Malko recula d’abord devant l’odeur. À croire qu’un régiment d’ivrognes avait vomi à chaque marche de l’escalier menant à la rédaction de Presencia. L’immeuble du plus grand quotidien de La Paz, sur le Prado, ne payait pas de mine. Même sans l’odeur. La rédaction était au second. Lucrezia se boucha courageusement les narines et se lança la première.
La porte de Presencia était ouverte. Un huissier chulo, l’air totalement abruti, leur demanda ce qu’ils voulaient.
— Parler à Esteban Barriga, dit Malko.
L’huissier désigna un bureau grand comme un demi placard à balais, dont la porte était ouverte.
— Il est là.
Suivi de Lucrezia, il entra. Un petit être chafouin, une pauvre vieille chose toute fripée, tapait frénétiquement à la machine, enseveli derrière des monceaux de vieux journaux, tout en fumant une cigarette à l’odeur infâme. Malko détailla la chemise douteuse, le visage mal rasé aux traits mous, les grosses lunettes à monture d’écaille, les mains grassouillettes et transpirantes. Esteban Barriga n’était pas ragoûtant.
— Le Señor Barriga ? demanda-t-il poliment.
Le journaliste leva la tête et clignota des yeux comme une chouette effrayée. Depuis qu’un lecteur mécontent lui avait fait manger un exemplaire complet de Presencia, il se méfiait des inconnus.
— Si !
— Je suis journaliste américain, mentit Malko, et je dois écrire un article sur la mort de Klaus Heinkel, vous savez, le nazi qui s’est suicidé…
Esteban Barriga secoua la tête comme s’il ne comprenait pas.
— Ah si, claro…
Malko sourit, engageant. Et glissa un billet de vingt dollars sur le bureau.
— Il paraît que vous l’avez vu. Donnez-moi quelques détails…
Le journaliste se redressa d’un coup.
— Si, si. Il était déjà mort quand je l’ai vu…
— Une balle dans la poitrine ?
— Si, claro que si…
— Et il était étendu dans une chambre au premier étage ?
— Si, si…
Barriga semblait ravi.
— Il avait laissé un mot ?
— Si, si, une lettre.
— Vous l’avez reconnu facilement, n’est-ce pas ? Esteban Barriga approuva avec enthousiasme.
— Facilement, très facilement.
Malko resta silencieux quelques secondes. Épuisé par son effort, le journaliste bolivien s’essuya le front et eut un sourire complice. Malko chercha son regard, et demanda d’une voix douce :
— Comment se fait-il que vous ayez écrit que Klaus Heinkel s’était tiré une balle dans la bouche, que le corps se trouvait dans le hall de la villa et qu’il avait été identifié par le médecin, alors que vous ne l’aviez jamais rencontré vous-même ?
Esteban Barriga resta pétrifié. Il cligna des yeux très vite plusieurs fois, derrière les verres épais de ses lunettes. Ses lèvres bougeaient mais il n’en sortait aucun son. Il regardait alternativement Malko et Lucrezia, d’un air à la fois suppliant et terrifié.
— Qui… qui êtes-vous ? demanda-t-il.
Malko ne répondit pas à sa question. Il allongea le bras par-dessus le bureau et attira le Bolivien par le col de sa veste. Nettement menaçant :
— Dites-moi la vérité ?
Le bruit de la discussion était couvert par le crépitement des machines à écrire de la rédaction. Le petit Bolivien avoua dans un souffle :
— Je… je n’ai pas vu le corps, il était déjà dans le cercueil. Mais on m’a raconté sa mort.
— Qui ?
— Le maj…
Il se tut, brusquement, le regard posé derrière Malko. Ce dernier se retourna. Un grand individu maigre, au nez en bec d’aigle, écoutait leur conversation, debout dans l’embrasure de la porte.
Fébrile, Esteban Barriga se dégagea.
— Pardonnez-moi, señor, j’ai à faire.
Il fila comme un lapin et disparut dans la rédaction. Oubliant le billet de vingt dollars. Malko comprit que ce n’était pas la peine d’insister. Faisant signe à Lucrezia, il ressortit du bureau sous l’œil inquisiteur de l’inconnu maigre.
