James Nicholson se rapprocha de la porte 8 où attendaient les passagers du vol 955 des Scandinavian Airlines à destination de Rio de Janeiro, Montevideo, Buenos Aires et Santiago du Chili. Celui qu’il cherchait devait se trouver là. Il examina les voyageurs assis sur les banquettes et repéra un homme blond, aux yeux dissimulés derrière des lunettes noires, très élégant dans un costume d’alpaga sombre, avec un petite attaché-case Samsonite près de lui. Il vit la chevalière armoriée à l’annulaire de la main gauche et fut dès lors certain qu’il avait bien à faire à Son Altesse Sérénissime le Prince Malko, comme lui, agent de la Central Intelligence Agency. Bien qu’ils appartiennent à des sections différentes. Lui passait huit heures par jour dans un bureau de Frankfort, en Allemagne, à se colleter avec l’ordinateur tenant à jour les fiches de tous ceux qui avaient travaillé ou travaillaient pour la C.I.A. dans ce pays. Le Prince Malko, lui, agent « hors-cadre » de la Division des Plans, s’occupait des opérations « noires » de la Company. De celles que l’on avouait que pris la main dans le sac. Aussi James Nicholson examina-t-il curieusement l’homme qu’il allait aborder. Il n’en voyait pas souvent de son espèce.
— Prince Malko Linge ?
Malko leva la tête. Avec sa moustache rousse et son costume de tweed, James Nicholson avait l’air d’un colonel de l’armée des Indes qui aurait oublié son cheval au vestiaire. Comme prévu, il portait une petite fleur mauve à la boutonnière et avait une enveloppe de kraft jaune à la main.
— Je vous attendais, dit Malko, j’avais peur que votre vol n’ait du retard, nous partons dans vingt minutes.
— Allons au bar, proposa l’Américain.
Ils trouvèrent une petite table dans un coin tranquille. Malko commanda une vodka Stolichnaya et son vis-à-vis un J & B. En Bolivie, la vodka devait être aussi rare que l’air…
James Nicholson poussa l’enveloppe à travers la table et dit simplement :
— Voici le dossier complet de Klaus Heinkel, dit Klaus Muller. Avec ses empreintes digitales.
Malko prit l’enveloppe. Cela lui semblait étrange qu’on l’arrachât à son château uniquement pour aller porter des empreintes digitales en Bolivie. La Paz avait beau être au bout du monde et à quatre mille deux cents mètres d’altitude, il y avait quand même des liaisons avec l’ambassade U.S.
On apporta sa vodka et il trempa ses lèvres dans le liquide glacé et fort.
— Il y a beaucoup de choses intéressantes là-dedans ? demanda-t-il en tapotant l’enveloppe.
James Nicholson caressa sa moustache en croc.
— Une surtout. Les empreintes digitales de Klaus Heinkel, en tant que tel et non en tant que Klaus Muller. Nous sommes les seuls à les posséder. Les archives de la S.S. et de la Gestapo ont été détruites. Quand les services de renseignements de l’Armée ont arrêté Klaus Heinkel en 1945, il s’appelait encore Klaus Heinkel et appartenait à la Gestapo. L’homme qui se fait appeler aujourd’hui Klaus Muller a les mêmes empreintes. C’est donc la preuve qu’il a demandé la nationalité bolivienne sous une fausse identité. Donc, les Boliviens peuvent le larguer…
Malko jouait pensivement avec l’enveloppe. Comme tout le monde, il avait lu l’histoire de Klaus Heinkel dans les journaux.
— Ce Heinkel, demanda-t-il, qui est-ce vraiment ?
James Nicholson eut une mimique de dégoût.
— Une brute sadique, un animal. Là-dedans, il y a une partie de son pedigree. Il a tué environ trois cents personnes de sa propre main. Il aimait s’acharner particulièrement sur les Juives. Il en a pelé une vivante, à Amsterdam, en lui arrachant la peau morceau par morceau, avec un bistouri. Ses hurlements ont rendu fou un prêtre incarcéré dans la cellule voisine. Heinkel a aussi torturé des enfants, des prêtres catholiques. Il est condamné à mort en France et en Hollande. Sans parler d’Israël.
L’écœurement fit reposer son verre à Malko.
— Mais comment s’en est-il sorti jusqu’ici ?
