Chapitre XVI

Jack Cambell parcourait les titres de Presencia, écoutant d’une oreille distraite. Les visites de Gordon, qui s’obstinait à venir à l’U.S.I.S. en treillis de combat étaient toujours un peu gênantes. Le « Docteur » répéta ce qu’il venait de dire :

— Le major Gomez tient absolument à ce que nous procédions de cette façon.

Excédé, l’Américain leva la tête de son journal.

— Si vous êtes venu ici pour obtenir un feu vert officieux ou officiel, vous perdez votre temps. Ce Prince me sort par les yeux autant que vous mais il est intouchable. Sous la protection de David Wise lui-même.

Le « Docteur » Gordon se rongea les ongles distraitement. Pas mal d’années avec les unités spéciales de « Bérets Verts » lui avaient appris le sens des nuances dans le meurtre. Parmi tout ce qu’il avait fait, bien peu de choses avaient été ordonnées officiellement ou même officieusement. Pourtant, aucun incident fâcheux n’avait entamé sa carrière.

Il se pencha en avant, faisant crisser ses bottes de para.

— Je veux seulement savoir ce qui vous arrivera s’il a un… disons pépin.

Les yeux de Jack Cambell lancèrent un éclair et il replia son journal. Il croassa :

— Tellement d’emmerdements que je ne veux même pas y penser. Qu’est-ce que ce minable peut faire au major, bon sang ? C’est de l’enfantillage.

Le « Docteur » hocha la tête douloureusement.

— Il lui a fait peur. Le major a horreur qu’on lui fasse peur. Et puis, il n’a pas renoncé à retrouver Heinkel. C’est sûrement lui qui a manigancé le meurtre de la vigogne. Don Federico est fou furieux et s’est plaint au major.

Jack Cambell se prit à rêver qu’un jour on le transférerait dans un pays civilisé. Le « Docteur » Gordon était insaisissable et dangereux comme un cobra. Impossible de le décoller de sa chaise. Il était dans tous les coups foireux de Gomez. C’est lui qui allait expliquer à certaines dames qu’il arriverait quelque chose de fâcheux à leur époux si elles ne se présentaient pas un après-midi au control politico avec leur culotte dans leur sac.

Le major avait horreur des efforts inutiles. Le nombre de Boliviennes qu’il avait ainsi culbutées sous le buste de Simon Bolivar défiait l’imagination. Quand il se détendait ainsi, ses subordonnés disaient aux visiteurs que le patron était en plein interrogatoire du troisième degré…

— Où voulez-vous en venir ? grinça Jack Cambell.

Gordon soupira :

— Que le major serait bien capable de freiner l’opération en cours si vous ne lui donniez pas satisfaction.

On y était. Chantage et corruption étaient les deux mamelles de la Bolivie. Jack Cambell essaya de faire le vide dans son cerveau. Ça recommençait. Que pouvait réellement le gros major visqueux ? Il dut reconnaître qu’étant donné les méandres de la politique bolivienne, il n’en savait rien. Certes, Gomez était haï. Mais ceux qui le haïssaient n’étaient pas au pouvoir pour l’instant.

— Et quelle est votre brillante idée ? demanda-t-il avec assez d’ironie pour pouvoir faire machine arrière.

— Oh, vous êtes sûr de n’avoir aucun ennui.

Avec précision, il commença à expliquer comment il avait imaginé de se débarrasser de Malko. Sans bavures pour Jack Cambell. Celui-ci écouta et se concentra. Il avait beau chercher, il ne trouvait pas de faille. Certes, on aurait toujours des soupçons mais l’opération qu’il allait réussir lui donnerait un certain crédit. Il se pencha par-dessus le bureau et croassa de son étrange voix éraillée :

— Écoutez bien, Gordon. Vous n’êtes pas venu aujourd’hui et vous ne m’avez jamais parlé de ce problème. Si vous dites le contraire, je jurerai sur la tête de n’importe qui et je me démerderai pour qu’on vous renvoie à Panama. Maintenant, foutez le camp !

Satisfait, le « Docteur » Gordon se leva, salua Jack Cambell d’un signe de tête et sortit du bureau. Entre gens de bonne compagnie, on finissait toujours par se comprendre.


* * *

Tremblant de rage, Klaus Heinkel faisait sa valise. La porte s’ouvrit sur la haute silhouette de Don Federico. Le cœur de Heinkel battit plus vite. Il plaqua un sourire sur sa bouche lasse et dit :

— Vous plaisantiez, n’est-ce pas, Herr Sturm ?

Don Federico le regarda comme s’il n’existait pas.