Ils plongèrent dans l’escalier sombre et nauséabond. Le mystère autour de la « mort » de Klaus Heinkel s’épaississait. Lucrezia était très intriguée.
— Pourquoi lui as-tu posé toutes ces questions ?
Malko n’eut pas le temps de répondre. Il y eut un bruit de pas derrière eux. Il se retourna : Esteban Barriga, le journaliste, descendait de toute la vitesse de ses petites jambes. Il rattrapa Malko sur le palier.
— Il ne faut rien dire, supplia-t-il d’une voix hachée, rien du tout. Rien du tout.
Il répéta en espagnol nada, nada. Son visage gras luisait de transpiration et il suait littéralement de peur. Une terreur viscérale, organique, qui sentait encore plus mauvais que le vomi.
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas dire ? demanda Malko.
Le Bolivien baissa encore la voix.
— Tout ce que je vous ai raconté… Que je n’ai pas vu le Señor Heinkel… Je vous en supplie.
Malko fit semblant de ne pas comprendre.
— Mais quelle importance cela a-t-il ? C’était bien lui, n’est-ce pas ?
— Como no ! fit le Bolivien avec véhémence. C’était lui ! Je pourrais le jurer sur la tête de ma mère.
— Alors tout est bien, conclut Malko. Hasta luego.
Il se dégagea et reprit sa descente, avide de retrouver un peu d’air pur. Le petit journaliste se pencha par-dessus la rampe et cria encore :
— C’était lui, c’était bien le Señor Klaus…
Malko et Lucrezia se retrouvèrent sur le trottoir en face de la statue équestre de Simon Bolivar. Une foule dense déambulait sur le Prado. Son nom officiel était : avenue du 16 Juillet. Mais comme elle changeait de date à chaque révolution, les Boliviens jugeaient plus simple de l’appeler Prado. Sans arrêt, des « Trufi » – Taxis collectifs – s’arrêtaient et redémarraient. Les buildings récents alternaient avec de vieilles maisons coloniales, des immeubles inachevés, des boutiques minables. Beaucoup de filles, habillées très court, dévisagées avec avidité par les chulos en bonnet phrygien de laine multicolore.
Malko sentait grandir son malaise. Pourquoi le petit journaliste de Presencia avait-il tellement peur ? Lucrezia se mirait dans ses yeux dorés. Elle semblait avoir totalement oublié Jack Cambell. Malko n’aurait jamais cru qu’un gringo puisse établir un contact personnel aussi facilement avec une Bolivienne. Dans le taxi, Lucrezia avait laissé sa jambe contre la sienne sans aucune gêne. Et toute son attitude disait qu’il lui plaisait. Mais pour l’instant, il avait d’autres soucis :
— Je voudrais en savoir plus sur la mort de cet Allemand, dit-il. Qui pourrait nous aider ?
Lucrezia réfléchit.
— Josepha, peut-être… Elle sait tout.
— Qui est Josepha ?
— Une Indienne, une chula très riche qui dit la bonne aventure. Elle habite près de l’église San Francisco, pas loin d’ici. Elle est au courant de tout. Personne ne fait une révolution sans venir la consulter.
En Bolivie, c’était une sérieuse référence.
Ils remontèrent le Prado à pied passant devant l’immeuble gris enjolivé de colonnades de la Comibol[6].
— C’est ici que commencent toutes les révolutions, expliqua Lucrezia. Le seul endroit où il y a beaucoup d’argent à La Paz. C’est la mamadera[7] que se repassent tous les gouvernements.
En face, au coin de l’avenue Camacho, se trouvait l’Université. Élargi, le Prado grimpait de plus en plus.
Dès qu’il accélérait le pas, Malko avait l’impression que son cœur allait sauter hors de sa poitrine. Horriblement humilié, il dut demander à Lucrezia de marcher moins vite. La jeune Bolivienne trottait comme un lama.
— Il va falloir économiser tes forces, remarqua-t-elle ironiquement.
