Le son, tantôt grave, tantôt aigu, de la quena se détachait d’une façon presque irréelle sur le silence de la nuit.
Les yeux ouverts dans le noir, Don Federico Sturm écoutait, perplexe. L’air raréfié de l’Altiplano transmettait les bruits très loin. Il consulta le cadran lumineux de sa montre : cinq heures du matin. Qui jouait de la flûte en pleine nuit ?
Le chant de la flûte indienne continuait, doux, nostalgique. Bien que cela n’ait rien de menaçant, Don Federico en ressentit une angoisse inexplicable. Il était pourtant en sécurité dans son estancia. Tous les policiers de Huarina se seraient fait couper en morceaux pour lui. Il leur avait fait construire un poste de police tout neuf : le plus beau de Bolivie. C’étaient des choses auxquelles ces gens simples étaient sensibles.
L’Allemand eut envie de se lever et d’aller voir. Monica bougea soudain dans son sommeil, passant une de ses longues cuisses sur son ventre. Sa main caressa l’épaule de la jeune femme, puis descendit jusqu’au sein dont il épousa la forme.
Il lui sembla que Monica se cambrait imperceptiblement, mais elle ne se réveilla pas.
La longue chemise de nuit en dentelle noire était relevée autour de ses hanches. Il contempla le ventre plat ombré de noir, avec un désir fulgurant et une furieuse envie de la prendre endormie, de se satisfaire sans se préoccuper de son plaisir à elle.
Sans la quena qui jouait toujours, c’eût été un sommet d’érotisme.
Il ne cachait plus sa liaison avec Monica Izquierdo depuis le jour où il l’avait violée. Elle avait été le raconter à Klaus Heinkel qui en avait fait toute une histoire. Don Federico s’était découvert, lui mettant le marché en main : il le gardait à l’estancia mais désormais c’est lui qui couchait avec Monica. Le premier soir, elle avait pleuré toute la nuit et il avait presque été obligé de la prendre de force. Peu à peu, elle avait cessé de résister et c’est elle qui venait au devant de lui, dans le noir, comme si elle avait honte d’elle-même. Insatiable, elle s’allongeait sur lui et ne l’abandonnait qu’épuisé. Don Federico se sentait revivre.
Par contre, Klaus Heinkel dépérissait. En dehors des repas, on ne le voyait presque plus. Il restait des heures dans la petite chambre que Don Federico lui avait attribuée. L’Allemand souhaitait secrètement que l’autre prenne la fuite, mais c’était peu probable. Bien sûr, le Pérou n’était pas loin, mais il y serait arrêté immédiatement. Revenir à La Paz, c’était un suicide. Il restait le Paraguay, bien loin et hasardeux. Il était pris au piège dans cette estancia du bout du monde, obligé d’abandonner ce à quoi il tenait le plus pour survivre…
Tout d’un coup réveillée, Monica se coula contre son amant, chaude et ouverte.
— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?
Il n’eut pas le temps de répondre : les volets furent ouverts brusquement, tirés de l’extérieur et la clarté de l’aube pénétra dans la pièce. Don Federico resta paralysé quelques secondes, puis plongea vers sa table de nuit, pour attraper son parabellum.
Au même moment quelque chose fut projeté à travers la fenêtre et atterrit sur le plancher devant le lit. Monica poussa un hurlement.
Nu comme un ver, Don Federico sauta du lit et se rua vers la fenêtre. On n’entendait plus la quena. La cour de l’estancia était déserte et silencieuse. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Assise sur le lit, Monica, les seins pointant sous la dentelle noire, fixait le plancher. Elle poussa un cri strident, la main tendue vers ce qu’on avait jeté par la fenêtre.
Don Federico se retourna et crut que son cœur s’arrêtait. Au pied du lit se trouvait la tête proprement décapitée de « Cantouta », la vigogne.
Depuis le jour où les Russes avaient volatilisé ses chars devant Smolensk, Don Federico Sturm ne se souvenait pas d’avoir éprouvé une telle fureur. Ceux qui avaient tué et mutilé son innocente vigogne savaient à quel point il tenait à elle, quel coup ce serait pour lui.
