Chapitre X

Petits, circulaires, noirs et vides, les yeux d’Antonio Mendieta, semblables au canon d’un fusil, fixaient la porte de bois.

Finalement il se décida. Posant doucement son M.16 contre le mur, il s’accroupit et colla son œil au trou de la serrure. Il ne vit d’abord rien, puis distingua le dos et les reins de la fille, moulés agressivement par le blue-jean. Elle fit un mouvement involontaire en dormant, se cambrant encore plus, et Antonio Mendieta sentit une boule obstruer sa gorge. Il se redressa et essuya ses mains trempées de sueur à la toile de son uniforme verdâtre. Depuis trois mois dans l’armée bolivienne, et n’étant pas tuberculeux comme la plupart des chulos, il avait été versé dans les Rangers, pour lutter contre les guérilleros.

Ce n’était pas drôle. Les balades dans une jungle impénétrable, sous un soleil carnassier, succédant aux perquisitions dans des villages misérables, avec parfois une rafale qui claquait, sans qu’on voit personne et tuait des copains. L’E.L.N.[14] commençait à infiltrer des éléments dans les vallées des Yangas.

Aujourd’hui, tout le détachement était en opération. Mendieta avait échappé à la corvée parce qu’il avait la colique. On lui avait laissé la garde de la ferme du control politico et de la fille, prisonnière personnelle du major Hugo Gomez. Ce dernier était venu le dimanche précédent en hélicoptère et s’était enfermé avec elle pendant deux heures. Il y avait eu des cris et hurlements, puis Gomez était ressorti avec un grand coup de griffe sur la mâchoire. Il n’avait quand même pas dû s’embêter…

Mendieta n’arrivait pas à oublier le corps de la fille blonde. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Les chulas étaient toutes petites, grasses et malodorantes. Les mains sèches, l’Indien reprit son poste d’observation.

La fille se retourna sur le dos et ouvrit les yeux. Sa poitrine pointait vers le plafond, comme si ses seins avaient été de pierre. Avec ses yeux très bleus, ses lèvres épaisses et son nez retroussé, elle incarnait un rêve impossible pour le chulo. Ce dernier se releva, frustré. Pas question de toucher à un cheveu de la prisonnière. Le major Gomez lui ferait sauter la tête d’un coup de colt.

Morose, Mendieta reprit son M.16 et contempla les pentes couvertes de jungle où étaient ses copains. Il avait entendu des coups de feu une heure plus tôt. Les guérilleros de l’E.L.N. ne devaient pas être loin. Il recommença à rêver à la fille blonde. Dans les bordels du Kilomètre 4 à La Paz, il n’y avait que des Chiliennes mafflues et grasses, noires comme des cancrelats et velues comme des singes.

— Hola !

L’appel le fit sursauter. Cela venait de la chambre. Il hésita, puis coinçant le M.16 sous son bras, il tourna la clef et entra. Il n’allait quand même pas avoir peur d’une fille sans défense.

L’étrangère blonde était assise sur le lit et le regardait. Elle s’étira, faisant saillir sa poitrine.

— J’ai soif, dit-elle en espagnol. Je voudrais de l’eau.

Antonio hésita. Il ne savait pas où il y avait de l’eau. La fille avait une voix agréable et froide.

— Il faut attendre que les autres reviennent, dit-il en mauvais espagnol.

Il ne parlait vraiment que l’aimara.

— J’ai soif, répéta la fille.

Elle se leva et lui fit face. Avec ses bottes, elle était aussi grande que lui, avec des hanches minces de garçon et un ventre plat. Antonio avait la tête en feu. Il avait envie de caresser les longs cheveux blonds. La fille l’examinait avec curiosité, tout en jouant avec des ciseaux à ongles.

— Tu es seul ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Il n’y a personne d’autre ici ?

Il secoua la tête.

— Non, ils vont revenir plus tard. J’ai un peu de Pepsi-cola.

Une lueur brève passa dans les yeux de la fille. Elle se rassit sur le lit.

— Bon, fit-elle. Va me chercher ton Pepsi.

Il sortit de la chambre à reculons pour la voir plus longtemps.


