Don Federico Sturm leva la tête sans lâcher l’encolure de sa vigogne. Une vieille Impala blanchâtre venait de quitter la piste rectiligne longeant le bord marécageux du lac Titicaca pour s’engager dans l’allée bordée d’arbres menant à son estancia. L’Allemand fronça ses sourcils noirs et fournis : il n’attendait aucune visite et n’aimait ni les importuns, ni les curieux. Depuis plus de vingt ans qu’il était installé en Bolivie, il n’avait certes pas eu à se plaindre de l’hospitalité de la douzaine de gouvernements qui s’étaient succédé à la tête du pays, mais, dans son cas, on n’était jamais tout à fait à l’abri d’une surprise désagréable…
L’Allemand se força à caresser le poil délicieusement doux de la vigogne sans prendre garde à la voiture, enfonçant avec volupté l’extrémité de ses doigts dans l’épaisse toison. L’animal frémit de contentement et tourna la tête vers son maître. Don Federico lui parla doucement à l’oreille en allemand et lui flatta le ventre, là où les poils ressemblaient à de la soie.
Il y avait longtemps qu’il avait reporté sur cette vigogne tout ce qui lui restait de sentiments humains. Des chasseurs « aimaras »[1] la lui avaient apportée deux ans plus tôt, blessée, et il l’avait achetée pour cent pesos. En la soignant, il s’y était attaché. L’hiver, la vigogne couchait dans sa chambre et le réveillait à grands coups de langue.
Don Federico l’avait surnommée « Cantouta », du nom des fleurs très rouges qui poussent à quatre mille mètres sur l’Altiplano et portent bonheur.
On ne trouvait presque plus de vigognes en Bolivie car les touristes se ruaient sur les couvertures fabriquées avec leur délicat pelage. L’année précédente, Don Federico avait demandé au Président de la Bolivie de faire passer une loi protégeant les vigognes. Le Bolivien avait acquiescé avec enthousiasme. Hélas, son hélicoptère s’était malencontreusement écrasé quelques jours plus tard. Saboté avec tant de laisser-aller qu’il avait fallu ouvrir une enquête…
« Cantouta », durant l’été, de septembre à mai, vivait dans un petit enclos, tout près du bâtiment principal du domaine. Chaque matin, l’Allemand passait près d’une demi-heure avec elle à caresser son cou interminable et à lui parler. L’animal le contemplait de ses yeux marron et doux et frottait son mufle contre le dos de sa main. Ensuite, Don Federico partait s’occuper de ses centaines de milliers de poulets… Il s’était reconverti avec bonheur dans l’aviculture, et y gagnait des millions de pesos. Son nom était honorablement connu jusqu’à Lima. Pourtant il quittait peu son domaine. Une fois par semaine, il allait à La Paz, déjeunait au restaurant des Escudos ou au club allemand de la Calle Bravo d’un bon plat de saucisses bavaroises et ensuite prenait son café au bar de l’aéroport d’El Alto, sur le plateau dominant La Paz. Le temps de voir partir pour l’Europe le Boeing hebdomadaire de la Lufthansa. Puis avec un peu de vague à l’âme il reprenait sa Mercedes 280 – sa seule folie – la longue piste coupée de cassis serpentant dans l’Altiplano jusqu’au lac Titicaca. Sa propriété se trouvait à moins de deux kilomètres du lac avant le village de Huarina, à droite de la route, adossée a un contrefort des Andes. À part l’altitude de quatre mille deux cents mètres, elle n’avait que des agréments.
Don Federico Sturm avait fait planter des arbres tout autour de l’estancia, pour s’isoler de la piste. Mais de la fenêtre de sa chambre on voyait jusqu’au Pérou.
Le grincement des pneus sur le gravier de la cour le força à lever la tête. L’Impala venait de s’arrêter dans la cour de l’estancia. Il reconnut la voiture de Friedrich, un vieux juif allemand, le seul étranger à conduire un taxi à La Paz. Sur la banquette arrière se trouvait un inconnu barbu et à lunettes. Don Federico tapota la tête de sa vigogne, contrarié. Il allait être obligé d’écourter son « flirt ». Les mauvaises langues de La Paz disaient qu’il demandait à sa vigogne les mêmes services que les Incas réclamaient de leurs lamas… Soigneusement, il referma l’enclos. Sa hantise était que « Cantouta » s’échappe et soit tuée par un Aimara. À La Paz, une peau valait deux cents pesos. Une fortune pour les pauvres diables de pêcheurs du lac Titicaca avec leurs barques de paille.