— Je ne plaisantais pas, répondit-il en allemand. Je vous donne une demi-heure pour foutre le camp d’ici et ne jamais y remettre les pieds. Vous avez trahi indignement la confiance de nos amis. À cause de vous des documents de la plus haute importance sont tombés entre les mains de nos ennemis…

Klaus Heinkel tomba tête baissée dans le piège.

— Herr Sturm, supplia-t-il, ces documents n’étaient pas vraiment importants ! « Ils » savent déjà tout cela.

— Tu m’as menti, alors, gronda l’ancien colonel SS. Tu m’as toujours dit que tu détenais des documents de la plus haute importance, que tu serais obligé de négocier si on en voulait à ta vie…

Klaus Heinkel se tut. Il n’y avait rien à dire. L’autre voulait se débarrasser de lui. Et surtout garder Monica. Cela le rendait malade, mais il n’osait pas encore réagir. Il pourrait peut-être encore avoir besoin du puissant Don Federico…

— Qu’est-ce que je vais faire ? pleurnicha-t-il.

Devant cet effondrement, Don Federico se sentit magnanime.

— J’ai parlé de toi au général Aruana. Il possède une petite exploitation de quinine où il accepte de t’employer. C’est dans le Béni. Là, personne ne viendra te chercher. En attendant, ton médecin accepte de t’héberger à La Paz. Tu connais sa maison, c’est à Florida. Tu y seras comme un coq en pâte.

Brusquement, Klaus Heinkel sentit que tout cela le jetait vers le danger.

— Herr Sturm, demanda-t-il, pourquoi ne me gardez-vous pas ? Ici seulement je suis en sûreté.

Les yeux gris-bleu de l’ex-colonel SS flamboyèrent.

— Parce que tu es un cochon imprudent ! Ils ont tué « Cantouta » à cause de toi.

— Très bien, fit Heinkel, je vais demander à Monica de venir avec moi.

Il voulut sortir de la chambre, mais Don Federico lui barra le chemin. Alors, d’une voix de fausset, Heinkel se mit à hurler :

— Monica ! Monica !

Don Federico tenta de le bâillonner, mais il lui échappa. Le grand Allemand le prit alors à bras-le-corps, lui cognant la tête contre le mur. Mais l’autre continuait toujours à appeler :

— Monica, Monica…

Don Federico regretta sincèrement de ne pas avoir son parabellum. On aurait été enterrer Heinkel dans la montagne. Il y eut des pas dans l’escalier et la voix effrayée de Monica Izquierdo demanda :

— Que se passe-t-il, Federico ?

— Ce chien de cochon ne veut pas s’en aller et menace de faire du scandale.

Monica eut un long regard pour l’homme dont elle avait été amoureuse, à cause de qui son mari était mort. Échevelé, rouge, affolé, ne trouvant plus ses mots.

— Dis-lui que tu veux venir avec moi, hurla-t-il, d’une voix aiguë. Dis-lui, à ce salaud qui me livre aux Juifs.

Ivre de rage, Don Federico lui cogna violemment la tête. Monica ne bougeait plus. Elle avait envie de vomir. La voix aiguë faisait vibrer ses tympans. Elle n’en pouvait plus de toute cette violence. La scène chez Father Muskie avait achevé de l’anéantir. Elle avait encore dans les narines l’odeur de la cordite. De plus, Klaus Heinkel l’avait grossièrement injuriée quand elle lui avait remis les cinquante mille dollars. Il avait fallu tout raconter à Don Federico.

D’où le drame.

Si elle avait été seule, elle aurait suivi Klaus Heinkel. Par pitié. Mais il y avait Don Federico ; son grand corps osseux, son sexe infatigable, sa cicatrice qu’elle s’amusait à suivre du doigt.

Elle fit demi-tour et dévala l’escalier en courant. Pour ne plus entendre les cris. Don Federico prit Klaus Heinkel par le bras.

Los, schnell…

L’autre se laissa faire, anéanti. Jusqu’à la dernière seconde, il avait espéré que Monica ne le laisserait pas tomber. Federico était beaucoup plus fort que lui ; il le lâcha au rez-de-chaussée et l’avertit.

— Je ne veux pas que les chulos nous voient nous battre. Alors, au nom du Führer, un peu de dignité.

Le Führer… il y avait bien longtemps que Klaus Heinkel n’y pensait plus. C’était un monde disparu, oublié, renié. Devant l’immensité de l’Altiplano, il fut brusquement pris de panique. Qu’allait-il devenir dans ce pays hostile et froid, où on respirait à peine ?

— Mais comment vais-je atteindre La Paz ? gémit-il.

Don Federico eut un sourire narquois.