* * *

Le chulo s’arrêta sur le pas de la porte, ahuri. Puis, d’un coup, le sang lui monta à la tête, et la boule fut de nouveau dans sa gorge. La fille assise sur le lit, était en train de se couper les ongles avec sa petite paire de ciseaux. Mais il ne comprit pas pourquoi elle avait enlevé son pull-over pour se livrer à cette activité. Elle leva la tête, sourit et lui fit signe d’entrer. Les aréoles brunes de ses seins se dessinaient sous le soutien-gorge blanc. Sa peau était bronzée, couleur abricot. Les yeux rivés sur la poitrine, le chulo lui tendit la bouteille.

Muchissima gracias…

La voix était beaucoup plus douce, presque caressante, le sourire radieux. Tenant son M.16 à deux mains, il la regarda boire à la régalade le liquide tiède ayant honte d’en avoir déjà vidé la moitié. Fasciné par la pomme d’Adam qui montait et descendait. Quand elle eut fini, elle posa la bouteille par terre et sembla s’apercevoir de sa présence.

— Il fait chaud, remarqua-t-elle…

Il régnait une chaleur lourde et moite. Mais la nuit on grelottait. Antonio aurait voulu dire quelque chose, mais ne trouvait pas. Il n’arrivait pas à sortir de cette chambre. Il mourait d’envie de toucher les seins élastiques et ronds, qu’il devinait à travers le tissu transparent. L’intensité de ses petits yeux noirs et circulaires était telle qu’elle éclata de rire.

— Tu n’es pas bien ?

Il secoua la tête sans répondre. Comme s’il n’était pas là. Elle reprit sa besogne avec les petits ciseaux. Soudain elle s’interrompit.

— J’ai trop chaud, aide-moi à ôter mes bottes, veux-tu ?

Il hésita. Il ne pouvait pas ôter les bottes d’une seule main. Donc, il devait poser le fusil. Et si elle s’en emparait ? Mais les seins l’attiraient comme un aimant. Peut-être qu’il pourrait les frôler. Il fit un saut hors de la chambre, déposa son fusil contre le mur de la pièce commune. Puis revint. S’accrochant au lit, la fille se rejeta en arrière tandis qu’il tirait. Les bottes vinrent avec une facilité déconcertante. Antonio Mendieta se redressa, frustré : il n’avait même pas effleuré les merveilleux seins.

— Merci, fit la voix mélodieuse de l’étrangère.

Au même moment, Antonio Mendieta la vit accomplir un geste inouï.

Tranquillement, elle défit le zip de son blue-jean et le fit glisser sur ses jambes, ne conservant que son petit slip blanc, opaque et triangulaire. Puis, elle plia le blue-jean sur le lit et fit face à Antonio. Il discernait l’ombre et le renflement à travers le léger tissu. Le chulo resta cloué au sol, la bouche sèche, le regard irrésistiblement attiré par quelques poils follets et blonds qui dépassaient du slip.

— J’avais vraiment trop chaud, expliqua la fille avec une moue charmante. Cela ne te gêne pas ?

Antonio Mendieta n’avait jamais vu d’aussi jolies jambes. Les cuisses étaient fuselées, longues et pleines, les genoux ronds et les mollets bien galbés. Sans compter cette merveilleuse couleur de peau… La fille se rassit sur le lit et recommença à se couper les ongles.

Assise face à lui, les jambes ouvertes, elle avait la tête un peu penchée. Puis elle mit un talon sur le lit pour se couper les ongles de pied. Le tissu translucide et tendu la moulait avec une précision anatomique. Le cerveau simple d’Antonio bouillait. Jamais il n’avait imaginé qu’une femme puisse se conduire de cette façon. Il se dit que les étrangères avaient peut-être des mœurs différentes, et que cela n’avait aucune signification particulière. En tout cas, c’était bien agréable… Il avait un peu honte parce que son désir s’était éveillé et se manifestait d’une façon éhontée. Il se tortilla, mal à l’aise, les bras ballants.

La fille leva les yeux et sourit, le regard posé sur le pantalon verdâtre.

— Viens ici, dit-elle gentiment.

D’une main, elle tapotait le lit à côté d’elle. Comme un automate, Antonio Mendieta vint s’asseoir, dilatant ses narines pour sentir l’odeur du jeune corps mince et rempli de courbes. De profil, les seins semblaient encore plus pleins. Il essaya de suivre le mouvement des ciseaux, mais ses yeux revenaient toujours au slip blanc.

