Les deux hommes entrèrent dans le bureau et refermèrent la porte avant qu’Esteban Barriga ait eu le temps de lever la tête. Lorsqu’il détacha les yeux de ses épreuves, il était trop tard. Ils lui barraient toute sortie. On aurait dit deux frères, avec le même complet élimé noir, l’allure à la fois hargneuse et peureuse, le visage maigre et les cheveux huileux.
Le journaliste les vit s’approcher de lui, paralysé par une peur viscérale. Le plus jeune – il avait une cravate jaune – lui dit d’une voix méprisante :
— Tu n’es qu’un petit vagabond sans vergogne.
Tranquillement, il fit le tour du bureau. Le temps qu’Esteban Barriga contracte ses muscles pour tenter une sortie, l’homme maigre et noir était sur lui. De la main gauche, il saisit le journaliste par les revers de sa veste, recula le poing droit et l’écrasa de toutes ses forces sur le nez d’Esteban Barriga. Celui-ci entendit craquer le cartilage de son propre nez. Il retomba au fond de son fauteuil.
Mais l’instinct de conservation fut plus fort que la douleur. Il sentait que s’il ne sortait pas très vite de cette pièce, il allait mourir. Il ouvrit la bouche pour hurler et avala son propre sang.
L’autre avait plongé la main dans sa poche et agrippé un couteau à cran d’arrêt. Il fit gicler la lame d’une pression de doigt et l’enfonça droit devant lui dans la chemise tendue du journaliste, du nombril au sternum.
Une fois, deux fois, trois fois.
À chaque coup, Esteban grimaçait de douleur. Le couteau qui lui déchirait le ventre semblait l’hypnotiser. Il ne criait pas.
Lentement, très lentement, les deux mains crispées sur son gilet, il s’effondra en arrière dans le fauteuil. Virtuellement mort. Obéissant à un sentiment de pure méchanceté, l’homme qui n’avait rien fait prit la machine à écrire et la disloqua sur la tête du mourant.
Ce qui eut pour effet de précipiter par terre ce qui restait d’Esteban Barriga.
L’homme au couteau fit rentrer sa lame et, avec ferveur, envoya un coup de pied derrière les oreilles de celui qu’il venait de tuer. C’étaient ces petits détails qui distinguaient un professionnel consciencieux comme lui d’un moins que rien. Même quand personne ne l’observait.
Puis, les deux hommes sortirent du bureau et refermèrent la porte derrière eux, passant devant l’huissier aimara qui dormait à poings fermés.
Malko acheva à tâtons son steak dur comme de la semelle. Le « 21 » était plongé dans une obscurité quasi totale. L’entrée était minuscule, dans la calle Ortiz, une petite rue descendant à droite du Prado. Cela tenait de la boîte et du restaurant, avec un orchestre jouant sans arrêt. Alanguie sur la banquette près de Malko, Lucrezia s’épanouissait à vue d’œil. Encouragés par la pénombre, quelques couples, vraisemblablement illégitimes, s’étreignaient avec une totale impudeur.
— Comment ce nabot d’Izquierdo peut-il avoir une femme aussi belle ? demanda Malko.
Lucrezia eut un rire de gorge.
— Grâce à l’étain. Il avait de grandes mines qui ont été nationalisées et il lui en reste de petites. Il s’est acheté Monica. Son mari était colonel et avait été fusillé lors d’un putsch. À vingt-deux ans, elle avait le choix entre devenir putain ou épouser Izquierdo.
— Mais elle a failli devenir folle avec lui…
— Folle ?
La jeune Bolivienne coula un regard en coin à Malko, la main gauche en l’air, le petit doigt pendant.
— Le señor Izquierdo n’est pas macho. Pas du tout, du tout… Monica racontait à toutes ses amies qu’il se contentait de se frotter sur elle en poussant des petits cris, qu’elle avait l’impression de jouer avec un enfant. Puis, Izquierdo a hébergé Klaus Heinkel chez lui. L’Allemand venait de travailler des mois dans une plantation de quinine. Il était affamé de femme. Monica ne lui a pas résisté longtemps.
Involontairement, Malko effleura sa poitrine du dos de la main et Lucrezia sursauta. Comme si on l’avait reliée à une pile électrique. Aussitôt, elle but une grande rasade de vin bolivien, puis remarqua pensivement :
— Cela me fait comme avec le premier homme que j’ai aimé, dit-elle. Dès qu’il me touchait, j’avais chaud partout.