Devant le personnel de la ferme rassemblé et réveillé en hâte, il écumait de rage. Personne n’avait rien vu ou entendu. Sauf la quena. Un vieux chulo venait de lui expliquer en tremblant que l’air joué par la flûte inconnue était une mélopée maléfique, faite pour appeler les démons. Même s’ils s’étaient douté de l’horrible mort de la vigogne, aucun des Indiens n’auraient mis le nez dehors.
Alerté par le brouhaha, Klaus Heinkel apparut à son tour. Don Federico ne lui adressa même pas la parole. Retournant dans sa chambre, il prit la tête de la vigogne et la posa doucement sur le lit, à côté de Monica. Horrifiée la jeune femme poussa un cri de folle.
— Enlève ça !
— Tais-toi, gronda Don Federico, ou je t’assomme !
Ses yeux gris-bleu étaient injectés de sang et ses mains tremblaient. Il resta quelques secondes à contempler la tête de la vigogne dont les yeux étaient restés ouverts. Puis il la prit tendrement dans ses bras et sortit de la chambre. Il alla jusqu’à l’enclos où gisaient les restes de « Cantouta » et appela un chulo.
— Apporte une pelle.
L’autre revint avec l’outil et voulut commencer à creuser. Don Federico la lui arracha et se mit au travail. À cause de l’altitude, il fut très vite essoufflé, mais continua, les dents serrées, de grosses veines saillant sur ses tempes. Depuis longtemps, il n’avait pas fourni un tel effort.
Quand le trou fut assez profond, il y fit basculer d’abord le corps vidé de son sang. Le contact du poil doux lui donna envie de pleurer. Jamais plus il n’aurait une telle amie. Il posa ensuite la tête sur le corps et la regarda une dernière fois avant de jeter la première pelletée de terre. Lorsqu’il eut fini, il se sentit vide et seul. L’Altiplano lui semblait hostile, étranger. Il avait envie de partir.
À travers la fenêtre, il aperçut Monica qui l’observait et une bouffée de rage l’envahit. Si elle ne s’était pas montrée à cet imbécile d’Américain, rien ne serait arrivé et « Cantouta » serait toujours vivante.
Au passage, il eut même une petite pensée de compassion pour le vieux Friedrich, étranglé sur son ordre dans la prison toute neuve de Huarina. Les tempes battantes et le cœur glacé, il rentra dans la maison. Klaus Heinkel errait dans le couloir avec un air de souris effrayée. Don Federico s’enferma dans la bibliothèque.
Il avait besoin de penser à sa riposte. Pas question de laisser impuni le meurtre de sa vigogne. Ceux qui s’étaient livrés à cet acte cruel avaient mûrement pesé leur geste, lui transmettant un message en quelque sorte.
C’était cet avertissement qu’il voulait comprendre. C’était une histoire d’Européens. Les Boliviens n’avaient pas assez de subtilité pour ce genre de choses. Ils seraient tout simplement venus déposer dix kilos d’explosifs sous sa fenêtre. Ils n’auraient pas essayé de l’atteindre dans son âme.
— Ils reviendront et ils vous tueront.
Klaus Heinkel baissa la tête. Monica ne le quittait pas des yeux. Elle pouvait presque sentir physiquement la haine de Heinkel pour le beau, l’élégant, le riche Don Federico.
— Ils veulent peut-être seulement vous intimider, dit Heinkel.
Don Federico fixa la larve blême et chauve d’un air méprisant.
— Mon cher camarade, dans l’intérêt même de votre sécurité, il ne va pas être possible que vous restiez ici plus longtemps…
L’ancien gestapiste ne broncha pas. C’était un homme de secret qui n’aimait pas les éclats de voix. Au cours des dernières années il avait appris à encaisser les chocs. Comme les serpents, il gardait toujours une goutte de venin en réserve. Et il savait que Don Federico ne pouvait pas le larguer dans La Paz…
La journée avait passé sans éclat, mais il sentait la tension de Don Federico.
— Il faudra peut-être trouver une autre solution, reconnut-il.