Pendant un temps qui lui parut infiniment long, il ne se passa rien. Puis, la fille tourna la tête vers lui et lui adressa un regard trouble. Antonio n’avait pas une grande expérience des femmes, mais, subitement, il se dit que cette étrangère avait envie de lui, qu’il allait rater une occasion unique… Une grisante bouffée de joie balaya sa timidité. Il allongea le bras et posa ses doigts sur la cuisse de la fille.

Elle ne réagit pas, détourna la tête et continuant à couper l’ongle de son gros orteil. Antonio n’osait plus bouger sa main. Puis, retenant son souffle, il avança l’autre main et effleura le sein. Le contact élastique et tiède le fit palpiter furieusement. Il mourait d’envie d’arracher le soutien-gorge. Sa main se crispa sur la cuisse.

Après un dernier claquement de ciseaux, la fille se redressa et s’appuya au dos du lit. Son regard se posa sur l’Indien, volontairement provocant. La main d’Antonio remonta sur la cuisse et sentit sous ses doigts une tiédeur moite et élastique. Il n’osa pas soulever le slip, se contentant de masser le tissu translucide maladroitement.

Ce fut trop pour lui. Il ressentit un picotement délicieux entre ses jambes et comprit qu’il avait trop présumé de ses forces. La fille devina ce qui se passait à la fixité soudaine de son regard. Gentiment de la main gauche, elle lui caressa ses cheveux noirs, lui relevant la tête. Antonio Mendieta ne bougeait plus, les doigts crispés.

Quand la main gauche de la belle étrangère blonde crocha dans ses cheveux, il se laissa docilement tirer la tête en arrière.

Alors de l’autre main, elle lui planta la petite paire de ciseaux en plein dans l’œil droit, de toute sa force.


* * *

Le major Gomez examinait avec haine Antonio Mendieta prostré dans un coin de la pièce, un énorme pansement sur l’œil droit. Le sang avait filtré et formait une rigole descendant jusqu’à son cou. Dehors, dans un grand remue-ménage, des hommes du control politico faisaient sortir d’une Jeep trois suspects et un blessé de l’E.L.N. La journée avait été bonne ; pourtant le major Gomez bouillonnait d’une rage aveugle. On n’avait toujours pas retrouvé Martine, la fiancée de Jim Douglas ; donc elle avait dû réussir à monter dans un véhicule allant à La Paz. Son désir frustré le disputait à l’inquiétude. Si la jeune Belge allait raconter à son ambassade qu’elle avait été kidnappée et violée par lui, cela risquait de créer un incident désagréable. Même pour un homme aussi puissant que lui.

Il aurait dû la liquider après s’en être servi une fois. Mais en pensant à son corps mince et élastique, il en était malade. Cela le changeait des filles du Maracaïbo, la boîte à strip-tease de La Paz.

Il s’approcha d’Antonio Mendieta et lui allongea un coup de pied. Le soldat leva la tête avec, dans un œil valide, une expression de terreur résignée. Gomez sortit de son étui son Herstall à 14 coups, avec une crosse allongée, et appuya l’extrémité du canon sur la tempe du malheureux.

— Dis-moi où elle est partie avant que je te tue.

Le chulo secoua la tête. Le cerveau noyé de rage, Gomez appuya sur la détente de l’Herstall. Sans réfléchir. La tête de Mendieta fut projetée contre le mur par le choc de la balle et il glissa contre le mur, la bouche ouverte. Une voix, derrière Gomez, dit calmement :

— Venez, major, il y a du travail dehors.

C’était celle du « Docteur » Gordon, conseiller américain auprès de l’armée bolivienne. En dépit de son titre, son seul crédit dans le domaine médical était d’avoir désossé fort proprement les deux poignets de « Che » Guevara afin de garder ses mains pour les empreintes.

« Béret Vert », Gordon assurait la liaison entre le control politico et l’ambassade U.S. Spécialiste de l’école anti-guérilla de Manaus, au Brésil, il accompagnait les unités chargées de la répression, veillait à ce qu’aucune vaine sentimentalité n’entrave les opérations.