Don Federico s’avança vers son visiteur inconnu de son étrange démarche chaloupée. Même lorsqu’il portait l’uniforme noir de la Division SS Sepp Dietrich, l’obersturmbahnführer Frédéric Sturm n’avait pu se débarrasser de son balancement d’ours. On l’avait surnommé le Grizzli.
Autant à cause de sa taille que de sa force physique. Un quart de siècle plus tard, Don Federico n’avait pas perdu un pouce de ses 1 m 90. Souvent il nageait dans les eaux glacées du lac Titicaca. La vie au grand air avait tellement tanné et bronzé sa peau qu’on aurait pu le prendre pour un Aimara. Ses yeux bleu gris étaient toujours aussi clairs et durs et ses cheveux noirs, peignés en arrière, s’éclaircissaient à peine. Avec le temps, la cicatrice qui serpentait sur la paroi gauche de son nez avait au contraire pris du relief. Comme pour lui rappeler ses années de guerre. Mais tout cela était loin. Bien sûr, les Russes l’avaient condamné à mort, les Yougoslaves et les Hongrois et les Italiens aussi, mais quelle importance ? Ils ne viendraient pas le chercher au fond de la Bolivie. Il leur avait joué un bon tour en s’échappant d’Europe avec le passeport juif d’un Yougoslave offert par un cousin qui travaillait au bureau IV de la Sichereit Dienst. Jusqu’en 1951 il avait été Wenceslav Tuori, puis, le danger éloigné, avait repris sa véritable identité pour demander la nationalité bolivienne. Il n’avait jamais eu l’intention de revenir en Europe. Originaire de Leipzig, Frédéric Sturm avait toute sa famille en Allemagne de l’Est. Autant dire dans un autre monde pour un ancien colonel SS.
La porte du taxi s’ouvrit sur un homme aussi grand que lui. Mais son apparence négligée contrastait avec la chemise et le pantalon impeccablement repassés de l’Allemand. Le visiteur portait de courtes bottes texanes sur un blue-jean élimé, un blouson de cuir au col de fourrure. Ses cheveux tombaient sur ses épaules et les poils de sa longue moustache retombaient de chaque côté de sa bouche. Seules ses lunettes à monture d’acier lui donnaient un air vaguement intellectuel. Il s’avança vers Don Federico sans tendre la main. L’Allemand fronça les sourcils : il vomissait les hippies. Cela lui rappelait trop les tziganes qu’il raflait pour les envoyer à Auschwitz. Que venait faire celui-là chez lui ? Le voyage en taxi depuis La Paz coûtait bien vingt-cinq dollars, ce n’était donc pas un tapeur.
— Buenos dias, dit-il néanmoins d’une voix polie. Que querés, Señor ?
Il parlait parfaitement l’espagnol et même l’aimara, la langue des chulos[2] de l’Altiplano.
L’inconnu le fixa sans aucune sympathie, les bras ballants.
— Vous êtes Frédéric Sturm ?
Son espagnol était guttural.
Il n’avait pas dit « Don Federico » comme faisaient les Boliviens avec respect. L’ancien SS demeura immobile comme un menhir, retenant une furieuse envie de jeter dehors à coups de pied cet intrus. Mais le contact des Sud-Américains lui avait appris la diplomatie. Et de toute façon, avec son passeport bolivien, il ne craignait rien.
— Oui, répondit-il. Que voulez-vous ?
Le jeune homme – Sturm se dit qu’il n’avait pas trente ans en dépit des longues moustaches – le fixa avec un dégoût visible.
— C’est vous l’ancien colonel SS ?
L’Allemand respira profondément.
— Je vous donne une minute pour me dire ce que vous voulez, ensuite, je vous remets dans ce taxi à coups de pied…
Le visiteur découvrit de grandes dents jaunes dans un sourire ironique.
— Je m’appelle Jim Douglas, dit-il. Étudiant au Massachusetts Institute of Technology, actuellement professeur d’anglais à La Paz. Je travaille aussi à la revue Ramparts. Vous connaissez ?
— Vaguement.
Don Federico savait que Ramparts était une revue gauchiste américaine dont les révélations faisaient parfois trembler l’« Establishment » américain. Faite par des jeunes gens idéalistes et gauchistes comme celui qui se trouvait devant lui.
— Je prépare un article sur les criminels de guerre qui ont travaillé et travaillent encore pour la C.I.A, dit doucement Jim Douglas.
