Chapitre XXI

Klaus Heinkel se recroquevilla sur la paillasse de sa cellule en entendant la clef tourner dans la serrure. Chaque fois que ses gardiens lui apportaient à manger, ils le battaient. Certains, quand ils n’avaient rien à faire en haut, dans le bureau en face de celui du major Gomez, descendaient et le frappaient à coups de matraque ou de nerf de bœuf. L’Allemand, dont les mains étaient attachées en permanence avec des menottes, ne pouvait pas se défendre.

Même la nuit, il se réveillait, le cœur battant la chamade, couvert de sueur froide, s’imaginant qu’une clef avait tourné dans la serrure…

Cela lui rappelait d’autres caves et d’autres prisonniers dont le regard effrayé se fixait sur lui, trente ans plus tôt. Il avait été aussi un adepte du nerf de bœuf, jadis.

La porte s’ouvrit toute grande et deux policiers entrèrent, un pistolet à la main. Derrière eux, le major Hugo Gomez s’avança majestueusement dans la minuscule cellule.

Klaus chercha à dissimuler sa crainte. Que lui valait ce douteux honneur ? Jamais le major n’était venu le voir pendant les trois jours qu’il venait de passer dans les caves du control politico.

Mais le major ne semblait pas hostile, au contraire. Il donna un ordre aux policiers et l’un d’eux défit les menottes qui entravaient l’Allemand. Celui-ci, quand même inquiet, frotta ses poignets l’un contre l’autre, pour faire revenir la circulation. Les chairs à vif lui faisaient horriblement mal.

— Cela va mieux ? demanda le major Gomez, plein de sollicitude.

Son visage rond et brutal luisait soudain de bonté. Klaus Heinkel se demandait ce que dissimulait ce soudain changement d’attitude. Le major, d’un signe de tête, congédia les deux policiers qui se retirèrent dans le couloir, frustrés.

Klaus commença à se dire que quelque chose de bon allait se passer. Mais il se dit que c’était trop tôt pour reprendre le tutoiement.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il. Vos hommes me battent tous les jours.

Le major eut un bon sourire.

— Tu ne seras plus battu, Klaus.

Il avait repris le bon vieux tutoiement et l’Allemand s’en sentit ragaillardi.

— Merci, bredouilla-t-il.

— Klaus, fit Gomez, je suis toujours ton ami, en dépit de ce que tu as fait et je vais te le prouver. Normalement, tu devrais passer devant un tribunal bolivien. Et même si on te relâchait, Don Federico te tuerait. Tu es d’accord ?

— Oui, fit Heinkel du bout des lèvres.

— Alors, j’ai décidé de te donner une dernière chance, continua le Bolivien. Mais ce sera vraiment la dernière. Tu vas être expulsé discrètement vers le Paraguay. Une fois à Asunción, tu te débrouilleras comme tu voudras, mais il ne faudra jamais que tu remettes les pieds en Bolivie.

L’Allemand essayait de ne pas hurler de joie. Jadis, il parlait avec mépris du Paraguay, comme d’un pays impossible à vivre. Cela lui semblait maintenant un shangri-la inaccessible, un paradis paré de tous les délices… Il se redressa. Son étoile ne l’avait pas abandonné.

Don Federico ne viendrait pas jusqu’à Asunción pour l’abattre. Ensuite, il passerait en Argentine ou peut-être même plus loin, en Europe. L’Espagne et le Portugal étaient toujours accueillants.

Il savait bien pourquoi Hugo Gomez lui faisait ce cadeau : c’était difficile de faire passer en jugement un homme à l’enterrement de qui on avait été.

— Je te remercie, Hugo, fit-il, dissimulant sa joie. Quand partons-nous ?

— Maintenant, je suis venu te chercher et je t’accompagne moi-même.

Klaus Heinkel eut du mal à garder un minimum de dignité pour ne pas sortir de la cellule en courant. Dans sa joie, il eut même un sourire pour les policiers qui venaient le battre tous les jours. Ceux-ci, frustrés et boudeurs, ne lui rendirent pas son sourire. Le petit groupe émergea à l’air libre. Le patio, généralement encombré d’une foule bigarrée, était désert et Klaus Heinkel à qui on avait retiré sa montre, se dit qu’il devait être très tôt. Le ciel était merveilleusement pur.

Hugo Gomez, l’Allemand et deux policiers prirent place dans une voiture noire et blanche. Les rues étaient désertes et ils rejoignirent très vite la route de El Alto. Personne ne disait rien.