— Tu peux marcher, non ? Certains de mes hommes sur le front de l’Est ont parcouru deux mille kilomètres à pied. La Paz n’est qu’à soixante kilomètres. Les pèlerins reviennent de Copacabana… Tu ne te sentiras pas seul…

Il le dominait de toute sa taille. Klaus Heinkel sentit qu’il ne le fléchirait pas. Une dernière fois, il se retourna pour essayer d’apercevoir Monica, mais la Bolivienne se cachait. Il s’éloigna lentement, dans la grande allée bordée d’arbres. Quelques semaines plus tôt, il était arrivé là, entouré de la sollicitude de Don Federico, accompagné d’une jeune et belle femme qui avait tout abandonné pour lui. À l’abri de ceux qui lui voulaient du mal.

Parce qu’un imbécile de boy-scout idéaliste s’était penché sur son cas, tout s’était écroulé.

Il arriva sur la route au moment où un bus passait. Le véhicule ralentit mais Klaus Heinkel se retint de lever le bras. Il avait trop honte, lui un Blanc, de se mêler aux chulos crasseux et ignares.

Les rives marécageuses du lac Titicaca n’étaient qu’à dix minutes de marche. Il eut envie d’aller s’engloutir dans l’eau glacée. Mais il n’était pas doué pour la mort… Sa valise à la main il prit finalement la direction de La Paz.


* * *

— Deux hommes du control politico veulent vous parler, Señor.

Klaus Heinkel hésita. Son médecin n’était pas là et il se trouvait seul dans la grande villa de la Calle Man Cesped ; il fut tenté de dire qu’il ne voulait pas les voir ou de mentir. Mais le chulo semblait terrifié.

— J’y vais, dit-il.

La glace lui renvoya l’image de traits défaits, de cheveux rares, d’une bouche amère. Quelle mauvaise surprise allait-il encore avoir ? Seul Father Muskie s’était montré à la hauteur. Il n’avait pas eu un mot de reproche.

Il ne pouvait sortir du pays. Le petit matelas de billets le réchauffait. Cinquante mille dollars, cela représentait beaucoup d’argent.

Deux hommes en noir, avec des costumes élimés l’attendaient dans le hall. Deux tueurs du control politico. Le plus âgé bredouilla une phrase embarrassée où il était question du major Gomez, d’ordre impératif, de convocation urgente…

Klaus Heinkel s’inquiéta. Généralement, le major lui téléphonait simplement. On sentait que la protection de Don Federico avait disparu. Les choses se savaient vite à La Paz…

Soudain, le policier exécuta un geste gauche vers sa ceinture et Klaus Heinkel vit briller une paire de menottes.

— Qu’est-ce que c’est que cette salade, petit con ? demanda-t-il sèchement.

Il avait pris le policier par les revers de sa veste et le secouait.

L’autre se dégagea, vexé et grandiloquent.

— Vous n’avez pas le droit de m’insulter ! Señor. Je considère les parties intimes de Madame votre mère avec mépris !

Furieux et indécis Klaus Heinkel hésitait.

— Bien, on y va, fit-il rageusement.

La tête légèrement flottante, il monta dans la vieille Ford cabossée. Durant l’interminable montée en lacets, les deux policiers ne dirent pas un mot. Vexés.

Klaus Heinkel fut presque soulagé d’arriver place Murillo. C’était un local de police comme il en avait tant vu. Ses deux gardes-chiourmes l’installèrent dans le petit bureau en face de celui de Gomez.


* * *

La sueur coulait sur le visage de Klaus Heinkel. Pour la millième fois, il fixa la porte du bureau du major Hugo Gomez. Une vingtaine de personnes l’avaient franchie, depuis trois heures qu’il attendait. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine.

Pour la dixième fois il se leva et demanda au scribouillard en face de lui :

— Le major sait bien que je suis là ?

L’homme grommela une réponse peu aimable et l’Allemand se rassit. Jamais les Boliviens ne l’avaient traité ainsi.

La porte du bureau s’ouvrit une fois de plus. Cette fois sur Gomez lui-même. Son regard glissa sur Heinkel comme s’il ne le voyait pas.

— Faites entrer le suivant ! cria-t-il au planton.

Celui-ci fit signe à Klaus Heinkel. L’Allemand se précipita littéralement dans le bureau, la main tendue.

Hugo Gomez avait déjà repris sa place dans son fauteuil. Son visage était grave et il jouait avec un morceau de carton blanc.

— Je suis très ennuyé à cause de vous, dit-il. Très très ennuyé.

Klaus Heinkel se sentit glacé. Depuis longtemps, le major le tutoyait. Ils s’étaient souvent rencontrés aux réunions de l’Automobile-Club. Il essaya de ne pas montrer sa peur.

— Que se passe-t-il ?

Le Bolivien montra la fiche de carton.