L’Allemand demeura impassible. Il jeta un coup d’œil en coin au vieux Friedrich qui somnolait sur son volant. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
— Je n’ai jamais travaillé pour la C.I.A., dit-il.
Le jeune barbu ne se démonta pas. Solidement planté sur ses pieds, il admirait l’estancia et les champs alentour. Il parla sans même regarder Don Federico.
— Vous, je ne sais pas, mais Klaus Heinkel, oui.
L’Allemand haussa légèrement les épaules.
— Je ne connais pas Klaus Heinkel, aussi puis-je prier Votre Grâce de foutre le camp de mon domaine ?
Il avait ironiquement employé la terminologie ampoulée castillane.
Un éclair passa dans les yeux de Jim Douglas. Il se rapprocha de l’Allemand et répliqua avec hargne :
— Vous connaissez peut-être Klaus Muller, alors ? Puisque Klaus Heinkel se fait appeler ainsi…
Sans laisser à l’Allemand le temps de répondre, il enchaîna :
— Vous mentez, Herr Sturm. Non seulement vous connaissez Klaus Heinkel, mais il est ici. Je ne suis pas venu par hasard. Je veux lui parler. S’il me raconte tous les services qu’il a rendus à la C.I.A. entre 1945 et 1951, alors je ne révélerai pas où il se trouve. Sinon, je repars pour La Paz et j’ameute les correspondants étrangers et quelques ambassades.
— Je vous promets le plus beau scandale qui aura jamais secoué la Bolivie. Même vous, Don Federico, vous ne pourrez pas l’étouffer. Il y a des dizaines de millions de personnes dans tous les pays du monde qui attendent avec impatience que l’on retrouve Klaus Heinkel. En se demandant comment il existe encore des gens pour cacher une telle ordure…
Tout en parlant, il agitait sous le nez de son interlocuteur un index menaçant.
Les yeux gris-bleu de l’Allemand avaient foncé. Cette espèce d’idéaliste lui donnait la nausée. On ne pouvait pas discuter avec ces gens-là. Que savait-il réellement ? Les journaux du monde entier parlaient de Klaus Heinkel ou Muller. Deux semaines plus tôt, plusieurs journaux avaient révélé qu’un paisible citoyen bolivien nommé Klaus Muller était en réalité l’Obersturmführer SS Klaus Heinkel recherché comme criminel de guerre pour des actes particulièrement horribles, condamné à mort dans quatre pays, dont la France et la Hollande. À côté de ses activités dans la Gestapo, Adolf Eichmann paraissait un doux et inoffensif bureaucrate. Du coup, l’opinion publique de la plupart des pays du monde civilisé s’était enflammée, exigeant que la Bolivie livre Klaus Heinkel à son juste châtiment. En dépit de leur indifférence pour le monde extérieur, les Boliviens auraient du mal à ne pas l’extrader. Ce qui les ennuyait considérablement. Car Klaus Heinkel, devenu citoyen bolivien sous le nom de Klaus Muller, avait beaucoup d’amis à La Paz.
Dieu merci, au moment où les clameurs de l’opinion publique internationale atteignaient un niveau difficilement supportable pour les délicates oreilles boliviennes, Klaus Muller avait miraculeusement disparu. Ce qui avait ôté un grand poids de la conscience des Boliviens. Ceux-ci avaient eu le temps de découvrir qu’il n’existait aucune preuve irréfutable que le bourreau Klaus Heinkel et l’inoffensif Klaus Muller ne fassent qu’un.
Pleins de bonne volonté, ils avaient juré que, cette preuve faite, ils n’hésiteraient pas à remettre ce moins que rien à ceux qui le réclamaient pour le fusiller ou le pendre.
Dès qu’ils l’auraient retrouvé.
Ce qui, étant donné la pagaille régnant en Bolivie et la perméabilité des frontières, pouvait prendre un petit quart de siècle… D’ici là, on aurait oublié l’histoire. Sauf si Klaus Heinkel resurgissait inopportunément.
Don Federico Sturm se retourna et rencontra le regard doux de sa vigogne. Comment allait-il se débarrasser sans scandale de cet imbécile qui paraissait si bien renseigné ? Il passa la main dans ses cheveux pour se calmer et dit d’une voix conciliante :
— Je ne sais pas qui vous a renseigné, mais on s’est trompé. Klaus Heinkel ne se trouve pas ici. Peut-être a-t-il quitté le pays.
Jim Douglas ne broncha pas.