Malko aussi commençait à éprouver les effets du vin bolivien. Il se leva pour danser, prenant Lucrezia par la main. C’était un tango comme il n’en avait plus dansé depuis des années. Lucrezia s’allongea fiévreusement contre lui. Lors d’une volte-face, leurs lèvres s’effleurèrent et la jeune femme laissa les siennes une fraction de seconde posées contre la bouche de Malko. Comme si ce contact faisait descendre un fluide brûlant en elle. Malko la sentit se coller contre lui avec la souplesse et l’adhérence d’un boa constrictor.
D’ailleurs, étant donné l’éclairage, ils auraient pu faire l’amour sur la piste que cela n’aurait dérangé personne…
Ils dansèrent encore un peu, sans échanger une parole. Puis Malko ramena Lucrezia à la table. Apparemment, l’altitude n’empêchait pas les sentiments. Le tango avait mis son self-control à rude épreuve. Il n’avait même pas embrassé Lucrezia, et avait déjà pourtant l’impression d’avoir fait l’amour avec elle. Il sentait encore l’empreinte de son corps plein contre lui. C’est ce qu’on appelait une fille de feu. Il posa la main sur sa cuisse et elle se rapprocha. Soudain, il la sentit se crisper. Il leva les yeux. Un homme en chandail passait le long des tables, les mains dans les poches, examinant chaque couple.
— Qui est-ce ? demanda Malko.
Lucrezia eut une moue de dégoût.
— Un des petits mouchards du control politico. Il glane des ragots.
Il sourit.
— Tu n’as pas peur d’être compromise ?
Elle haussa les épaules.
— Je suis libre. J’avais un fiancé suisse, mais il est parti en Argentine et n’est jamais revenu…
Malko repensa à Klaus Heinkel, se demandant s’il ne se montait pas la tête. Les radotages d’un vieil homme jaloux ne signifiaient pas grand-chose. Quand on avait vu le Señor Izquierdo, on comprenait que Monica ne soit pas revenue, même Klaus Heinkel mort. Un lama lui apporterait plus de joie que son mari.
Il réalisa brutalement qu’il avait férocement envie de Lucrezia.
— Partons, dit-il.
Elle ne demanda pas où et se leva. Malko abandonna une liasse de pesos à un garçon obséquieux et prit le bras de Lucrezia.
La rue Ortiz était déserte. Il prit la main de Lucrezia et elle pivota, se serrant contre lui. Ils échangèrent un baiser violent et prolongé, sous l’œil bovin d’une chula, dormant à même le trottoir, emmitouflée dans sa couverture.
— J’ai envie de toi, dit Malko.
— Moi aussi, fit simplement Lucrezia.
Ils remontèrent vers le Prado, la main dans la main. La grande avenue était déserte.
La statue de Simon Bolivar luisait sous la lune. Soudain, il y eut un bruit de voix derrière eux. Puis trois hommes les dépassèrent, riant et plaisantant. En passant, l’un d’eux bouscula violemment Lucrezia qui faillit tomber. La jeune femme, furieuse, cria une injure que Malko ne comprit pas.
Les trois hommes s’arrêtèrent aussitôt et se retournèrent.
Lentement, celui qui avait bousculé Lucrezia revint sur ses pas. Malko vit un visage d’Indien, obtus, cruel et sans expression. Arrivé devant Lucrezia, l’homme dit quelque chose entre ses dents puis, sans préavis, la gifla violemment. Les bras ballants, il resta là, un mauvais sourire sur ses lèvres épaisses.
Le poing de Malko était déjà parti. Il heurta l’Indien à la mâchoire et ce dernier recula sous le choc. Les deux autres se précipitèrent à la rescousse. Celui qui avait giflé Lucrezia plongea la main dans sa botte et se redressa, un poignard à lame large au poing. Lentement, l’arme à l’horizontale, il marcha sur Malko.
Lucrezia poussa un hurlement.
Au même moment, les deux autres voyous sautèrent sur elle et l’immobilisèrent, l’un d’eux lui ramenant les bras derrière le dos, tandis que l’autre lui palpait la poitrine en ricanant.
Tous ses muscles bandés, Malko fit un bond de côté et la lame du poignard passa à dix centimètres de son foie. Son pistolet extra-plat était à l’hôtel. Déjà, le voyou revenait sur lui. Lucrezia se débattait comme une tigresse, vomissait un flot d’injures en espagnol et en aimara. Soudain, elle l’apostropha, en anglais.
— Sauve-toi, sauve-toi, ils veulent te tuer.
