.
Le Noir dit quelque chose à Rhonda, la jeune femme sursauta :
— Ils ont oublié de charger les bouteilles sur le bateau, hier soir !… Nous ne pouvons pas partir tout de suite. Ils sont en train de les embarquer sur le youyou. Nous sommes obligés d’attendre qu’ils reviennent.
La tuile ! Malko leva la tête vers le ciel étoilé. Le ronronnement de l’avion venait de cesser : il s’était posé. Maintenant, c’était la course contre la montre.
— Allons déjà sur la plage, dit Malko.
Rhonda semblait de plus en plus préoccupée.
— J’espère que nous ne serons pas obligés de partir maintenant, dit-elle. La nuit avec les coraux, nous risquons de nous échouer !
La récréation était bien finie.
— Vite, vite, supplia Rhonda.
La dernière bouteille venait d’être chargée sur le youyou. Impossible de monter avec, tout aurait chaviré.
Malko regarda le youyou s’éloigner dans l’obscurité avec une désespérante lenteur.
— Remontons le long de la plage, proposa Rhonda jusqu’après le phare. Nous n’avons pas le temps d’attendre que le youyou revienne. Si nous nous mettons à l’eau ici, le courant nous entraînera loin du bateau.
La lampe électrique tenue par un des Noirs éclairait ses traits marqués par la fatigue et la peur. Le Noir approuva.
— Attention, courant fort…
— Allons-y, fit Malko.
Ils se mirent a courir, enfonçant dans le sable jusqu’aux chevilles, se plantant des graines de falaos dans les pieds, sans avoir le temps de les enlever. Dans un silence troublé seulement par les halètements, ils parcoururent ainsi près de trois cents mètres à la lisière de la plage.
Rhonda s’arrêta. À bout de souffle, elle montra l’eau sombre à Malko.
— Nage tout droit, dit-elle, en t’éloignant de la plage. 200 mètres environ. Ensuite, tu te laisses glisser jusqu’au bateau.
La masse claire du Koala se détachait sur l’eau, beaucoup plus loin.
Malko avança dans les rouleaux et tout de suite, perdit pied. L’eau était délicieusement tiède. Rhonda fila à côté de lui, nageant comme un poisson.
— Attention aux requins ! cria-t-elle, nage en surface.
Il se mit sur le dos, pour économiser son souffle et nagea en silence. Très vite, Rhonda le distança. Se retournant, elle lui dit :
— Ne te dépêche pas, je vais en avant. Je t’attends au bateau.
Il continua au même rythme. Lorsqu’il se jugea assez éloigné de la plage, il s’arrêta et regarda autour de lui. Cherchant Rhonda. Il l’aperçut à une cinquantaine de mètres, lorsqu’elle entra dans une zone éclairée par la lune. Elle nageait un crawl merveilleusement régulier, aidée par le courant. Sans une éclaboussure.
Il allait se remettre à nager lorsqu’un « craac » sourd ébranla le silence. La détonation d’une arme à feu. Simultanément, un geyser jaillit près de la tête de Rhonda.
On tirait sur elle depuis la plage.