Autour d’eux, les chulas, melon noir et bébé dans le dos, pullulaient. Ils tournèrent à gauche dans la calle Sagamaga, une rue étroite et animée, raide comme une échelle, qui longeait l’église San Francisco. Là commençait le quartier des voleurs et du marché noir. On y trouvait tout ce qui manquait dans les boutiques de La Paz. Sans cesse, il fallait enjamber les éventaires étalés sur le trottoir. Dans une cour crasseuse, Malko aperçut un coiffeur en train de raser en plein air. Lucrezia le poussa dans une petite boutique sombre. À l’entrée, Malko tomba en arrêt devant un empilement de choses étranges.
— Qu’est-ce que c’est ?
Lucrezia sourit :
— Des fœtus de lama. Les gens sont superstitieux : ils ne construisent pas une maison sans en enterrer un dans les fondations…
Mafflue, lippue, velue et bienveillante, Josepha dévisageait Malko avec la curiosité d’un entomologiste devant son premier lépidoptère. Assise dans un coin d’angle de sa boutique, on ne voyait d’elle qu’une énorme masse graisseuse dissimulée sous plusieurs épaisseurs de jupes et une face ronde, parfaitement dénuée d’expression. Seuls, les yeux vifs et noirs, pétillaient de vie et d’intelligence. Autour d’elle, les colifichets pour touristes se mélangeaient aux bocaux contenant des poudres mystérieuses, aux statues en bois sculpté. Lucrezia avait commencé à bavarder avec la grosse Indienne dans un dialecte incompréhensible pour Malko : de l’aimara. Il tira la jeune Bolivienne par la manche :
— Demandez-lui ce qu’elle sait de Klaus Heinkel.
La jeune Bolivienne traduisit, écouta la réponse de Josepha, éclata de rire, et rougit.
— Elle dit qu’il se débrouillait bien parce qu’il avait trouvé une bien jolie femme… Celle d’un autre.
— Qui ?
— La femme d’un industriel, Monica Izquierdo. Elle a quitté son mari pour suivre l’Allemand.
Donc, si Klaus Heinkel était mort, cette épouse infidèle avait dû regagner le domicile conjugal…
— Où habite-t-il ? demanda Malko.
Lucrezia fit l’interprète et traduisit :
— À Florida. Une grande villa blanche, avenida Arequipa, en face du tennis-club.
— Elle croit qu’il est mort ?
— Elle dit qu’on le dit. Pourquoi ne le croirait-elle pas ?
Malko enregistra mentalement l’adresse. La grosse Josepha sortit une cigarette de ses hardes, l’alluma et la ficha dans les lèvres de bois d’une statue placée derrière elle. Comme par miracle, la cigarette continua à se fumer toute seule.
Josepha l’observa longuement, puis dit quelque chose à Lucrezia. Celle-ci traduisit :
— C’est le Dieu de la chance. Elle dit que tu es en péril. La cendre n’est pas blanche…
Malko remercia et tira discrètement Lucrezia hors de la boutique. Ils redescendirent ensemble la rue escarpée.
— Allons chez cet Izquierdo, proposa Malko. Ensuite, je t’invite à dîner.
— Je dois passer chez moi, dit Lucrezia. Mon père est cardiaque et il s’inquiète quand il n’a pas de mes nouvelles. Si tu veux, je te retrouve dans une heure, au café La Paz, avenue Camacho, juste en face de ton hôtel. C’est là qu’on prépare toutes les révolutions.
Avant l’Université, Lucrezia quitta Malko et s’engagea dans une rue montant vers la vieille ville, tandis que Malko continuait tout droit. Alors qu’il demandait sa clef, une voix désagréable le fit sursauter.
— Où diable étiez-vous passé ?
Il se retourna pour se trouver nez à nez avec Jack Cambell, violet de rage, dressé sur ses ergots, son horrible pantalon vert découvrant ses chevilles.
Malko sourit. Angélique.
— J’étais allé rendre un dernier hommage à ce malheureux Klaus Heinkel.
L’Américain fixa attentivement Malko, hésitant sur la réplique. Devant son sérieux, il explosa :
— Mais qu’est-ce que vous avez été foutre là-bas, nom de Dieu ?
