À l’hôpital de Mahé, on entrait avec la grippe et on devait ressortir avec le choléra et le béribéri humide… Malko regarda le petit bâtiment au toit de tôle rougeâtre pas plus gros qu’une gentilhommière, d’un seul étage, entouré d’une véranda branlante, avec ses murs d’un jaune lépreux, au sommet d’une petite colline entourée de jungle. À une centaine de mètres de Mont-Fleury Road, la route de l’aéroport.
Dans le parking, le moteur d’une ambulance datant de l’âge de pierre était en train de rendre l’âme dans un concert de hoquets découragés, crachant l’huile par tous les clapets et semant des bouts de ferraille à tous vents. Triste présage. Malko gara la Cooper dans le parking des médecins et grimpa les marches du perron. Des cinéastes auraient donné une fortune pour avoir un hôpital comme ça, pour une reconstitution de l’époque coloniale héroïque… Étant donné la taille de l’hôpital, il ne fallait pas que les Seychellois soient malades plus de dix à la fois. Dieu merci, le cimetière n’était qu’à quelques centaines de mètres, ce qui permettait un désengorgement rapide, en cas d’épidémie.
Un Noir sortit du bureau d’accueil. Ce n’était pas l’heure des visites.
— Je cherche Mark, l’infirmier, demanda Malko. Il est là ?
L’autre étendit la main vers un couloir dont les murs servaient d’aire de repos à des nuées de petits lézards transparents.
— Là-bas, au fond, à droite, à la pharmacie.
Malko remercia d’un sourire. Il allait enfin se trouver en face du « stringer » félon. Une bonne nuit de sommeil l’avait reposé. Il avait même eu la joie d’apercevoir la Finlandaise partant dans sa Mini-Moke. Ils avaient échangé quelques mots et elle n’avait pas exclu la possibilité de l’accompagner le lendemain en bateau.
Personne ne l’avait suivi, cette fois. Mais il se demandait d’où viendrait le prochain coup. Mark pourrait peut-être le renseigner… Il attendait de l’avoir vu pour aller rendre compte à Willard Troy de l’étrange visite de l’Israélien.
La porte jaunâtre marquée « Pharmacie » au pinceau était entrouverte. Malko la poussa et entra.
Il n’y avait qu’une seule personne à l’intérieur. Un Seychellois de haute taille, en short et chemisette blanche avec des épaulettes de tissu rouge, debout devant une armoire ouverte. Très brun de peau, des cheveux frisés plats, une tête ronde et une petite moustache de danseur mondain. Il tourna vers Malko un regard interrogateur et sans grande expression.
— Sir ?
— Mark ?
Une lueur surprise et inquiète passa dans les yeux noirs. En s’approchant, Malko réalisa que la peau de Mark était grumeleuse comme une râpe à fromage. Ses conquêtes devaient y laisser leur épiderme.
— C’est moi, dit-il en anglais. Pourquoi ?
Malko chercha son regard et annonça d’une voix douce :
— Nous avions rendez-vous hier, Mark. Mais une autre personne est venue à votre place. Un certain Bill, je crois. M. Troy a été très déçu de votre attitude…
Le Seychellois recula si brusquement qu’il renversa avec son coude un bocal de pilules blanches posé sur la table derrière lui. Probablement toute la réserve d’aspirine de la nation seychelloise. Il en écrasa pas mal en reculant, les yeux fuyant, le menton rentré. Mauvais et terrifié.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? protesta-t-il d’une voix blanche. Je n’avais rendez-vous avec personne. Je ne comprends pas. Vous n’avez pas le droit de rentrer ici… Sortez.
C’était dit si faiblement que ça en était lisible. Malko s’approcha, écrasant au moins un mois des réserves d’aspirine du pays sous ses semelles. Jusqu’à ce qu’il soit à dix centimètres du Seychellois.
— Mark, dit-il, je ne suis pas venu ici pour écouter des mensonges. Vous savez très bien qui je suis et je sais très bien ce que vous faites. Monsieur Troy vous donne de l’argent pour l’aider, pas pour le trahir…
De la sueur s’était mise à suinter de la peau grumeleuse du moustachu. Mark ne faisait plus du tout danseur mondain. Ses épaules semblaient s’être tassées sous le poids des épaulettes.