— J’y ai pensé, fit Don Federico. Je possède une plantation de quinine dans le Béni[23]. Vous pourriez aller y passer quelques semaines.
Heinkel sourit obséquieusement.
— C’est une très bonne idée, mais Dona Monica ne supportera pas le climat, ni l’éloignement…
Il essayait de dissimuler sa fureur. L’autre voulait l’expédier au diable, dans une région déserte et malsaine ! À l’idée d’être séparé définitivement de Monica, il était galvanisé.
— Ce serait plus logique de nous en prendre à nos ennemis, suggéra-t-il. Vous êtes assez puissant pour le faire.
La menace était à peine déguisée.
— Je l’ai déjà fait, grommela Don Federico. J’ai pris des risques énormes en vous faisant passer pour mort. Cette canaille de Gomez pourrait me faire chanter jusqu’à la fin de mes jours.
— Nous avons quelques jours pour trouver une solution, conclut Klaus Heinkel. Je vais y réfléchir.
Il sortit de la pièce. Spontanément, Monica le suivit. Il avait gardé sur elle une partie de son ascendant. Quand ils furent dans sa petite chambre, l’Allemand se décomposa.
— Ce salaud veut se débarrasser de moi ! Je dois tenter quelque chose.
— Mais quoi ?
— J’ai une idée. Il faut que tu ailles à La Paz.
— Il va me suivre.
— Tu n’as pas besoin de lui dire que tu y vas. J’arrangerai les choses pour ton retour.
Don Federico leva la tête en écoutant le bruit de la Mercedes 280. Comme un fou, il se rua hors de la bibliothèque, juste pour voir la voiture s’engager dans l’allée, avec Monica au volant !
— Komme zurück[24].
Il avait hurlé en allemand.
La Mercedes était la plus rapide de toutes ses voitures. Il n’allait quand même pas se lancer à sa poursuite. Ivre de rage, il se précipita dans la chambre de Klaus Heinkel. L’Allemand était tranquillement en train de lire.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? aboya Don Federico. Où est-elle partie ?
— Elle devait avoir des courses à faire à La Paz, fit suavement Heinkel. Vous la connaissez aussi bien que moi, mon cher camarade…
Il se replongea dans son livre. Écumant de fureur, Don Federico sortit de la pièce en claquant la porte. Quelle idée avait-il eue de se charger de cette vermine ! Il est vrai qu’il n’avait pas eu le choix.
Samuel et David arboraient des mines réjouies. Leur expédition nocturne ne semblait pas les avoir éprouvés.
— Ces types-là sont beaucoup plus sensibles à l’intimidation qu’à la violence directe, expliqua Moshe à Malko. Nous en avons poussé quelques-uns au suicide…
— Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda Malko. Les deux hommes rirent.
— On ne sait pas. Peut-être tuer ses cent mille poulets d’un coup. Les Boliviens n’interviendront pas. Ce salaud n’osera même pas se plaindre pour la vigogne. Les autres lui riraient au nez.
— Vous croyez qu’il va bouger ?
Moshe haussa les épaules.
— Sûrement. Tôt ou tard, il va avoir envie de se débarrasser de Heinkel. Ensuite, vous n’aurez plus qu’à le cueillir.
Ce n’était pas si simple. Car il n’avait plus les empreintes de Heinkel.
— Et vous ? demanda Malko. Vous ne pouvez pas intervenir directement ?
L’Israélien soupira.
— Nous ne pourrions même pas le gifler ! Ordre de la Division 6. On a eu trop de problèmes avec l’histoire Eichmann. Ce salaud de Heinkel ne vaut pas qu’on se brouille avec toute l’Amérique du Sud.
— Par contre, précisa David, rien ne vous interdit, à vous, de lui couper la gorge.
Au moment où Malko franchissait la porte de l’hôtel La Paz, une voix appela à voix basse :
— Una pregontita, Señor Linge ?
Un chulo au visage rond, sans cravate, barrait le trottoir.
Malko ne l’avait jamais vu. Il pensa tout de suite à Lucrezia. Normalement, il avait rendez-vous au café La Paz avec elle. Quel drame s’était-il encore passé ?