Malko hésita une fraction de seconde. Impossible de laisser Lucrezia aux mains de ces voyous. Celui qui lui caressait la poitrine la lâcha et s’approcha à son tour de lui. Un couteau brilla dans sa main. Nonchalant, les yeux presque fermés, il tourna autour de Malko. Menacé par deux armes, ce dernier recula, s’adossant au mur. Un taxi vide passa sans s’arrêter.
Brusquement, il réalisa que ce n’était pas un incident fortuit. Les trois Indiens n’étaient pas ivres, mais avaient, au contraire, la sûreté et la décontraction de tueurs professionnels. Il risquait de terminer sa carrière là, en face de la statue de Simon Bolivar.
Lucrezia hurlait sans discontinuer en se débattant comme une furieuse. De nouveau, Malko esquiva un coup de couteau qui déchira sa manche. Les deux voyous étaient à un mètre de lui, prêts à donner l’estocade finale. De l’autre côté de la large avenue, des chulas regardaient la bagarre sans intervenir.
— Sauve-toi ! hurla Lucrezia.
Malko, d’un coup de pied, écarta un de ses agresseurs.
De toute façon, il n’avait plus le choix. Il ôta rapidement sa veste, et la roula en boule autour de son bras gauche. Un truc appris à l’école de San Antonio, au Texas, à son stage d’agent « action ». Le bras en avant, il plongea. La lame d’un des hommes s’enfonça dans le tissu et glissa. Déséquilibré, son agresseur tomba. Malko fonça vers Lucrezia.
Celui qui la tenait la lâcha aussitôt, plongea dans les jambes de Malko, le saisissant à la hauteur des genoux pour le faire tomber.
Malko se débattit furieusement. Mais, à cause de l’altitude, il se sentait sans forces.
Lucrezia revint à la charge comme un fauve, s’interposa et saisit les cheveux de l’Indien à pleines mains. Ce dernier, d’un coup de coude dans le ventre, envoya promener la jeune femme. Elle tomba en arrière sur le trottoir, ses cuisses découvertes par sa jupe remontée.
Cette fois, c’était la fin. Ils venaient à deux sur Malko, décidés à en finir.
Lucrezia se redressa et poussa un appel perçant. Vingt mètres derrière eux, la porte de la boîte de strip-tease Maracaïbo venait de s’ouvrir sur un groupe. Malko aperçut un uniforme. De nouveau la voix de Lucrezia fit vibrer la nuit. Cette fois, deux des sortants se précipitèrent vers la bagarre, dont un policier en uniforme.
Un des tueurs jappa un ordre. Celui qui tenait Malko le lâcha et les trois s’enfuirent vers le haut du Prado. Étourdi, soufflant comme un poisson hors de l’eau, Malko se précipita pour ramasser Lucrezia. Pliée en deux de douleur, elle se tenait le ventre.
— Tu es blessée ?
Elle grimaça.
— Non, j’ai seulement besoin de vomir.
Ce qu’elle fit, sans souci du groupe qui les entourait maintenant.
On brossait Malko, on plaignait Lucrezia… Le policier, après avoir dégainé son pistolet, était parti mollement à la poursuite des trois voyous. Il revint, dépité et vaguement soulagé.
— Votre Grâce désire-t-elle porter plainte ? demanda-t-il à Malko. Ces petits voyous sans vergogne sont la honte de notre pays bien-aimé.
Assommé par ce langage fleuri, Malko déclina l’offre du policier. Il n’avait qu’une idée : rentrer à l’hôtel et se reposer. Sa flambée de désir pour Lucrezia était bien tombée. Il la prit par le bras et ils fendirent le groupe de leurs sauveteurs.
— Rentrons, dit-il.
Ils marchèrent en silence jusqu’à l’avenue Camacho. La Paz était de nouveau calme et déserte. En arrivant devant l’hôtel La Paz, fermé par une grille de fer, Lucrezia s’arrêta.
— Je ne veux pas que tu me raccompagnes, dit-elle. On ne sait jamais.
Déjà, elle avait appuyé sur la sonnette de nuit.
— Ce n’était pas un hasard, dit-elle, ils voulaient te tuer. C’étaient des marquesés, des blousons noirs du quartier de Miraflores. N’importe qui peut les louer pour quelques pesos. Mais, moi, je ne suis pas en danger. À demain.
Elle l’embrassa rapidement et partit. Malko regarda les longues jambes gainées de noir avec une certaine nostalgie.
Il n’avait pas pensé terminer la soirée ainsi. Mais qui avait voulu le tuer ?