— Partez, dit-il d’un ton suppliant. Partez, je vous verrai plus tard sur la plage.
Un coup léger fut frappé à la porte, refermée par Malko. Les yeux de Mark semblèrent prêts à jaillir de leurs orbites. Malko se dit qu’il risquait de profiter de la présence d’un visiteur pour lui filer entre les doigts. Il y avait une autre porte dans la pièce, à côté de la minuscule armoire renfermant tout le stock pharmaceutique de l’hôpital. Il prit le Seychellois par le bras, l’ouvrit et l’y poussa. Mark se laissa faire, comme un lapin paralysé par un cobra.
Ils se retrouvèrent dans un petit couloir. Malko continua, ouvrit une autre porte.
Le bloc opératoire. Vide. Net, avec un superbe scialytique au-dessus de la table d’opération, une autre table couverte d’instruments scintillants et chromés. Il faisait presque froid à cause de l’air conditionné. Dans un sursaut de courage, Mark s’arracha à l’étreinte et fila vers la porte. Malko le rattrapa à la volée et d’une seule main crochée dans la gorge, l’accula au bloc.
Un reflet métallique lui donna une idée. Allongeant le bras il saisit un bistouri.
Lorsque Mark vit l’acier brillant s’approcher de sa gorge, il vira à un très beau brun clair, émit un son étouffé et ne bougea plus. Malko posa délicatement le tranchant du bistouri sur les poils follets du menton. Sans vraiment appuyer. Demandant mentalement pardon à ses ancêtres d’en être réduit à de tels procédés.
— Mark, dit-il, assez de cette comédie. Pourquoi avez-vous envoyé à votre place ce Bill ?
La pomme d’Adam du Seychellois ressemblait à un ludion pris de folie. À croire qu’elle allait se décrocher et jaillir de sa gorge.
— Il me l’a demandé, finit-il par avouer d’une voix sans timbre. Réponse candide. Au moins c’était clair, il n’avait rien à refuser à Bill.
— Très bien, dit Malko. Je ne vous demande pas de refuser d’obéir à ce Bill. Mais je veux que vous me renseigniez sur tout ce qui se prépare. On a voulu me tuer hier. Je ne veux pas que cela recommence. Sinon…
Mark se mit à balancer sa tête ronde comme un rabbin devant le mur des lamentations.
— Oui, oui, promit-il, je vous dirai tout.
Dans l’état où il était, il aurait facilement avoué avoir cassé le vase de Soissons. Malko éloigna le bistouri et aussitôt le Seychellois frotta sa peau, comme pour en effacer la trace.
— Alors ? demanda Malko. Qu’avez-vous à me dire ?
Mark reprit une expression affolée, lâcha des phrases hachées d’une voix suppliante.
— Je ne peux pas vous parler maintenant. On m’attend en haut. J’étais venu prendre un médicament pour un malade. On va me chercher. Il ne faut pas qu’on nous trouve ici. Je viendrai vous retrouver sur la plage, vers quatre heures, je vous jure. Mais partez…
— Où habitez-vous ?
— Là où vous étiez, balbutia le Seychellois. La dernière case à gauche du sentier qui va chez l’ambassadeur russe.
Malko le fixa longuement. Il était à point.
— Très bien, dit Malko, je vous attends cet après-midi. Je vous conseille de ne parler à personne de ma visite. Dans votre propre intérêt. Si vous ne venez pas, je reviendrai demain ici. Mais avant, j’ai une dernière question. C’est Bill qui a enlevé de l’hôpital l’Israélien du Laconia, celui qu’on a retrouvé dans la mer ?
Mark le fixa sans répondre avec une expression horrifiée, comme si Malko venait de se métamorphoser en scorpion. Le relâchement des muscles de sa mâchoire révélait sa panique. Il balbutia quelques mots inintelligibles et Malko revint sur lui.
— Je vous ai posé une question. Mark, dit-il d’une voix calme. Répondez-moi.
Mark déglutit et inclina silencieusement la tête. Une idée s’imposa soudain à Malko. Pour achever de boucler la boucle.