— Je suis le Señor Linge, dit-il. Que voulez-vous ? Le chulo tournait entre ses doigts un morceau de papier.
— Je dois vous conduire.
Il montrait une vieille Mercedes en ruine arrêtée devant l’hôtel. Malko se raidit. Cela sentait le piège à plein nez.
— Chez qui ?
L’autre baissa encore la voix :
— Une Señora. Doña Monica.
Malko sentit les battements de son cœur s’accélérer. Que signifiait ce rendez-vous nocturne ? L’action des Israéliens faisait-elle déjà son effet ?
— Comment m’avez-vous reconnu ?
Le chulo bredouilla une phrase où il était question de numéro de chambre et de description d’un caballero blond. Son espagnol était très approximatif.
Évidemment, Monica Izquierdo savait où le retrouver. Mais cela pouvait aussi être un mauvais coup du major.
Il regarda le taxi et eut une idée.
— Attendez-moi dans votre voiture, dit-il.
Malko traversa et courut jusqu’au café La Paz. Lucrezia attendait en fumant nerveusement, seule à une table, le visage défait. Depuis la mort de son père, elle ne dormait pas plus de trois heures par nuit. Elle n’avait pas eu un mot de reproche pour Malko.
Celui-ci lui expliqua ce qui se passait.
— Nous allons prendre une autre voiture et suivre le taxi, dit-il.
Ils sortirent du café. Lucrezia héla un autre taxi tandis que Malko demandait au chulo où se trouvait le rendez-vous.
— Au Kilomètre 4, fit le Bolivien. Malko monta dans son taxi et donna l’adresse à Lucrezia. Celle-ci fronça les sourcils.
— Au Kilomètre 4 ! Mais ce sont tous les bordels de La Paz ! Que fait Dona Izquierdo là-bas ?
Les deux voitures filaient dans les rues désertes. Après dix heures, il n’y avait plus personne dans les rues. Ils passèrent devant la statue de l’ancien Président Bosch, une mitraillette à la main, menaçant les Andes. La première qualité d’un bon Président bolivien était de savoir tirer… De préférence le premier.
Après la large avenue Bosch, les maisons s’éclaircirent. Le Kilomètre 4 se trouvait à la sortie nord de La Paz, sur la route des Yangas. La route sinuait entre des falaises sans lumière. Le coin idéal pour une embuscade. Devant eux le taxi roulait lentement.
Soudain, quelques bâtisses apparurent des deux côtés de la route, décorées de petites lumières rouges. Des taxis stationnaient au milieu de la route non asphaltée.
— Voilà le Kilomètre 4, annonça Lucrezia. Les bordels les plus sordides de La Paz. Chacun de ces bâtiments en est un. Le vendredi soir, le jour des machos, c’est bourré.
Pour l’instant, cela semblait assez calme. L’autre taxi stoppa devant un bâtiment blanc gracieusement orné d’une guirlande rouge. Un peu moins déglingué que les autres. Un « trois étoiles » du stupre.
— Attends-moi dans la voiture, dit Malko à Lucrezia. Si quoi que ce soit arrive, retourne à La Paz.
D’abord, il ne vit rien, tant la pénombre était épaisse. Quelques bougies brûlaient dans des verres rouges. Puis il distingua un bar, un juke-box et des filles assises sur des bancs, le visage tourné vers lui. Deux d’entre elles dansaient ensemble. Une odeur écœurante faite de parfums bon marché, de crasse, de transpiration, flottait dans l’atmosphère. Le barman lança un vociférant :
— Good night, sir.
Malko comprit immédiatement la nécessité de cet éclairage super-tamisé… les visages grossiers de paysannes abêties, les corps boudinés par les jupes de satinette et les regards bovins et résignés n’incitaient pas à la dépravation. Il inspecta la salle sans voir Monica.
Au moment où il allait ressortir, on l’appela par son nom.
Il scruta la pénombre rougeâtre. La voix venait d’un petit box fermé par un rideau, juste en face de la porte. Il s’avança et écarta le tissu.