— Vous mentez, Herr Sturm, répéta-t-il. Heinkel se trouve ici dans votre estancia. Je vais le révéler dans Ramparts et, avant, aux différents consulats et ambassades de La Paz. Vous savez aussi bien que moi qu’il ne peut pas quitter le pays. C’est une telle ordure que même les Péruviens n’en veulent pas.
Il se rapprocha, postillonnant, les lunettes embuées par l’émotion.
— Il est gênant, il est trop en vue, le monde entier est à ses trousses. Il paraît qu’un commando israélien est arrivé à La Paz. Ils viendront chez vous quand je les aurai renseignés. Ils le tueront, et vous avec, Herr Sturm…
L’Allemand regarda son interlocuteur, stupéfait de cette explosion de haine. En 1945, Jim Douglas devait avoir deux ou trois ans. Il parlait comme un procureur israélien.
— Pourquoi en voulez-vous tellement à Klaus Heinkel ? ne put-il s’empêcher de demander. Il ne vous a rien fait.
Le jeune Américain secoua la tête avec commisération.
— Je me fous de Klaus Heinkel. Mais nous voulons prouver que la C.I.A. emploie des assassins et des « pigs » comme ce vieux nazi, qu’elle veut faire régner le nazisme en Amérique.
— C’est votre affaire, fit Don Federico. Je n’ai rien à vous dire.
Jim Douglas haussa les épaules.
— O.K. Herr Sturm. Je retourne à La Paz. Vous aurez bientôt de mes nouvelles.
Il rejoignit le taxi et ouvrit la porte. Frédéric Sturm le suivit des yeux, finalement soulagé. Ce que ce jeune imbécile pouvait raconter n’avait que peu d’importance. C’est lui, Don Federico, que l’on croirait, citoyen éminent de la Bolivie et soutien inconditionnel de son cent quatre-vingt-quatrième gouvernement en cent cinquante et un ans d’indépendance.
Au moment où Jim Douglas allait entrer dans l’Impala, la porte de l’estancia s’ouvrit. L’Allemand eut le pressentiment fulgurant d’une catastrophe. Il voulut crier mais n’en eut pas le temps. Une femme apparut sur le pas de la porte et regarda curieusement la voiture arrêtée dans la cour. Très brune, le corps serré dans une robe noire, décolletée en carré, elle ressemblait à Raquel Welch.
Le jeune Américain ressortit de son taxi comme un diable d’une boîte et fonça vers elle, à grandes enjambées.
— Dona Izquierdo ?
La femme eut un haut-le-corps et disparut vivement en claquant la porte. Frédéric Sturm jura entre ses dents. L’imbécile ! Déjà, Jim Douglas revenait dans sa direction, hennissant de joie ! Il s’arrêta en face de lui et demanda d’une voix pleine d’ironie triomphante :
— Vous êtes toujours persuadé qu’on ne me croira pas ? Alors que tout La Paz sait que Dona Monica Izquierdo est la maîtresse de Klaus Muller-Heinkel. Et qu’elle a disparu en même temps que lui…
— Attendez, fit brusquement Frédéric Sturm.
L’Allemand dissimulait sa rage mais ses yeux avaient pâli et la cicatrice de son nez saillait encore plus. Jim Douglas pencha un peu la tête.
— Vous êtes décidé à me faire rencontrer Klaus Heinkel ? Dépêchez-vous, sinon je rentre à La Paz.
— Entrez un moment.
Les immenses yeux noirs de Dona Izquierdo fixaient Jim Douglas avec une intensité trouble. De près, la jeune femme était encore plus belle. Elle avait des traits très fins, un nez légèrement retroussé et une goutte de sang indien qui lui donnait une superbe peau mate. Ses longues mains effilées se terminaient par des ongles manucurés et longs, inattendus dans cette estancia du bout du monde. Mais surtout, Jim Douglas n’arrivait pas à détacher les yeux du haut de sa robe de tulle noire absolument transparent qui moulait deux seins parfaits.
— Je vous en prie, dit la Bolivienne, je ne veux pas qu’on fasse de mal à Klaus.
Elle soupira lourdement, ce qui fit encore gonfler sa poitrine. Le jeune Américain ne savait plus où se mettre. Venu à la recherche d’un monstre, il se trouvait nez à nez avec une femme ravissante au bord de la crise de nerfs. Comment un type comme l’Allemand – petit chauve au front ridé et au gros nez – insignifiant, pouvait-il avoir une aussi jolie maîtresse ?
Don Federico l’avait fait pénétrer dans cette bibliothèque, s’était esquivé et aussitôt, après, la jeune femme était entrée.