La séquestration de Martine, la jeune Belge, n’avait pas eu son approbation, mais c’étaient les affaires du major Gomez. Il avait seulement veillé à ce qu’elle ne l’aperçoive pas.

Gomez le suivit, sa rage un peu tombée. Puis, il pensa à Don Federico. L’Allemand allait être furieux.

— Il faut retrouver cette Martine et la liquider, dit-il à Gordon.

— C’est une solution possible, fit prudemment le « Béret Vert ».

Entre abattre des paysans incultes et assassiner une étrangère, il y avait une marge. Le major Hugo Gomez manquait de nuances…

— Don Federico risque d’avoir des ennuis à cause de nous, insista Gomez. Nous lui devons beaucoup.

Si ses hommes avaient enlevé Martine, c’était pour liquider le seul témoin permettant de lier Don Federico Sturm à la disparition du jeune Américain.

L’Allemand, un an plus tôt, avait caché dans sa propriété toute l’équipe du control politico, alors traquée, et leur avait fourni des armes achetées à Panama. Ce sont des services qui ne s’oublient pas.

Le major et Gordon s’approchèrent d’un guérillero en uniforme étendu à terre. Un gros pansement autour de sa jambe gauche. Il grimaçait de douleur. Gordon annonça :

— Il a tiré sur nous. Nous l’avons interrogé, il ne sait rien.

Sans rien dire, le major Gomez prit son Herstall et tira une balle en pleine poitrine du blessé. Celui-ci eut un sursaut et commença à râler, l’aorte éclatée.

— J’en ai assez de ces cochons de l’E.L.N… fit Gomez.

Gordon ne dit rien. On aurait dû encore un peu torturer le blessé. Mais Gomez pensait toujours à Martine.

Il y avait encore trois paysans attachés les uns aux autres par des cordes, appuyés à une lourde table de bois.

— Ceux-là, expliqua Gordon, ont ravitaillé et caché des guérilleros de l’E.L.N.

Gomez examina les trois hommes en silence, avec une lueur cruelle dans ses petits yeux noirs. Il grillait de retourner à La Paz.

— Apporte-moi une machette, ordonna-t-il.

Un policier lui apporta aussitôt une machette aiguisée. Gomez la balança quelques instants devant les trois prisonniers, puis annonça :

— On va vous fusiller, fils de pute. D’habitude, on vous coupe les mains après. Comme vous ne sentiriez rien, je vais vous les couper avant.

Sur un signe de lui, on détacha les trois paysans. Deux soldats prirent le premier par les épaules et lui placèrent les poignets sur la table. Il n’eut pas le temps d’avoir peur. La machette s’abattit et les deux poignets tombèrent, dans un flot de sang, tandis que la lame restait plantée dans le bois. Le paysan regarda ses moignons et poussa un hurlement.

Une rafale de M.16 dans le dos l’abattit aussitôt. Déjà on poussait le suivant, le major Gomez leva de nouveau les bras. Il avait une force prodigieuse. Il lui était arrivé d’étrangler un prisonnier d’une seule main. En trois minutes tout fut fini. Les corps criblés de balles des paysans bougeaient encore, mais personne ne s’en préoccupait. Un soldat replia la toile où se trouvaient les six mains. À La Paz, on prendrait les empreintes des morts pour le fichier du control politico.

Depuis Guevara, on prenait toujours cette précaution afin d’éviter de tuer sans le savoir un chef important.

Le major Gomez se sentait un peu mieux. Il avait hâte de rentrer à La Paz pour tenter de retrouver Martine, s’il était encore temps.

On parlerait de cette exécution cruelle et cela ferait réfléchir les paysans bornés qui auraient envie d’aider l’E.L.N.

Il se dirigea vers l’hélicoptère.