Il commençait à faire chaud et Klaus Heinkel s’essuya le front. En arrivant en haut de la vallée, il eut une petite émotion : la voiture continuait tout droit au lieu de tourner à gauche vers El Alto. Comme s’il avait deviné ses craintes, Gomez se tourna vers l’Allemand :

— Tu pars par l’aéroport militaire. C’est plus discret.

Klaus Heinkel reprenait du poil de la bête.

— Et mon passeport ? demanda-t-il. J’en aurai besoin à Asunción.

Le gros visage du Bolivien garda son expression bonhomme :

— N’aie pas peur. On te donnera tout cela à l’arrivée. D’ailleurs, je viens avec toi, pour arranger les choses. On a quelques ordures de l’E.L.N. qui se sont fait prendre là-bas à ramener.

Cela n’étonna pas Klaus Heinkel. Fréquemment, les deux pays échangeaient des prisonniers politiques.

La voiture pénétra sur le terrain militaire, ralentit à peine à la grille et fila vers un vieux Fairchild « Packet » bifuselage parqué à l’écart. Deux autres voitures se trouvaient près de l’appareil. Dès que la voiture fut arrêtée, Klaus Heinkel descendit. C’était bon de fouler le ciment, de sentir l’air frais. Il regarda les Andes. Finalement, il ne regretterait pas la Bolivie.

— Monte, cria le major Gomez.

Un militaire en treillis olivâtre lui tendait la main, penché à la large ouverture rectangulaire de l’appareil qui servait souvent à l’entraînement des parachutistes. Les portes avaient été retirées pour plus de facilité. L’Allemand escalada l’échelle métallique et pénétra dans le fuselage sombre. Un autre militaire lui fit signe de s’asseoir sur la banquette longeant le fuselage, un peu plus haut que la porte. Il obéit et boucla aussitôt sa ceinture de sécurité. Un homme en civil se trouvait déjà dans l’appareil, assis à l’avant, blond avec des lunettes noires. Klaus Heinkel ne le connaissait pas.

Le major Gomez monta à son tour dans le Fairchild, laissant les deux policiers en bas. Il s’assit près de l’Allemand et boucla aussi sa ceinture. Aussitôt, on écarta l’échelle métallique. Les deux militaires s’étaient attachés par une longue sangle, comme on fait souvent dans les avions militaires pour pouvoir circuler sans risques. Il y eut un bruit de moteur : l’engin gauche commençait à tourner. Assourdi, Klaus Heinkel cessa de réfléchir. Le moteur droit démarra à son tour, eut quelques ratés et s’arrêta.

On entendit le couinement significatif du démarreur et l’hélice tourna lentement, démarra et s’arrêta.

Il commençait à faire chaud dans l’avion. En se penchant, Klaus Heinkel aperçut des mécaniciens affairés autour du moteur qui refusait de démarrer, un extincteur à la main. L’hélice tournait lentement et on avait déjà retiré le panneau de protection du moteur pour l’ausculter.

L’Allemand fut pris d’une rage aveugle contre ce moteur. C’était trop bête ! l’autre tournait régulièrement. Il se pencha vers le major Gomez, hurlant pour se faire entendre :

— Vous croyez qu’ils vont le réparer ?

Le Bolivien eut un sourire rassurant. Effectivement, quelques secondes plus tard, le moteur défaillant démarra dans un nuage de fumée noire. Les mécaniciens s’écartèrent en courant avec les cales et l’appareil s’ébranla.

Les deux militaires s’assirent par terre, les pieds dans le vide pendants par l’ouverture, insouciants et retenus par leur sangle. Les deux portaient un lourd colt 45 automatique à la ceinture. Maintenant, le vacarme des moteurs empêchait toute conversation.

Il y eut un point fixe assourdissant et le Fairchild commença à rouler. Il décolla très vite mais se traîna ensuite, prenant lentement de l’altitude, en tournant au-dessus de La Paz. Klaus Heinkel regarda cette ville où il venait de passer la moitié de son existence, puis rassuré, s’appuya au fuselage plein de vibrations et ferma les yeux.


* * *

Malko contemplait d’un air absent les pentes escarpées qui défilaient sous les ailes du Fairchild. Le vieil avion avait tout juste réussi à s’élever assez pour franchir les Andes. Maintenant, il se laissait glisser vers le chaco, cette immense savane totalement déserte qui s’étend entre la Bolivie, le Paraguay et l’Argentine.