Malko le regarda avec une froideur distante. La fureur de l’homme de la C.I.A. était éminemment révélatrice.
— Je suis dans ce pays à cause d’un certain Klaus Heinkel et je suis consciencieux.
— Mais il est mort, bon sang ! On a vu son cadavre.
Jack Cambell avait crié si fort que plusieurs personnes se retournèrent. Malko entraîna l’Américain vers une table basse. Puis il lui asséna d’une voix posée :
— Justement, je n’en suis pas absolument certain…
— Vous êtes fou ou quoi ? grommela l’Américain. Moi je vous dis qu’il est mort. Que cette histoire est terminée.
— Vous avez vu son corps ? demanda paisiblement Malko.
— Vous n’avez pas lu Presencia, rétorqua hargneusement Jack Cambell.
— Le journaliste non plus ne l’a pas vu… Je l’ai interrogé. Pourquoi tenez-vous à ce que Klaus Heinkel soit mort ?
Jack Cambell eut un léger trismus. Ses yeux avaient repris leur froideur. Il dit plus calmement :
— Je me fous que ce type soit mort ou vivant. Après tout, si vous croyez aux fantômes, c’est votre affaire… Pour moi, il est mort et je vais rédiger mon rapport dans ce sens… (Soudain, il fronça les sourcils.) C’est cette petite salope de Lucrezia qui vous a mené là-bas ?
— C’est plutôt moi qui l’ai emmenée.
— Vous pourrez lui dire que ce n’est pas la peine qu’elle se présente au bureau demain matin. Je lui enverrai son chèque.
Il se leva, et sans dire au revoir à Malko, sortit, bousculant deux paisibles Boliviens sur son passage.
Malko se demanda quelle part son amour-propre blessé jouait dans sa fureur. À cause de lui, Lucrezia commençait à avoir des ennuis.
La mini était encore « in » à La Paz. La robe noire de Lucrezia découvrait les trois-cinquièmes de ses longues cuisses pleines. Elle avait ôté sa perruque, libérant ses vrais cheveux qui descendaient en cascade sur ses épaules. Très maquillée, elle paraissait plus que ses vingt-cinq ans. Les bancs de bois sombre du café la Paz croulaient sous les conspirateurs, affairés à préparer la prochaine révolution. Seule à sa table, Lucrezia attirait des regards dont l’incandescence ne devait rien aux idées progressistes. Malko s’inclina, sincèrement admiratif.
— Tu es superbe.
La jeune Bolivienne eut un sourire carnassier, le buste cambré.
— Les autres aussi me trouvent belle. Regarde les trois là-bas. Ils n’arrêtent pas de regarder mes jambes… Si tu étais Bolivien, tu aurais déjà dû les menacer de mort. Sinon, tu ne serais pas macho…
— Cela engage beaucoup d’être macho ?
Les beaux yeux de Lucrezia flamboyèrent.
— Si l’homme avec qui je suis laisse d’autres hommes me regarder, je le quitte ; s’il accepte qu’un autre me prenne, je le tue.
Les rapports sociaux étaient grandement simplifiés en Bolivie. Malko contempla à son tour les longues jambes et se dit que le bout du monde avait des compensations. Mais pas immédiates, hélas…
— Si nous allions voir le señor Izquierdo ?
Lucrezia prit son sac. Elle gagna la sortie, ondulant sciemment des hanches avec provocation, faisant avorter au moins une demi-douzaine de révolutions.
La grille de la villa s’ouvrit et Malko ne discerna d’abord personne dans l’obscurité. Baissant les yeux, il aperçut un homme minuscule, avec des cheveux argentés, le visage levé vers lui. On aurait dit une petite momie, bien que les yeux très noirs soient bien vivants. Malko reconnut instantanément le petit homme qu’il avait aperçu à l’église, à l’écart.
Il ne devait pas mesurer plus de 1 m 55. C’était visiblement un chulo, un Indien de l’Altiplano, métissé d’espagnol, ayant largement dépassé la cinquantaine.