— Les Américains ont donné vos empreintes. Maintenant, je sais que vous m’avez menti lorsque vous avez demandé un passeport bolivien. Vous vous appelez bien Klaus Heinkel. Les empreintes digitales concordent.

Devant tant d’hypocrisie, l’Allemand faillit se mettre à hurler. Comme si Gomez n’avait pas toujours su qu’il était Heinkel. Ils avaient ri ensemble le jour où, pris de boisson, Klaus avait proclamé son passé nazi, au Club allemand. Il décida de ne pas attaquer de face et se força à sourire.

— Ce n’est pas très important, fit-il, puisque je suis mort officiellement. Grâce à vous, Excellence.

Le titre ne dérida pas Gomez.

— Il y a maintenant des gens qui savent que vous n’êtes pas mort, dit-il. Le scandale peut éclater d’un moment à l’autre. Si les Français ou les Israéliens demandent l’exhumation, on ne pourra pas la leur refuser.

Klaus Heinkel ne répondit pas. Comme si les Boliviens ne faisaient pas ce qu’ils voulaient chez eux ! Le général Laurelesto était mort avec dix-sept balles dans le corps ! Le médecin légiste avait bien conclu à une mort accidentelle, en se parjurant deux fois par ligne…

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

Le Bolivien soupira.

— Klaus, je suis votre ami à la vie, à la mort. Mais les ordres du général, ministre de l’Intérieur, Sancho Colon, sont formels : je dois vous arrêter et vous remettre à ceux qui vous réclament. Faire autrement marquerait d’une tache ineffaçable l’honneur de la Bolivie et risquerait de ternir l’impérissable gloire de Simon Bolivar, El Libertador.

Croulant sous cette phraséologie pompeuse, Klaus Heinkel protesta :

— Mais vous avez déclaré que j’étais mort !

— Je reconnaîtrai que j’ai été abusé, fit douloureusement Gomez.

— Mais Don Federico va être inquiété… pour…

— Don Federico ne sera pas inquiété.

C’était net et définitif. Klaus Heinkel sentait son cerveau paralysé par la panique. Cette fois c’était le bout du voyage. En un éclair, il revit les gens qu’il avait torturés et abattus jadis. Comme leur expression de bête traquée le dégoûtait alors ! Maintenant, il était comme eux.

— Ce n’est pas possible, dit-il. Ils vont me mettre en prison pour vingt ans. Ou me tuer. Major, vous avez toujours été mon ami, il faut m’aider.

Gomez soupira encore plus fort.

— Je voudrais bien, mais je ne suis pas tout-puissant. Le ministre…

— Le ministre a sûrement un cœur…

— Il a un drame dans sa vie, fit Gomez après quelques secondes de silence. Une fille anormale. Il part après-demain aux États-Unis la chercher. Faute d’argent pour continuer les soins là-bas…

Klaus Heinkel retrouva d’un coup son sang-froid. On était arrivé au plus important.

— Je pourrais peut-être aider Son Excellence Colon. Mais cinq mille dollars, pas plus.

Le major prit une expression sévère.

— Je n’oserais même pas transmettre une telle offre à Son Excellence. Elle serait humiliée.

Klaus Heinkel en fut tout désarçonné. Après tout, son passeport bolivien ne lui avait coûté que six cents dollars. Bien sûr, depuis, il y avait eu l’inflation. Mais quand même…

— Je ne suis pas un homme riche, se plaignit-il. Vous le savez bien, major.

— Le ministre m’a confié qu’il avait besoin de cinquante mille dollars, fit Gomez sur le ton de la confidence. Il doit soigner sa fille encore des années.

Le sang reflua d’un coup au cerveau de l’Allemand. Don Federico avait parlé. Et Gomez voulait tout. Ce n’était pas la peine de discuter ; l’autre avait tous les atouts.

Nerveusement, il passa sa main sur le front, essayant au moins de sauver la face.

— Je vais essayer de faire un effort, murmura-t-il. De vendre tout ce que je possède pour réunir cette somme.

Le major Gomez approuva gravement et se leva.

— Je pense que le général sera sensible à votre générosité. Nous avons beaucoup d’amitié pour vous. S’il consent à prendre la responsabilité de continuer à prétendre que vous êtes mort, je serais heureux de vous le dire. Demain, à quatre heures à mon bureau !

Cette fois, il lui serra la main. Heinkel pensa amèrement que cette poignée de mains valait cinquante mille dollars.

— Bien entendu, souligna le major, vous n’êtes pas autorisé à quitter La Paz. Vous êtes sous la protection de la justice bolivienne.

Et des cinquante mille dollars réunis.

Malgré tout, Klaus Heinkel respira mieux en se retrouvant Plaza Murillo. Bien sûr, il perdait les cinquante mille dollars. Mais cela lui donnerait la sécurité pour un bon moment.

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