* * *

Martine avança la tête, avec précaution, à travers les feuillages. Elle avait entendu un bruit de moteur. En face, de l’autre côté de la vallée, elle aperçut une Jeep allant dans la direction de La Paz. Le véhicule passerait devant elle environ dix minutes plus tard. Elle commençait à avoir l’habitude. Depuis vingt-quatre heures qu’elle se terrait près de cette cascade, sans oser en arrêter aucun. Elle ne voulait se montrer qu’à des étrangers. Beaucoup de touristes louaient des voitures à La Paz pour aller explorer les Yangas. Il fallait qu’elle en trouve un…

Mais le temps passait et elle se sentait de plus en plus faible. D’abord, elle avait pensé être reprise tout de suite. Après sa fuite éperdue de la ferme, elle s’était tapie dans un coin de jungle pour vomir longuement. Puis, la bouche amère, elle était repartie, droit devant elle. Jamais elle n’aurait cru être capable de faire ce qu’elle avait fait. Toute sa vie, elle reverrait le sang jaillissant de l’œil du chulo et elle entendrait son cri horrible…

Elle n’avait rien mangé depuis son évasion. L’humidité la pénétrait jusqu’aux os. Il fallait qu’elle tienne encore. Depuis que les hommes du control politico avaient frappé chez elle, cela avait été un long cauchemar.

Le bruit de moteur augmentait. Elle se laissa glisser dans la boue pour être plus près de la route. Claquant des dents de froid, l’estomac tordu d’angoisse, elle attendait.

Quand le véhicule ne fut plus qu’à cinquante mètres, Martine descendit encore un peu.

Elle aperçut deux silhouettes derrière le pare-brise plat, et des cheveux blonds. Aucun Bolivien n’avait des cheveux de cette couleur.

Comme un animal débusqué, elle déboula.


* * *

Quelque chose de bleu apparut soudain devant la Jeep. Surpris, Malko faillit passer dessus. De toutes ses forces il appuya sur le frein. Le véhicule dérapa et heurta le talus rocheux.

La portière de son côté s’ouvrit brusquement. Il aperçut des cheveux blonds détrempés par la pluie, une silhouette de femme et une voix demanda en anglais :

— Vous allez à La Paz ? Emmenez-moi, je vous en supplie.

Avant qu’il ait eu le temps de répondre, la fille avait sauté dans la Jeep et s’était écroulée sur la banquette arrière. Elle tremblait et sanglotait, roulée en boule. Malko coupa le moteur et se retourna. Il aperçut un visage gracieux avec un nez retroussé, égratigné, des yeux bleus affolés. Un pressentiment fulgurant le traversa.

— Vous êtes Martine ? demanda-t-il.

La fille se leva brusquement. Jamais il n’avait lu une telle stupéfaction dans un regard.

— Comment le savez-vous ? dit-elle, soudant sur ses gardes. Qui êtes-vous ?

Tout en ne comprenant pas, Malko avait envie de chanter et de rire.

— Vous ne me connaissez pas, dit-il. Mais j’étais venu vous arracher à la ferme du control politico.

Elle eut un faible sourire.

— Je me suis échappée hier. Je me suis cachée toute la nuit dans la jungle. Ils m’ont cherchée avec un hélicoptère. J’étais prête à revenir à pied à La Paz si je n’avais pas rencontré des étrangers. Vous êtes le premier qui passe.

Malko n’en revenait pas de sa chance. Il avait tourné en rond pendant deux heures à Coroico avant de se décider à repartir. Il remit la Jeep en route. Lucrezia passa sa veste à Martine qui continuait à trembler.

— Comment vous êtes-vous évadée ? demanda Malko.

— Oh, ça a été horrible.

Elle raconta le piège qu’elle avait tendu à son gardien et comment elle avait ensuite sauté sur ses vêtements et foncé, tandis qu’il était aveuglé par le sang. Il avait tiré sans l’atteindre.

— Mais pourquoi me cherchiez-vous ? répéta-t-elle. Qui êtes-vous ?

— Je cherchais ceux qui ont assassiné Jim Douglas.

Martine poussa un cri.

— Jim est mort !

Elle éclata de nouveau en sanglots et Lucrezia dut la consoler, tandis que Malko essayait de rester sur la route. Une pluie diluvienne avait commencé à tomber et on n’y voyait pas à dix mètres sauf lorsque des éclairs zébraient les cimes, éclairant comme en plein jour. Martine avança entre deux sanglots.

— Je me doutais de quelque chose. La police est venue le jour de son départ vers cinq heures. On m’a tout de suite emmenée à la ferme, dans un camion. Ensuite un gros Bolivien est venu. Il m’a violée. Il devait revenir aujourd’hui. J’étais sûre qu’après ils me tueraient. Mais il voulait encore profiter de moi.