Monica Izquierdo lui faisait face, assise sur la banquette semi-circulaire. La table de bois était vissée au sol. Étrangement, celui-ci était recouvert de coussins. Le luxe n’était pourtant pas la qualité dominante de l’établissement. Ces box étaient destinés aux clients pressés. Il suffisait de tirer le rideau et de presser sur un bouton, allumant une petite lampe signalant que l’endroit était occupé… Malko pénétra dans le box et s’assit près de la jeune femme.
Le barman surgit aussitôt.
— Prenez un pisco sour, conseilla Dona Izquierdo, c’est ce qu’il y a de moins mauvais.
Elle-même buvait un mate de coca, l’horrible tisane douceâtre dont raffolent les Boliviens.
— Pourquoi ce rendez-vous ici ? demanda Malko.
Monica Izquierdo eut un sourire triste.
La Paz est dangereux pour moi. On connaît mes liens avec Klaus Muller. Ses ennemis et ses amis seraient heureux de me faire taire. À commencer par le major Gomez. Je sais trop de choses. Ici, personne ne viendra me chercher. Le barman a travaillé trois ans chez moi comme maître d’hôtel. Je lui ai dit que j’avais un rendez-vous galant…
On apporta le pisco sour. La jeune femme portait une robe de soie imprimée avec des bas noirs. Sa beauté contrastait merveilleusement avec les lugubres pensionnaires de l’établissement. Serrés comme ils l’étaient dans le petit box, Malko sentait, à travers son alpaga léger, la tiédeur de son corps. Involontairement, il toucha sa jambe et elle ne la retira pas. Ses pupilles étaient dilatées comme si elle se droguait. Sa voix avait, par moments, un débit saccadé et métallique.
— Pourquoi avez-vous voulu me voir ? demanda-t-il.
— C’est vous qui me l’aviez suggéré, n’est-ce pas ?
— Oui, si vous aviez quelque chose à m’apprendre.
— J’ai quelque chose.
— Quoi ?
— Le moyen de gagner cinquante mille dollars.
Malko resta muet. Ce n’était pas la première fois qu’on lui offrait de l’argent. Cinquante mille dollars, c’était à peu près ce qu’il lui fallait pour refaire le toit troué de la partie centrale de son château de Liezen. S’il attendait trop, il faudrait aussi changer les solives pourries par la pluie, et cela coûterait une petite fortune.
Prenant son silence pour un acquiescement, Monica Izquierdo dit rapidement :
— Je pourrais vous les donner demain matin. En liquide.
— Que me demandez-vous en échange ?
Elle fronça ses épais sourcils noirs.
— Vous le savez très bien.
— Que je ne recherche plus Klaus Heinkel ?
— Oui.
Il but une gorgée de son pisco sour, avant de répondre.
— Vous êtes venue pour rien. Trop de gens sont morts à cause de cette histoire. Cinq déjà. Si je peux, je livrerais Klaus Heinkel à ceux qui le recherchent.
Le visage de Monica se durcit.
— Je vois. Ce n’est pas assez.
— Ce n’est pas une question d’argent, dit Malko.
Elle le fixa avec une expression indéfinissable, puis demanda lentement :
— C’est moi que vous voulez ? En plus de l’argent.
Il lutta contre l’instinct venu de ses reins qui lui disait de prendre Monica d’abord et de discuter ensuite. Ce sont des choses qu’un gentilhomme ne fait pas, même à titre de dommages de guerre…
— Vous êtes extrêmement séduisante, dit-il, mais je dois retrouver Klaus Heinkel.
Le juke-box s’était mis à jouer et ils étaient obligés de crier pour se parler.
— Alors je suis venue pour rien, fit sèchement Monica.
— Pourquoi voulez-vous tellement sauver Klaus Heinkel ? Vous savez ce qu’il a fait en Europe ? Voulez-vous des détails…
Elle balaya l’objection.
— Je m’en moque ! C’est le dernier service que je peux lui rendre…
Son intonation intrigua Malko.
— Le dernier ! Je croyais que vous vous étiez enfuie avec lui.
Elle baissa la tête, jouant avec sa tasse.
— C’est exact, mais beaucoup de choses se sont passées depuis. Je suis amoureuse d’un autre homme.
— Don Federico ?