— C’est une ordure, dit-il, mais je ne lui ferai rien. Ce n’est pas mon affaire.
Elle fit un pas vers lui. En dépit de la coiffure sage couvrant les tempes, elle était terriblement appétissante avec ce tulle arachnéen et cette belle bouche entrouverte. Jim chercha son regard. De nouveau, mêlée à la frayeur, il vit une lueur trouble, mélange de langueur et de fixité. Doucement elle répéta :
— Je vous en prie, ne dites à personne où se trouve Klaus. Sinon, ils viendront le tuer. C’est une terrible erreur, il n’a jamais rien fait.
Elle était si près de lui qu’il sentait son haleine tiède et son parfum. Gauche et décontenancé, Jim Douglas devinait quelque chose de plus que la peur apparente et la supplication.
— C’est un horrible salaud, parvint-il à dire avec une conviction profonde. J’ai lu ce qu’il a fait. Une fois, il a arraché la peau du visage d’une Hollandaise pour la faire parler. Comment pouvez-vous aimer un type pareil ?
Monica Izquierdo secoua la tête sans répondre. Puis elle sembla glisser sur le parquet et se retrouva contre Jim Douglas, sa bouche contre son oreille.
— Ne dites rien, répéta-t-elle, ne dites rien, je ferai tout ce que vous voulez.
Le tulle transparent effleurait le blouson de cuir. Le jeune Américain baissa les yeux et s’aperçut que les seins pointaient à travers le tissu léger, autonomes et provocants. Son regard remonta et plongea dans les immenses yeux noirs. Ce qu’il y lut le laissa pantois : Dona Izquierdo avait vraiment envie de lui. À ce même moment les hanches de la jeune femme s’appuyèrent contre lui, non pas avec la raideur d’une femme lucide essayant d’obtenir une faveur d’un inconnu, mais avec la langueur d’une femelle quêtant un mâle.
Une onde fulgurante de désir lui brûla le ventre mais il parvint à s’écarter de la jeune femme. C’était trop incroyable pour l’entamer vraiment. Cette femme s’offrait à lui pour protéger un autre homme.
— S’il accepte de me répondre, fit-il d’une voix altérée, je jure que je ne dirai pas où il se trouve.
Dona Izquierdo se tordit les mains. La lueur trouble de ses yeux avait brusquement fait place à une panique presque palpable.
— Mais il ne peut pas, sanglota-t-elle, il n’a jamais travaillé pour la C.I.A…
Cette candeur énerva subitement le jeune Américain. Maintenant, il avait hâte de se retrouver dehors, sous le ciel pur des Andes. Ce monde le dégoûtait. La bibliothèque de Don Federico était une pièce toute en boiseries sombres avec un bureau en acajou et de profonds fauteuils et, au mur, des outils d’escalade. Les Andes valaient bien les Alpes bavaroises.
Jim Douglas marcha à grandes enjambées vers la porte. Dona Izquierdo poussa un cri, comprenant qu’il s’en allait.
— Don Federico !
La porte du bureau s’ouvrit si brusquement que Jim Douglas faillit recevoir le battant dans la figure. Il se trouva en face de l’Allemand qui bouchait la sortie. Ses yeux gris-bleu fixèrent calmement la jeune femme et Jim Douglas. Il avait dû attendre derrière la porte.
— Qu’y a-t-il ?
Sa voix était calme et glaciale. Il se tenait très droit, et toisait Jim Douglas comme s’il avait été un prisonnier russe trente ans plus tôt.
Dona Izquierdo renifla.
— Il ne veut rien entendre, murmura-t-elle.
L’Allemand haussa les épaules avec insouciance.
— Ma chère, nous ne pouvons pas convaincre ce jeune homme qu’il se trompe. Après tout, qu’il aille raconter ce qu’il veut, nous sommes dans une démocratie, nicht war ?
L’imperceptible ironie des derniers mots passa au-dessus de Dona Izquierdo. Elle fixa Don Federico comme s’il avait perdu la raison. Mais déjà, ce dernier s’effaçait devant la porte du bureau, afin de laisser le passage à Jim Douglas.
Ce dernier avança, mal à l’aise. Il ne s’était pas attendu à cette scène déplaisante. Professionnel de l’agitation il était désarmé par les jérémiades féminines. Il passa devant Don Federico et s’arrêta une seconde sur le pas de la porte avec l’idée de se retourner et de dire au revoir. Une découverte lui donna un choc. De l’autre côté du couloir, par la porte de l’estancia demeurée ouverte, il apercevait la cour. Vide.