— Le Señor Pedro Izquierdo ? demanda Malko.
— C’est moi.
Par-dessus l’épaule de Malko, il jeta un coup d’œil avide à Lucrezia, puis son regard s’éteignit aussitôt. Déçu.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
Tout à coup, il semblait effrayé. Au fond du jardin, la grande villa était sombre, sauf deux fenêtres. C’était étonnant, que la nuit, dans ce quartier désert, il soit venu ouvrir lui-même.
— Je voudrais vous parler, dit Malko.
— À quel sujet ?
— Votre femme.
— Partez !
De toutes ses forces, le chulo tenta de refermer la grille, littéralement écumant de rage. Lucrezia intervint soudain, en aimara. Elle parlait à toute vitesse, d’un ton apaisant. Peu à peu, Pedro Izquierdo cessa de repousser la grille. Le visage fermé, il s’effaça pour laisser entrer ses visiteurs. Ses yeux étaient rouges, son regard flou et il titubait. Ivre mort. Ils traversèrent le jardin, et entrèrent dans la villa. Le living-room était somptueux, avec de profonds canapés, des tables disparaissant sous les pièces d’argenterie, un piano à queue, des tableaux modernes plein les murs. Dans ce faste, le señor Izquierdo disparaissait. Il se laissa avaler par un fauteuil et désigna une table chargée de bouteilles.
— Servez-vous.
Malko se retint d’ouvrir l’unique bouteille de Moët et Chandon. Il se servit un J & B avec beaucoup de Perrier et Lucrezia un Pepsi-cola. Indiscrètement, il examina une photo posée sur le piano à queue : une superbe jeune femme très brune, avec le profil de Raquel Welsh, moulée par une robe noire très stricte. À côté d’elle, Pedro Izquierdo avait l’air d’un nain.
— C’est votre femme ? demanda Malko.
Un éclair de fierté brilla dans les yeux du chulo, aussitôt éteint.
— Si, Señor. Monica.
— Elle n’est pas là ce soir ?
L’Indien regarda Lucrezia avec une expression misérable.
— Elle m’a quitté.
Enfoncé dans le fauteuil trop grand pour lui, il était pitoyable et un peu ridicule, semblable aux masques d’argent anciens que l’on trouve encore en Bolivie, représentant le visage stylisé d’un Indien de l’Altiplano, avec de grosses lèvres et un nez agressivement camus. Le vieil homme prit une bouteille de vin chilien à côté de lui et s’en versa un plein verre. Ne s’occupant plus de ses hôtes. Même coupé de Vichy ou de Contrexeville, il devait encore faire 14°…
— Lorsque Klaus Heinkel est mort, votre femme n’est pas revenue ? demanda Malko.
Pedro Izquierdo bondit, comme piqué par une mygale, éructant des phrases hachées et furieuses en aimara. Lucrezia traduisit avec une ombre de sourire :
— Il croira qu’il est mort quand il verra ses testicules pendus sur ce mur. D’après lui il est vivant. Sinon sa femme serait revenue.
Le Bolivien fixait Malko d’un air furibond, comme si ce dernier avait été responsable de l’inconduite de son épouse.
— Pourquoi étiez-vous à l’église ? demanda-t-il.
Pedro Izquierdo sembla encore rapetisser.
— J’espérais la voir, murmura-t-il, cette fois en espagnol, lui dire que je lui pardonnais. S’il était vraiment mort, elle aurait été là à le pleurer.
Un carillon lui coupa la parole. Il sauta de son fauteuil et traversa la pièce. Malko l’entendit ouvrir la grille. Voilà pourquoi il leur avait ouvert si facilement. Il attendait quelqu’un.
Et si c’était sa femme, la pulpeuse et infidèle Monica ? Le cœur battant, il fixa la porte.
Une apparition inattendue s’y encadra. Une fille très jeune, maquillée outrageusement, avec des lèvres rouge taureau, une micro-jupe découvrant des jambes épaisses gainées de noir, un pull trop petit de trois tailles qui moulait une poitrine prête à éclater. Le regard effronté se posa sur Malko et Lucrezia sans ciller. La fille s’assit en face de Malko, croisa les jambes très haut, alluma une cigarette et planta ses yeux dans ceux de Malko. D’une voix mal assurée, Pedro Izquierdo annonça :
— C’est Carmen. Elle vient parfois me tenir compagnie.