Au cause de la grande ouverture, il faisait plutôt frais dans l’avion. Pourtant, Malko se sentait mal à l’aise. Il ne pouvait s’empêcher de détacher les yeux de Klaus Heinkel, assoupi sur son siège de toile. C’était ce petit homme chauve qui avait fait tant de mal quelques années plus tôt, ce tortionnaire, ce bourreau froid et cruel. Avec son crâne dégarni, son menton fuyant et ses lèvres minces, il ressemblait à un représentant en aspirateurs en fin de carrière.

Le bruit des moteurs changea. Le pilote modifiait le régime. Il commençait à descendre.

Malko n’était pas bien dans sa peau. Il n’aurait jamais pensé que sa mission en Bolivie se terminerait ainsi. Il n’avait accepté cette expédition que pour être en paix avec lui-même. Sous l’avion, les derniers contreforts des Andes étaient avalés par une jungle dense et vert cru. On n’était pas loin de Camiri, là où « Che » Guevara s’était fait prendre. Ensuite, le chaco remplacerait l’épaisse forêt tropicale.

Le pilote sortit du cockpit et, traversant la cabine, vint parler au major Gomez. À cause du bruit des moteurs, Malko n’entendit rien. Il vit le major Bolivien faire un signe au militaire armé assis près de l’ouverture rectangulaire ouverte sur le vide. Ce dernier se leva sans se presser.


* * *

Klaus Heinkel se réveilla en sursaut sous le contact de la main posée sur son épaule.

La peur viscérale qui lui tordit l’estomac ne dura qu’une fraction de seconde. Les deux militaires, toujours attachés par leurs sangles, l’encadraient. L’un d’eux braquait son colt à dix centimètres de sa tête.

L’Allemand comprit immédiatement. Il ne lutta pas quand l’un des deux hommes déboucla sa ceinture de sécurité d’un geste précis. Les deux avaient un visage absolument impassible. Le major Gomez observait la scène sans bouger.

Quand ils le firent mettre debout, Klaus Heinkel se laissa faire, résigné comme une bête qu’on abat. Ils le tenaient sans brutalité, chacun par un bras. Klaus Heinkel regarda le ciel par la grande ouverture rectangulaire. Il s’était mis à transpirer. Il avait bien envie que ça finisse et, aussi, bien envie que cela ne finisse jamais. Sans s’en rendre compte, il franchit très vite l’espace qui le séparait de l’ouverture.

Une seconde, il resta en équilibre, les pieds raclant la bordure métallique, clignant des yeux sous le violent courant d’air, la bouche ouverte, paralysé par la peur. Il eut le temps de voir l’immensité verte six mille pieds plus bas. Puis, d’une bourrade violente, l’homme au colt le précipita dans le vide.


* * *

Malade de dégoût, Malko n’arrivait pas à quitter des yeux l’ouverture par laquelle Klaus Heinkel venait de disparaître. Il imaginait le corps de l’homme tombant en chute libre et il entendait son cri. Car il criait sûrement. Personne ne voit venir la mort sans peur.

Mentalement, il compta les secondes puis se détendit d’un coup. Klaus Heinkel n’existait plus en tant qu’être humain. Ce n’était plus qu’un amas de chairs déchiquetées et d’os brisés, perdu dans la jungle. Son cœur battait aussi vite que s’il avait été menacé, lui aussi.

S’il n’avait pas voulu être certain de la disparition de l’Allemand, jamais il n’aurait accepté d’assister à ce meurtre. Jack Cambell lui avait avoué que c’était la méthode courante du control politico pour se débarrasser des gens gênants. Le plus clair de l’opposition bolivienne parsemait ainsi le chaco ou la forêt tropicale. Déjà mort, Klaus Heinkel ne pouvait officiellement mourir une seconde fois.

Le Fairchild s’inclina sur l’aile, reprenant la direction du nord. Les deux militaires avaient repris leur place, indifférents. Il ne se passait pas de semaine sans qu’ils partent en « mission de reconnaissance » au-dessus du Chaco. Chaque fois, ils avaient droit à une prime de deux cents pesos.

Gomez fumait un cigare, satisfait. Malko se demanda soudain si tous les efforts qu’il avait déployés en valaient vraiment la peine. Six morts pour voir ce petit homme avalé par le ciel, c’était beaucoup.

Le major Gomez ôta son cigare de sa bouche et hurla à son intention :

— Nous allons bientôt arriver à Santa Cruz !

C’est là que le Fairchild devait déposer Malko pour qu’il rattrape l’appareil régulier de la Lloyd Boliviana à destination de Sâo Paulo, au Brésil. Sa valise se trouvait au fond de la cabine, derrière une séparation de toile, avec tout un fatras de matériel divers.