— C’est vous qui étiez chargé de le soigner ?
Nouvelle inclinaison de tête. Mark n’était plus seulement un mouchard et un agent double.
— Il l’a emmené en ambulance ? insista impitoyablement Malko.
Cette fois Mark secoua la tête dans l’autre sens, et laissa échapper d’une voix faible.
— Non, dans sa Toyota. C’était le soir. Je lui avais fait une piqûre.
Écœuré, Malko regarda l’infirmier et demanda doucement.
— Vous savez ce qu’on lui a fait, après ?
Cette fois, Mark ne répondit pas. Malko recula vers la porte du couloir, l’ouvrit et se retourna vers le Seychellois :
— À tout à l’heure, Mark.
Même sans les amibes, Willard Troy aurait été décomposé. Il y avait de quoi. Allongé sur une chaise-longue, au bord de la pelouse, il écoutait le récit de Malko d’un air atterré.
— Je ne pensais pas qu’il trahissait à ce point, murmura-t-il. Il m’avait toujours dit qu’il haïssait les gens du SPUP, que la vie devenait impossible, qu’il faudrait bientôt lui donner un visa pour les États-Unis. C’est une catastrophe. Parce que je n’ai personne d’autre.
— Et les gens de l’ambassade ?
La minuscule ambassade américaine était nichée au quatrième étage de Victoria House, en plein centre.
Willard Troy se rembrunit encore plus.
— Ne m’en parlez pas. Ils ne m’invitent même plus aux cocktails. Le chargé d’affaires nous considère comme des pestiférés… Il prétend que nous sapons le travail du State Department. Alors, leur demander des informateurs…
Le boy en blanc glissa silencieusement à côté d’eux, apportant un plateau. Un grand verre de Contrex pour l’Américain, une bière Beck’s pour Malko. Malko avait pitié du chef de station de la CIA.
— Écoutez, dit-il, cela pourrait être pire. Mark ne sera pas le premier agent à être retourné deux fois. Je crois lui avoir fait assez peur. Pour le reste, je verrai ce qu’on peut tirer des Israéliens. Et puis, ce Brownie me semble assez débrouillard et intéressé pour être utile.
Mark n’était pas une exception. Les informateurs n’étaient d’habitude que des mythomanes, des ivrognes, des psychopathes et des minables. Malko se leva. L’air frais de la Misère lui avait fait du bien.
— Je vous tiens au courant, promit-il. J’ai besoin de savoir d’urgence la position de Washington sur les Israéliens. Sinon, je risquerais des erreurs fâcheuses.
— Le télex partira dans une heure, affirma le chef de station de la CIA en tendant à Malko une main moite de transpiration. Il avait d’énormes valises sous les yeux et son état ne s’était pas amélioré…
En descendant les lacets de la Misère, Malko se dit qu’au point où il en était, il pourrait aussi bien vérifier une autre information du Derviche. Autant connaître tout le monde dans ce sinistre pot-au-noir. Y compris son « adversaire » irakien. Le secret n’était plus de mise et le Coral Sands se trouvait à moins d’un mille du Beauvallon.
Il avait envie de voir à quoi ressemblait le bourreau du Mont-Hermon, Rachid Mounir. Le sosie de Omar Sharif, avait dit l’Américain, lors de leur première rencontre…
Il était là, confortablement installé sur une chaise-longue de bois, à côté de la baraque qui abritait le stand du parachute ascensionnel, grande attraction de la plage de Beauvallon. Le sable, en face du Coral Sands, regorgeait de touristes, mâles et femelles. Le ressac venait doucement mourir à leurs pieds, dans un petit clapotis berceur. Malko s’assit sur un rebord de pierre, observant l’Irakien.
La description de Willard Troy était parfaitement exacte. Rachid Mounir était un des hommes les plus beaux qu’il ait rencontré. Une chevelure noire abondante, des traits énergiques, une mâchoire carrée et d’étonnants yeux d’un bleu très clair, tranchant sur la peau mate. Une jeune femme brune, moulée dans une robe en tissu éponge rouge, les cheveux cachés sous un foulard, des lunettes de soleil sur le front, s’approcha de lui. Il se leva et lui sourit, révélant des dents superbes, éblouissantes de blancheur. Il aurait pu faire une très belle carrière à Hollywood.