Une question brûlait les lèvres de Malko. Il interrompit la jeune Belge.

— Savez-vous où allait Jim Douglas lorsqu’il a disparu ?

Elle écarta ses cheveux mouillés.

— Bien sûr. Chez Don Federico Sturm, près du lac Titicaca, pour l’interroger sur Klaus Heinkel.

— Sur Klaus Heinkel !

Malko avait failli les envoyer dans un ravin de huit cents mètres…

— Mais en quoi Jim Douglas était-il concerné ?

Martine sourit tristement.

— Jim était un type formidable, un idéaliste. Il était venu en Bolivie enquêter sur la C.I.A. pour la revue Ramparts. Il disait que la C.I.A. employait d’anciens nazis et que cela allait déclencher un terrible scandale…

Lucrezia échangea un coup d’œil avec Malko. Ainsi, lui et le jeune Américain avaient poursuivi le même but. Succinctement, il expliqua à la jeune femme le but de son voyage en Bolivie. Elle écoutait en silence.

— Vous auriez aimé Jim, dit-elle. Il faut le venger. Je vous aiderai. Après ce qui m’est arrivé, je n’ai plus envie de rien.

— Avec qui est-il parti là-bas ?

— Avec un vieux chauffeur de taxi, un certain Friedrich. Il faudrait le retrouver.

— Je le connais, s’écria Lucrezia. Il est toujours devant l’hôtel Copacabana, sur le Prado.


* * *

— Dès demain, je vais déposer ma plainte à l’ambassade, dit sombrement Martine.

— Vous ne bougerez plus d’ici, fit Malko. Vous êtes en danger de mort tant que vous vous trouverez en Bolivie. Le major Gomez, l’homme qui vous a violée, représente les autorités légales de ce pays et vous êtes une menace pour lui. J’ai demandé à Lucrezia de vous arranger un départ clandestin pour le Pérou ou le Chili, dès demain matin.

— Mais je veux venger Jim, protesta la jeune Belge. Ces salauds…

— Je vengerai Jim Douglas, dit Malko. C’est mon métier et je suis payé pour cela. Mais il est inutile de vous mettre en danger. Vous partirez demain.

Martine le fixa à travers ses larmes. Le chagrin avait gonflé sa bouche et elle était infiniment désirable. Ils se trouvaient dans une petite chambre de l’appartement de Lucrezia, seuls. Une légère robe de chambre enveloppait Martine, moulant son corps mince.

— Si je ne vous avais pas rencontré, murmura-t-elle, ils m’auraient reprise et tuée. Je vous dois tout. Comment puis-je vous remercier…

À la façon dont elle le fixait, elle n’envisageait qu’une façon possible. Malko sentit une vague de chaleur envahir sa colonne vertébrale. Il s’avança et posa les mains sur les hanches de la jeune femme. Aussitôt le bas de son corps, comme doué d’une vie indépendante, se plaqua contre lui.

Il y eut un bruit de porte dans l’appartement et la voix de Lucrezia appela :

— Malko !

Martine s’écarta. Ils se regardèrent en silence, puis elle se détourna et marcha vers le lit.

Quand Lucrezia entra dans la chambre, Martine était en train de dire :

— Je crois que j’ai aimé Jim. Il croyait à des choses qui n’existent pas et c’est merveilleux.


* * *

Lucrezia sonda le regard de Malko, pleine de méfiance.

— Tu as couché avec elle ?

Malko n’eut pas le temps de répondre. Lucrezia haussa les épaules.

— De toute façon, elle s’en va demain.

— Tu as trouvé ?

— Un avion qui part de Cochabamba demain à l’aube. Elle ira là-bas avec moi. L’appareil la déposera près de Lima. C’est Josepha qui organise tout. Pour cinq cents dollars…

— Formidable, dit Malko. Cela n’a pas posé de problème ?

Lucrezia eut un sourire ironique.

— Il y a trois cent cinquante terrains clandestins en Bolivie pour le trafic de la cocaïne et la contrebande… Alors…

Malko réalisa avec une certaine frustration qu’il ne savait rien de Martine, à part son prénom. Dommage.

Lucrezia approcha sa bouche de son oreille.

— À quoi penses-tu ?

— À la visite que je vais faire à Don Federico Sturm.

Загрузка...