— Nous l’avons protégé, reconnut simplement Nicholson. Quand les gens de l’O.S.S. l’ont arrêté en 1945, pour se dédouaner, il a offert la liste de tous les agents de la Gestapo non encore découverts dans les pays où il avait « travaillé ». Depuis, ils ont travaillé pour nous. Ensuite, quand l’Agence a été fondée en 1947, nous l’avons trouvé dans la corbeille. Il a été employé par la Division des Plans à diverses missions en Allemagne de l’Est. Pour le récompenser, nous lui avons donné une fausse identité et nous l’avons largué en 1951. On ne pensait plus jamais avoir besoin de lui.
— Et puis, en Bolivie il a repris du service. Nous n’étions pas très bien vus là-bas pendant quelques années. Klaus Heinkel nous a beaucoup servi. Le Gouvernement a changé depuis, Dieu merci. On nous aime bien. Nous n’avons plus besoin de Klaus Heinkel et il est devenu un peu voyant…
Le cynisme tranquille de son interlocuteur laissait Malko pantois. Il avait beau savoir qu’on ne faisait pas les services secrets avec des enfants de chœur…
En plus, cette histoire n’était pas claire :
— Mais pourquoi ne pas avoir livré son dossier directement aux Français ou aux Israéliens ? Cela m’aurait évité un déplacement en Bolivie…
James Nicholson sourit dans sa moustache.
— C’est un peu plus compliqué que cela. D’abord les Boliviens sont extrêmement susceptibles. Même si on a englouti dix-huit millions de dollars dans ce pays de merde. Et pour nous récompenser, ils ont nationalisé la Gulf Oil ! En leur remettant les empreintes à eux, on les laisse maîtres de décider ce qu’ils doivent faire.
— Vous n’allez pas me faire croire que la Company n’a personne là-bas ? Pourquoi dois-je y aller ?
Nicholson sourit de nouveau :
— Vous savez bien que la main gauche du Seigneur ignore souvent ce que fait la main droite. Il paraît que la Company est très, très bien avec les Boliviens, là-bas. Or, on va leur faire de la peine. Il vaut mieux que ce soit quelqu’un de l’extérieur. Comme vous.
Malko acheva sa vodka d’un trait. Tout cela puait l’arnaque…
— Pour tout vous dire, soupira James Nicholson, la Division des Plans était plutôt opposée à ce qu’on divulgue ces documents…
— Mais j’appartiens à la Division des Plans ! sursauta Malko.
— Eh oui… Disons que le State Department leur a un peu forcé la main. Assourdi par les vociférations de quelques ambassadeurs.
Autrement dit, les gens de la C.I.A. de La Paz allaient bénir Malko.
— Pourquoi m’avoir choisi, moi ?
James Nicholson regarda ses yeux dorés avec un rien de respect.
— Parce qu’on a confiance en vous. Qu’on sait que vous ne perdrez pas nos empreintes en route. En outre, une fois que vous les aurez remises aux Boliviens, il faudra avertir les Français, les Hollandais et les Israéliens. Officieusement, que les autres ne fassent pas un feu de joie avec…
Malko se sentit déprimé par toute cette boue. Seulement, avant de quitter son château de Liezen, il avait dû faire acheter par Krisantem une vingtaine de bassines en plastique, à disposer sous les trous de la toiture du bâtiment principal… Il était urgent de refaire tout le toit. Et pour cela, il fallait beaucoup de dollars…
— Vous ne craignez pas que Klaus Heinkel ne fasse de révélations sur la C.I.A. ? demanda-t-il. Avec l’histoire Jack Anderson, ce n’est pas le moment…
James Nicholson sourit finement :
— Il n’est pas absolument certain que les Boliviens livrent Klaus Heinkel aux Israéliens ou aux Français. Le gouvernement actuel doit beaucoup aux milieux allemands de La Paz. Ces derniers ont, je crois, de bonnes raisons à ce que Klaus Heinkel ne soit pas poussé à bout. Tous ces demi-soldes de l’horreur n’ont plus aucune activité politique, mais tiennent à vieillir paisiblement… Alors, ils vont demander aux Boliviens un petit effort… Je vous parierais un bon dollar d’argent contre un peso bolivien que, dans les jours qui viennent, le dénommé Klaus Heinkel fera une mauvaise glissade dans une rue de La Paz…
— Ce qui débarrassera foutrement le monde d’une belle ordure.
Un haut-parleur couvrit la voix de l’Américain.
— Les Scandinavian Airlines annoncent le départ du vol 955 à destination de Lisbonne, Rio, Buenos Aires et Santiago. Porte numéro 8. Les passagers munis de cartes rouges.