Le taxi qui l’avait amené avait disparu ! Dans le feu de la discussion, il ne l’avait pas entendu partir. Mais pourquoi l’avait-il laissé tomber, sans même se faire payer ?
Il tourna la tête pour demander une explication. Durant une fraction de seconde, une scène incroyable s’imprima sur sa rétine : Dona Izquierdo, la main devant la bouche, les yeux agrandis de terreur, Frédéric Sturm brandissant à deux mains au-dessus de sa tête un court piolet de montagnard.
Le jeune Américain hurla quand la large lame pénétra de sept centimètres dans son crâne, juste au-dessus de la tempe gauche.
Pourtant, il ne tomba pas. Repoussé contre le mur par la violence du coup, il resta immobile. Machinalement, il porta la main à son crâne et ramena du sang et de la matière cervicale qu’il regarda avec incrédulité. Comment son cerveau pouvait-il continuer à fonctionner ? Puis la douleur l’envahit, vrillante, impitoyable. Tout se brouilla devant ses yeux. Ses lunettes étaient tombées. Il vit la gigantesque silhouette de Frédéric Sturm s’approcher de nouveau, le piolet brandi. Il leva les bras pour se protéger et cria de toute la force de ses poumons. On était en train de le tuer.
L’acier fit craquer sa boîte crânienne comme une noix. Cette fois, il s’écroula comme une masse et ne sentit plus rien.
Une large tache de sang s’étalait sur le tapis gris. Don Federico avait repoussé le cadavre de Jim Douglas dans un coin. Comme un automate, il prit une bouteille de cognac Hennessy sur la table basse et en but une grande rasade au goulot. Puis il se laissa tomber dans un fauteuil.
Vidé.
Il y avait bien longtemps que l’Allemand n’avait pas participé à une action violente. L’alcool le fit frissonner. Debout contre le bureau, Monica Izquierdo sanglotait convulsivement, en se tordant les mains. C’était le seul bruit dans la maison. Les serviteurs chulos s’étaient bien gardés de venir demander ce qui se passait. Don Federico avait renvoyé lui-même le vieux Friedrich avec cinquante dollars, lui expliquant qu’il gardait son hôte à déjeuner.
Quant à Klaus Heinkel, il devait dormir. Il n’avait jamais pu s’habituer à l’altitude et souffrait d’effroyables insomnies, dues au « sorotché », au mal des montagnes. Il ne s’endormait qu’à l’aube pour se réveiller à trois heures. Don Federico jura entre ses dents. Quel gâchis ! Une onde de fureur l’arracha de son fauteuil. En une enjambée, il fut contre la jeune femme.
Dans une seule de ses mains, il prit les deux poignets de Monica et la secoua comme un prunier.
— Imbécile ! Je vous avais dit de ne jamais vous montrer à l’extérieur.
Monica sanglota de plus belle.
— Je n’avais pas vu qu’il y avait quelqu’un, gémit-elle. Je n’en pouvais plus de rester enfermée. Laissez-moi.
Dans le mouvement qu’elle fit pour s’échapper de l’Allemand, elle prit appui contre lui, des cuisses, du ventre, de la poitrine. Une vague extraordinairement puissante de désir balaya Don Federico. Il lâcha les deux mains de la jeune femme et posa les siennes sur ses hanches, lui enserrant la taille.
Elle leva la tête, effrayée, et reçut le choc de ses yeux clairs, animés d’une expression qu’elle ne lui avait jamais vue : bestiale, avide et cruelle. Monica voulut se dégager. Jamais l’élégant Don Federico ne lui avait fait la moindre avance, jamais depuis qu’elle était à l’estancia, il n’avait eu le moindre geste équivoque. Elle réalisa brusquement qu’elle ne savait rien de lui. Et qu’il venait de tuer un homme sous ses yeux. Des deux mains, elle le repoussa.
— Laissez-moi.
Les mains ne lâchèrent pas prise. Au contraire. Elle se sentit plaquée contre le corps sec et dur du grand Allemand et mesura immédiatement l’effet qu’elle produisait sur lui. Elle en rougit, envahie soudain d’une langueur inattendue. Don Federico eut un sourire indéfinissable.