— Oui.
— Encore un nazi.
— Je me dégoûte parfois, murmura-t-elle. Don Federico me fait peur. Il m’a violée la première fois et j’ai cru qu’il me ferait toujours horreur. Plus tard, je me suis laissée faire.
— J’ai été tellement privée d’amour que j’ai une espèce de fringale sexuelle maintenant.
Elle posa sur Malko un regard vide et brûlant à la fois :
— Si vous m’emmeniez dans une chambre, je me laisserais faire. Même sans arrière-pensée d’échange. Parce que vous êtes dangereux, comme eux.
Il y eut un froissement de tissu et le barman passa la tête dans le box.
— Attention, dit-il, les hommes du control politico sont là, ils inspectent tous les boxes…
La tête disparut.
— Il ne faut pas qu’on me reconnaisse, souffla Monica.
Malko n’eut pas le temps de faire de suggestions.
Enlaçant Malko, elle l’embrassa avec une douceur insistante, prolongée. Ce qu’elle mettait dans son baiser était tel qu’il eut une réaction quasi immédiate. Puis, sans transition, Dona Izquierdo se laissa glisser à genoux, la tête à la hauteur de la banquette. La robe remontée découvrant entièrement ses cuisses, elle ressemblait aux autres filles du bordel.
Lorsque deux policiers en costume sombre écartèrent le rideau, ils ne virent que la houle régulière des cheveux noirs et le regard glauque de l’homme au bord du plaisir. Ils ricanèrent de voir ce gringo dans ce bordel minable.
Quelques minutes plus tard, Monica se releva, les joues en feu, le chignon défait, haletante.
— Je ferais une bonne putain, dit-elle simplement.
Avec un mélange d’amertume et de fierté.
Malko eut du mal à redescendre sur terre. La belle bouche de Monica Izquierdo était le plus beau cadeau qu’une femme puisse faire à un homme.
— Je ne m’attendais pas à cela en venant ici, dit-il.
— J’ai eu envie de vous dès que je vous ai vu à l’estancia.
Lentement, elle redevenait une belle bourgeoise, inaccessible. Elle se remit du rouge à lèvres. Malko contemplait la belle bouche qui venait de lui donner tant de plaisir. Les femmes étaient décidément incompréhensibles… Elle acheva de se recoiffer. Comme s’ils venaient de prendre le thé, elle lui tendit la main.
— Au revoir.
La parenthèse était refermée. Elle s’était conduite comme un homme.
— Où comptiez-vous trouver cet argent ? demanda-t-il. Vous lui en faites cadeau ?
Elle eut une moue méprisante.
— Quand même pas. Klaus a confié de l’argent et des papiers à un de ses amis qui vit dans un couvent. J’ai rendez-vous avec lui demain matin.
Malko se leva et quitta le box le premier.
Lucrezia l’attendait dans le taxi, entourée de mégots. Elle le dévisagea d’un air soupçonneux.
— Tu as eu le temps d’essayer toutes les putains…
— La discussion n’a pas été facile, dit-il avec beaucoup de diplomatie. Mais je sais où Klaus Heinkel cache les documents avec lesquels il fait chanter les Allemands. Nous allons essayer de nous en emparer demain. J’ai une idée.
Le retour se passa sans histoire. Lucrezia semblait songeuse.
Malko lui raconta ce que les Israéliens lui avaient dit du Père Muskie. C’était sûrement lui que Lucrezia allait voir.
Devant sa maison, elle proposa :
— Reste avec moi, je ne veux pas être seule.
Il obéit. Chez Lucrezia, il se sentait en sécurité. Elle l’observa se déshabiller. Tout à coup, elle prit sa chemise et l’examina pensivement.
— Ta Monica Izquierdo est une grande salope, dit-elle soudain.
Elle lui tendait sa chemise de voile. Sur le pan inférieur, les belles lèvres de Monica se détachaient nettement, décalquées par le vermillon de son rouge.
Les yeux de Lucrezia flamboyaient d’humiliation et de fureur. Malko sentit qu’il serait déplacé et dangereux d’invoquer l’altitude pour profiter d’un repos bien gagné.