La fille se frotta littéralement contre lui et ils échangèrent un baiser sans retenue. Ce devait être Claire, la femme de Mark. Puis, l’Irakien se rassit et se replongea dans Newsweek. Malko, examinant les gens autour de lui, remarqua deux hommes au teint mat – de type sémite – assis à même le sable derrière lui. En maillot noir, un chapeau de toile sur la tête, des lunettes noires. Devant chacun d’eux, un sac de toile. Des gardes du corps. Rachid Mounir était prudent. La fille brune avait ôté sa robe rouge, dévoilant un deux-pièces de même couleur et s’était allongée à côté de lui.
Malko s’éloigna. Bizarre. L’Irakien semblait vraiment en vacances. Qu’attendait-il ? Pourquoi ce farniente ? Qui disait la vérité et qui mentait ? Il remonta dans la Cooper, s’éloignant sur la route longeant la mer. Le Coral Sands, bâti sur la plage, se trouvait après le Beauvallon. Dans une demi-heure, il avait rendez-vous avec Mark, près du Fisherman’s Cove. Il avait déjeuné tout seul, à la piscine de l’hôtel, d’un poisson grillé arrosé de Pepsi-Cola.
Il avait hâte d’être au lendemain, pour partir vraiment à la recherche du Laconia B. En espérant qu’aucune catastrophe ne modifierait ses plans. Il était passé au yacht-club et avait vu Brownie et sa compagne en train de préparer le bateau. De ce côté-là, tout allait bien.
Cinq minutes plus tard, il garait la Cooper dans le parking du Fisherman’s. Le soleil tapait d’une façon démente. Il se sentait nerveux et décida d’emporter le Stainless dans son sac de plage. Assez de surprises désagréables.
Malko recula sous un cocotier pour avoir un peu d’ombre et consulta sa montre pour la centième fois. Cinq heures. Il n’y avait presque plus personne sur la plage. Les touristes rentraient tôt. Un peu plus loin, de l’autre côté de la mini-rivière coupant la plage, quelques Allemandes se trémoussaient sur le sable au son de deux guitaristes, jouant une vague sega, le quadrille local, entourées de Seychellois bavant devant cette chair blonde.
Un vieux couple passa devant lui, tendre comme deux hippopotames.
Pas de Mark.
Inutile d’attendre plus longtemps. Il fallait le traquer dans sa tanière. Il se leva et prit la direction de l’hôtel. Furieux. Le Seychellois était vraiment une anguille. Le temps de s’habiller, de se doucher, il faisait presque nuit lorsqu’il ressortit du bungalow. Pour se cogner presque à Irja Inari, sublime dans une saharienne beige.
— C’est aussi Grey ? demanda Malko.
La Finlandaise sourit.
— Oui.
Décidément.
— Vous m’accompagnez demain ?
— Je ne crois pas, malheureusement. Un autre jour peut-être. J’aimerais beaucoup…
Ce n’était pas son jour. Il était d’une humeur massacrante quand il s’engagea sur la route de Victoria. L’embranchement menant à la résidence de l’ambassadeur de l’URSS se trouvait à deux milles environ. Malko y fut en deux minutes. Décidé cette fois à secouer le « stringer » pour de bon. Il allait si vite qu’il crut être arraché de la Cooper en entrant dans le sentier. Les cochons noirs et les poulets étaient toujours là. Il s’arrêta sous un gros jacquier et se dirigea vers la dernière case, à gauche de la montée cimentée menant à la maison du russe. Sur pilotis, comme les autres, avec un petit escalier de bois menant à la véranda entourant l’unique étage.
Personne en vue. Un poulet se sauva en caquetant. Il se retourna. Une vieille femme l’observait. Elle rentra précipitamment. Il frappa à la porte.
Pas de réponse.
Il poussa la porte qui s’ouvrit sans difficulté et il entra dans une pièce sombre, pour s’immobiliser aussitôt. Une odeur familière et fade venait de frapper ses narines.
Celle du sang frais.