— C’est vrai ce que disait ce jeune imbécile, tu es très belle, Monica…
Jamais encore il ne l’avait tutoyée. Lâchant sa taille, il lui caressa la poitrine du bout des doigts à travers le tulle noir, avec une expression gourmande. Le caballero raffiné avait fait place à un mâle avide qui dominait Monica de vingt bons centimètres. En la maintenant contre le rebord du bureau, il lui meurtrissait les reins. La jeune femme essaya de reprendre son sang-froid et parvint à dire d’une voix presque calme :
— Laissez-moi, Don Federico, il faut faire quelque chose avec le corps de cet homme.
— Il peut attendre, fit froidement l’Allemand.
Plus il la maintenait contre lui, plus son désir grandissait. Célibataire, il avait parfois une brève aventure avec une strip-teaseuse du Maracaïbo, à La Paz, ou une putain de Lima. Rien de comparable avec la femme élégante qu’il tenait, belle, jeune et sensuelle…
Poussé par une impulsion irrésistible, Don Federico posa sa main gauche sur la jambe droite de Monica. Le contact du collant noir au bout de ses doigts l’électrisa.
Il remonta lentement, suivant la courbe de la cuisse, accrochant la robe au passage. La jeune femme eut un brusque sursaut quand les doigts l’effleurèrent à travers le léger nylon. Son éducation fut plus forte que sa sensualité : sa main droite partit et gifla l’Allemand.
— Schweinerei ![3]
Don Federico la lâcha d’un coup. À toute volée, il la gifla deux fois, la laissant étourdie, assommée de douleur et de peur, des larmes pleins les yeux. Puis il lui serra la gorge d’une main.
— Si tu fais encore cela, gronda-t-il, je te tue comme l’autre.
La jeune femme hocha la tête, terrorisée. Jamais elle n’aurait cru que son hôte put se conduire ainsi avec elle. Klaus l’avait toujours présenté comme un de ses meilleurs amis. Et en même temps, elle dut s’avouer que s’il l’avait embrassée au lieu de la caresser comme un rustre, elle aurait fondu. Il avait une autre allure que Klaus…
À travers ses larmes, elle aperçut les yeux brillants et froids de Don Federico. Elle baissa son regard et resta interdite : tranquillement l’Allemand débouclait sa ceinture.
Son souffle était court et bruyant. Comme hypnotisée, elle sentit qu’il lâchait son cou. La main qui l’étranglait à demi remonta sous sa robe de dentelle, saisit son collant à la taille et tira vers le bas. Les doigts spatulés déchirèrent le nylon avec une espèce de rage. Les morceaux retombèrent grotesquement sur les chevilles de la jeune femme. Quand les doigts de l’Allemand touchèrent sa peau, elle frémit et frissonna de honte.
Ses démons habituels la paralysaient.
Quand Don Federico découvrit son ventre en relevant sa robe jusqu’à la taille, elle tenta un dernier effort pour s’enfuir. De nouveau, il lui tordit méchamment les poignets, approchant son visage du sien. La cicatrice le long de son nez ressemblait à un éclair démoniaque.
— Si tu cries, menaça l’Allemand, je vous jette dehors tous les deux.
Elle sentit qu’il disait la vérité. Résignée et docile, elle se laissa aller en arrière sur la dure arête du bureau. Le poids de Don Federico l’écrasa aussitôt. Pour un homme de soixante ans, il était encore remarquablement viril. Il la prit sans attendre, d’une seule poussée, avec un grognement de satisfaction. Elle poussa un léger cri, écorchée par cette blessure lancinante à laquelle son corps à elle ne répondait pas encore. Elle le subissait, les yeux fermés. Elle eut une pensée fugitive pour Klaus endormi au premier étage…
Don Federico la courba un peu plus, avec l’avidité et la vigueur d’un jeune étalon, sans souci de ses sensations à elle. Soudain, ce fut plus fort qu’elle. Une onde de chaleur partit de son cœur, se transforma en une pulsion saccadée et violente qui l’embrasa tout entière. Ses mains lâchèrent le bureau et montèrent vers la poitrine de l’homme, s’accrochant à la chemise. D’une voix presque inaudible, elle murmura :
— Doucement, doucement.
L’Allemand sembla ne pas entendre. Il glissa ses mains sous ses hanches et s’abattit sur elle, la martelant comme s’il avait voulu la broyer entre le bureau et lui.
Alors, brutalement, Monica Izquierdo ne fut plus qu’une bête déchaînée, hurlante et pleine de halètements.
Ses bras balayèrent le bureau, faisant tomber un encrier et des photos encadrées. Don Federico ne remarqua rien.
La porte du bureau s’ouvrit sans bruit sur le visage ridé d’une vieille chula attirée par le bruit. Son regard indifférent enregistra la scène et elle referma vivement la porte.