— C’est à vous, dit James Nicholson. Faites attention à La Paz. Klaus Heinkel a encore de nombreux amis. Ne remettez le dossier qu’au ministre des Affaires étrangères en personne…
Malko contemplait à travers la glace le grand DC8 des Scandinavian Airlines. Il aimait les longs trajets en avion. On était choyé, gâté, c’était le repos absolu. Il ouvrit son attaché-case et y enfouit le dossier de Klaus Heinkel, criminel de guerre, agent de la Gestapo et de la C.I.A. À tout hasard, il avait emporté son pistolet extra-plat. Car il se méfiait des voyages d’agrément offerts par la Central Intelligence Agency.
Le Chaco, sorte de savane maigrichonne, plate comme la main, défilait interminablement sous les ailes du DC9 de la Lloyd Boliviana. Après le confort des Scandinavian Airlines, c’était plutôt Spartiate. Malko rêva avec nostalgie à l’hôtesse aux cheveux de blé et aux jambes interminables qui s’était occupée de lui, entre Lisbonne et Rio. Pour se distraire, il parcourait un dossier oublié par un passager dans le DC8 des Scandinavian : une étude complète sur les ports japonais, éditée par le Bureau d’information pour l’Extrême-Orient. C’était en français. Il regarda l’adresse : 2 bis rue de Caumartin, Paris. Cela le fit rêver. Comme l’Europe lui semblait loin !
Peu à peu, une jungle verte, dense, sans limites, remplaça le Chaco, couvrant toute cette région énorme qui s’étend entre le Brésil, le Paraguay et la Bolivie. La voix du pilote annonça :
— À la gauche de l’appareil, la ville de Camiri.
Malko se pencha au hublot et n’aperçut que quelques constructions minuscules. C’était là que, deux ans plus tôt, « Che » Guevara avait été tué par les Boliviens. La fin d’une aventure et le début d’un mythe.
Encore une heure et demie jusqu’à La Paz.
Le DC9 plongea au milieu des pics nimbés de brouillard. Tous entre six et sept mille mètres. Il est vrai que l’aéroport de El Alto se trouvait à quatre mille deux cents… L’arrivée sur La Paz était fabuleuse. Des vallées, des gorges vertigineuses et désertes défilaient sous les ailes de l’appareil. Brutalement, le paysage tropical avait fait place aux parois pelées des Andes et aux plateaux désertiques de l’Altiplano. Dans un déchirement de nuages, les maisons de La Paz brillaient au soleil, accrochées aux deux flancs d’une vallée au sommet de laquelle se trouvait l’aéroport.
La ville la plus haute du monde. Autour, on ne voyait à perte de vue que des sommets escarpés et les étendues monotones de l’Altiplano. Dans un virage, Malko aperçut l’eau argentée du lac Titicaca, à soixante kilomètres de là, vers le nord. Puis le DC9 plongea vers la piste.
Une douanière sculpturale examina d’un œil distrait le passeport de Malko et lui fit signe de passer. Avec sa micro-jupe et son maquillage accentué, elle évoquait plus les Folies-Bergère qu’un gabelou corse. À la sortie, un policier au teint aussi olivâtre que son uniforme se précipita sur Malko.
— Dollares ? Treize pesos…
Il brandissait une liasse de pesos crasseux. Bien entendu la banque de l’aéroport était fermée. Le policier-changeur poursuivit Malko jusqu’à l’intérieur du taxi, s’asseyant même à côté de lui ! L’air était frais, mais Malko avait l’impression d’avoir la poitrine serrée dans un corset d’acier. Dans l’aéroport, il avait aperçu une femme évanouie à qui on avait dû appliquer un masque à oxygène. L’altitude. À La Paz les ambassadeurs tombaient comme des mouches. Il suffisait à un cardiaque léger de prendre un taxi dans le bas de la ville et de se faire conduire rapidement à El Alto pour passer de vie à trépas : le bas était à trois mille et le haut à quatre mille deux cents…
Le taxi de Malko, purgé du policier olivâtre, plongea dans ce qui semblait être la route la plus dangereuse du monde. Un étroit ruban goudronné serpentant vers le fond de la vallée, avec un trafic dément d’autobus et de camions. De chaque côté de la route d’innombrables chulas – les Indiennes de l’Altiplano – déambulaient d’un pas lent ou attendaient Dieu sait quoi, assises sur leurs talons. Toutes identiques et hautes comme trois pommes, le visage vieilli prématurément, avec leurs melons noirs juchés sur le haut du crâne, d’innombrables jupons qui les faisaient ressembler à des totons, et souvent un bébé accroché dans le dos, dans leur couverture de laine polychrome, l’agayo. D’autres patientaient en face d’un pauvre éventaire de fruits, mangeant et dormant sur place, jusqu’à ce qu’elles aient tout vendu. Ensuite, elles repartaient avec leurs quelques pesos, à dix, vingt ou cent kilomètres dans l’Altiplano. Les pentes de la vallée disparaissaient sous des bidonvilles grouillants. Avant un virage, Malko aperçut un énorme panneau portant le portrait d’un militaire moustachu surmonté d’une inscription en gigantesques lettres rouges :
« Vincere o morir con Banzer. »[4]
Toujours les paris stupides. Banzer s’en irait comme les cent quatre-vingt-trois présidents précédents et les chulos ne s’en apercevraient même pas. Dans ce pays du bout du monde, les révolutions revenaient aussi régulièrement que les saisons. Entre deux révolutions, les dirigeants tentaient de secouer l’apathie des chulos avec autre chose.