Carmen dit quelque chose en aimara, d’une voix revêche. Izquierdo secoua la tête et Lucrezia esquissa un sourire. Toujours en aimara, elle parla pendant plusieurs minutes à la fille, puis traduisit pour Malko :
— C’est une petite putain qui travaille dans un strip-tease pour chulos. Elle a quatorze ans. Izquierdo a recours à ses services de temps en temps, mais c’est la première fois qu’elle vient ici. Il a dû donner congé à son personnel. Elle réclamait un supplément à cause de vous…
Une orgie à cette altitude ! Carmen se leva pour se servir à boire, trémoussant son petit derrière sans aucun complexe. Malko en profita pour venir s’asseoir près de Pedro Izquierdo.
— Je suis à la recherche de l’homme qui se trouve avec votre femme, dit-il. Klaus Heinkel. Si vous m’aidez à le retrouver, je vous promets que votre femme vous reviendra. Car je le ferai arrêter. J’en ai le pouvoir.
Le Bolivien le fixa comme s’il était le Messie.
— C’est vrai ?
— C’est vrai. Avez-vous une idée de l’endroit où il peut se cacher, s’il est vraiment encore vivant ?
Le vieux Bolivien hocha la tête :
— Oui. Je le trouverai, si vous me promettez de le punir.
— Je vous le promets.
Don Izquierdo lui prit les deux mains et les secoua.
— Vaya con Dios. C’est un homme mauvais. Je lui ai prêté de l’argent, je lui ai ouvert ma maison. Il avait toute ma confiance… Demain, venez au restaurant Daïquiri, vers une heure. Je vous dirai ce que j’ai pu apprendre.
Malko se leva. L’humiliation du Bolivien lui faisait mal. Aussitôt, Carmen vint se blottir près de Izquierdo. Elle s’était déjà déchaussée et n’attendait que le départ de ses hôtes pour continuer son strip-tease.
Le Bolivien avait visiblement envie de s’offrir une récréation avec Carmen. Lucrezia et Malko s’éclipsèrent et se retrouvèrent sous le ciel étoilé de La Paz. Il faisait frais, mais pas vraiment froid. Des chiens hurlaient dans la montagne.
— Pourquoi veux-tu tellement retrouver Klaus Heinkel ? demanda Lucrezia. Je pensais que tu étais seulement venu apporter son dossier en Bolivie. C’est ce que m’avait dit M. Cambell.
Malko ne répondit pas immédiatement. Il ne savait pas très bien lui-même pourquoi il se lançait dans ce combat douteux. Puis il repensa à toutes les horreurs débitées d’une voix tranquille par l’homme de Zurich. Et aussi la petite phrase finale : « Ils ont confiance en vous. » Il lui déplaisait que des gens comme Cambell ou d’autres se mettent en travers du destin promis à Klaus Heinkel.
Pour des raisons qui n’avaient sûrement rien d’humanitaires. Tout son atavisme se révoltait contre cela. Il retrouvait son âme slave, avec l’amour de l’acte gratuit. Débusquer Klaus Heinkel, envers et contre tout – si vraiment, il n’était pas mort – être l’instrument du destin, désintéressé, incorruptible, impitoyable, à ses yeux, cela rachèterait certaines missions sans honneur entreprises pour ses vieilles pierres. Cela lui permettrait d’être toujours lui-même, le Prince Malko Linge, Altesse Sérénissime, Chevalier de Malte et gentilhomme autrichien. Et barbouze « hors-cadre » à la C.I.A.
— Je suis un incorrigible romantique, dit-il soudain à Lucrezia.
La jeune Bolivienne leva le bras pour arrêter un taxi inespéré à cette heure tardive. Puis elle regarda Malko avec une expression nouvelle.
— Dans ta langue, dit-elle, macho doit se dire romantique ?