Don Federico cessa soudain de bouger. Il se redressa, s’arrachant de la jeune femme et demeura immobile, le souffle court, le cœur battant follement à cause de l’altitude, les yeux vides. Sans regarder Dona Izquierdo, il se rajusta avec des gestes d’automate. Lentement, la jeune femme se redressa à son tour. Juste au moment où on frappait à la porte du bureau.
Don Federico sursauta et demanda en allemand :
— Was ist das ?
— Klaus.
— Ein moment.
Le regard clair de l’Allemand photographia les débris de nylon noir, épars sur le tapis. Monica Izquierdo, les pommettes rouges, décoiffée, ses collants déchirés pendants sur ses chevilles, le bureau balayé comme par un ouragan. Et, près de la table basse, le cadavre de Jim Douglas et l’énorme tache de sang.
— Enlève tes collants, dit-il à voix basse à la jeune femme. Souviens-toi de ce qui arrivera si tu parles.
Klaus Heinkel ne vit d’abord que le cadavre étendu et le sang. Dona Izquierdo fumait nerveusement, les yeux brillants de larmes, appuyée au bureau. Le regard de Klaus passa distraitement sur elle et elle en ressentit une humiliation supplémentaire. Klaus avait tellement peur qu’il ne s’apercevait même pas de son état à elle.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il. Qui est-ce ?
Tout en remettant les objets sur le bureau, Don Federico lui expliqua, en allemand, la visite de Jim Douglas. Klaus écoutait, glacé et muet. Il était de la taille de Monica Izquierdo, presque chauve, avec un nez un peu trop long, une bouche mince et des yeux d’oiseau, tout ronds, sans expression.
Pourtant Monica Izquierdo avait découvert avec lui qu’une femme pouvait éprouver du plaisir avec un homme sans charme et pourvu de surcroît d’une petite brioche. L’appétit insatiable que Klaus avait de son corps lui suffisait. Pour la première fois depuis le début de son mariage avec le minuscule Pedro Izquierdo, elle avait retrouvé la joie de vivre. Et lorsqu’il avait fallu choisir, venir se cacher dans cette estancia, elle n’avait pas hésité.
Klaus Heinkel s’accroupit près de l’Américain, et le retourna.
Un filet de sang s’écoulait de chacune de ses oreilles. On aurait dit que ses traits avaient été gravés dans un bloc de plâtre. Dans la mort, un seul de ses sourcils s’était détendu, ce qui lui donnait l’air de cligner de l’œil, air démenti par le filet de salive sanglante qui se perdait dans son cou.
L’Allemand le fouilla rapidement, prenant son portefeuille.
Don Federico contemplait la scène, songeur. Il n’éprouvait qu’une sympathie limitée pour le petit homme chauve. Mais il n’était pas question de le laisser tomber, même s’il en avait eu envie. Lui, Frédéric Sturm, avait des responsabilités vis-à-vis de gens beaucoup plus haut placés que cette petite vipère de Klaus Heinkel. L’irruption de ce jeune Américain était bien contrariante.
L’Allemand fit le tour du bureau et attira le téléphone à lui. Pour La Paz, ce n’était pas automatique.
— Je voudrais à La Paz, le 734916, dit-il à l’opératrice. Le major Hugo Gomez. De la part de Don Federico Sturm.
Il raccrocha. Dona Izquierdo essayait de ne pas trop trembler en tirant nerveusement sur sa cigarette. Son ventre la brûlait et elle avait honte d’elle. À chaque seconde, elle s’attendait à ce que Klaus, toujours méticuleux, lui demande pourquoi elle ne portait pas de collants. Mais ce dernier se contenta de la fixer avec animosité :
— C’est à cause de toi que cela est arrivé, fit-il méchamment, je n’aurais jamais dû t’emmener.
— Je te demande pardon, fit humblement la jeune femme.
Elle chercha le regard de son amant, comme pour lui faire comprendre ce qu’elle venait de subir, mais il était à des kilomètres de ces préoccupations. Don Federico vint à son secours, un peu goguenard.
— Allons, Klaus, ne sois pas si dur. Elle ne pouvait pas savoir. C’est peut-être finalement une bonne chose pour nous tous.
Klaus Heinkel ne répondit pas. Il contemplait en silence la large tache, là où était tombé Jim Douglas. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu de sang frais et bien des souvenirs remontaient à la surface.
Des souvenirs qu’il aurait préféré oublier.