Sur la glace arrière du taxi de Malko, s’étalait un drapeau aux trois couleurs boliviennes barrées de la proclamation :
« Bolivia reclama su mar. »[5]
Les malheureux Boliviens revendiquaient depuis un siècle un accès à la mer annexé par les Chiliens. Ceux-ci faisaient évidemment la sourde oreille. Alors tous les ans, on décrétait la semaine de la mer, durant laquelle fleurissaient les slogans et les déclarations martiales. Puis tout retombait dans le calme jusqu’à l’année suivante. Dans un grand élan de patriotisme, un des gouvernements précédents avait même commencé un énorme building baptisé LITORAL sur le Prado, les Champs-Elysées de La Paz, mais, faute de capitaux, il était resté en panne.
Comme toute la Bolivie.
Ses quatre millions d’habitants essaimés sur un territoire deux fois et demi grand comme la France s’enfonçaient tout doucement dans le Moyen Age, au rythme annuel des révolutions. Le taxi passa devant l’immeuble massif de la COMIBOL, s’engagea dans l’avenue Camacho et stoppa.
— Aqui hôtel La Paz, annonça le chauffeur.
Jack Cambell, officiellement directeur de l’U.S.I.S., et en réalité n° 1 de la C.I.A. à La Paz, dévisageait avec un brin d’ironie Malko en train d’essayer de reprendre son souffle. L’U.S.I.S. se trouvait, calle Comercio, dans la vieille ville, à trois blocs de l’hôtel La Paz. Mais les rues étroites devaient bien avoir une pente de 30°… Dans tout La Paz, il n’y avait pas une avenue horizontale. Et chaque pas coûtait un effort démesuré. Malko avait l’impression d’avoir escaladé l’Annapurna. D’innombrables et minuscules chulas, leur enfant accroché dans le dos, l’avaient pourtant dépassé allègrement, alors qu’il songeait à terminer à quatre pattes…
Il détailla l’Américain assis en face de lui et se dit qu’il avait rarement vu un homme aussi mal habillé : un pantalon vert bouteille avec un blazer bleu et une chemise jaune. Quant à sa voix, c’était un cauchemar. Nasillarde et hargneuse, avec un accent du New-Jersey à couper au couteau. Tout en lui respirait la vulgarité, y compris le nez en pied de marmite et les yeux globuleux derrière les lunettes. Les locaux de l’U.S.I.S. étaient bien cachés au troisième étage d’un building décrépit, sans aucune marque apparente. La C.I.A. ne s’était pas encore remise du traumatisme causé par certains gouvernements précédents.
Sans enthousiasme exagéré, Jack Cambell demanda à Malko des nouvelles de son voyage. Il s’était excusé de ne pas lui avoir envoyé de voiture.
— L’altitude ! J’ai eu un trou de mémoire. Ici, on a ça tout le temps.
Il jouait machinalement avec le télex annonçant l’arrivée de Malko à La Paz. En dépit de son mauvais goût, c’était un des meilleurs agents de la C.I.A. en Amérique du Sud. Longtemps affecté en Uruguay, il s’était distingué contre les Tupamaros.
Malko, un peu moins essoufflé, demanda :
— Vous êtes au courant du but de mon voyage ? Pouvez-vous m’arranger un rendez-vous avec le ministre des Affaires étrangères du gouvernement bolivien ?
Jack Cambell le fixa d’un drôle d’air :
— Je crois bien que vous êtes venu pour rien, fit-il d’une voix traînante et nasillarde.
Malko regarda l’Américain, incrédule et furieux :
— Pour rien ?
Son vis-à-vis eut un drôle de sourire en coin.
— Klaus Heinkel s’est suicidé il y a deux jours. On l’enterre aujourd’hui.