Malko ferma les yeux derrière ses lunettes noires, après avoir regardé sa montre. Il lui restait exactement dix minutes avant de prendre la décision la plus difficile de sa vie. Avec autant de précision que si elle se trouvait là, il imagina Lucrezia telle qu’il l’avait vue la veille, les pupilles agrandies, les gestes saccadés, tendue comme une corde à piano.

Elle avait sorti d’un tiroir deux revolvers Smith et Wesson. Un blanc à chien extérieur, un noir à chien incorporé. Neufs tous les deux. Des « 38 » à canon de deux pouces. Lucrezia avait rempli les deux barillets avec les mortels cylindres de cuivre et de plomb et les avait fermés d’un geste sec du poignet. Puis elle s’était tournée vers Malko.

— Si demain Hugo Gomez est à son bureau, j’irai le voir. Il me recevra. Quand je serai devant lui, je tirerai jusqu’à ce que toutes les balles de ces deux revolvers aient pénétré dans son corps maudit.

Il n’y avait pas une chance sur un million pour que Lucrezia renonce à son projet. À plusieurs reprises, elle avait dit à Malko qu’elle ne pourrait pas vivre sans avoir vengé son père. Si elle avait attendu jusque là, c’est seulement parce qu’il avait besoin de lui.

Il imaginait la suite. Si Lucrezia n’avait pas la chance d’être abattue sur-le-champ par les sbires du control politico, elle serait horriblement torturée, humiliée et finalement exécutée.

Il était le seul à pouvoir la sauver. Il rouvrit les yeux et regarda le visage gras et satisfait du major Gomez, puis les traits blasés des deux militaires. Pour eux, le meurtre n’était plus qu’une routine. Malko était certain qu’ils ne pensaient même plus à l’homme qu’ils avaient poussé dans le vide quelques minutes plus tôt. Quant à l’équipage, c’est lui qui choisissait sur la carte l’endroit le plus propice au largage… Il était exceptionnel que le major Gomez se déplace en personne.

De nouveau, Malko consulta sa montre. Comme le temps avait passé vite. Il n’arrivait pas à se décider. C’était une sensation horrible. Nerveusement, il ôta ses lunettes noires et avisa le regard de Gomez.

Un regard gai d’ignoble complicité.

Malko lui rendit son sourire. D’un geste très naturel, il déboucla sa ceinture et se leva, traversant le fuselage dans toute sa longueur, écarta la toile verte et disparut à l’arrière de l’appareil. Là où se trouvaient les toilettes.

Il choisit dans le tas de parachutes le premier de la pile, l’enfila et boucla sur son ventre la boucle de sécurité.

Puis, il mit la poignée rouge de déclenchement en place, prête à être tirée. Heureusement que Lucrezia était bien renseignée. Ça lui aurait été difficile d’emporter un parachute.

Dès qu’il eut resserré les sangles de son harnachement, il prit son attaché-case et l’ouvrit. À l’intérieur se trouvait le paquet oblong préparé par Lucrezia. Malko tira un anneau relié à un fil de métal. Il y eut un chuintement léger et il se recula : il ne lui restait pas beaucoup de temps.


* * *

Le major Gomez resta le cigare en l’air en voyant Malko ressortir, harnaché du parachute. Il ouvrit la bouche pour hurler un ordre, mais les deux militaires n’eurent pas le temps d’intervenir. Malko franchissait déjà l’ouverture, la tête la première et la main droite crispée sur la poignée rouge du parachute.

Il compta jusqu’à trois et tira violemment. Le choc dans ses épaules fut moins fort qu’il ne l’avait pensé. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’il se balançait doucement dans l’air tiède. Il leva la tête. Sans le regard du major Gomez, il n’aurait peut-être jamais sauté.

En dessous de lui se déroulait le ruban rectiligne et ocre de la piste Camiri-Santa Cruz. Si Lucrezia n’avait pas raté l’avion de Santa-Cruz, la veille, elle devait l’apercevoir dans ses jumelles… Il avait explosé à peu de chose près à l’endroit convenu.

Il leva les yeux. Le Fairchild était tout petit, à près de deux miles. Tout à coup, la tache brillante se transforma en une boule de feu qui plongea vers la jungle. Le bruit de l’explosion parvint enfin à Malko amorti par la distance.

Il suivit des yeux la boule de feu jusqu’à ce qu’elle soit avalée par l’étendue verte.

Personne n’avait sauté.

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