Chapitre VIII

Une affiche à demi arrachée mettait encore en garde d’éventuelles âmes simples :

« N’écoutez pas les rumeurs extrémistes. Faites confiance à la Révolution du 16 Juillet. »

Placardé au coin de la rue du 20 Octobre – commémorative, elle aussi, d’une autre révolution –, l’appel avait un certain humour involontaire. Il y a longtemps d’ailleurs qu’on n’effaçait plus les vieux slogans. On pouvait ainsi lire l’histoire politique de la Bolivie sur les murs de La Paz.

Malko examina le petite immeuble, de trois étages, dans une impasse en retrait de la rue du 20 Octobre. Un endroit calme, pas très loin du Prado. Il avait sonné à la porte du premier, sans résultat. C’est là qu’habitait Jim Douglas, le jeune Américain.

Avant de se retrouver dans le cercueil de Klaus Heinkel… Déçu, il allait repartir, lorsqu’un rideau bougea au rez-de-chaussée.

— Il y a quelqu’un, dit Lucrezia.

Ils rentrèrent et sonnèrent. La porte s’ouvrit aussitôt.

Une femme d’une quarantaine d’années les fixait avec des yeux vides, presque sans couleur. Derrière elle, se pressaient deux gosses, pieds nus, très bruns, assez beaux.

La femme avait les cheveux tirés, ce qui faisait ressortir l’asymétrie de son visage, une bouche à la lèvre inférieure épaisse. Sa robe de toile plaquée contre son corps en moulait les formes épaissies. Ignorant Lucrezia, elle s’adressa à Malko.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je cherche Jim Douglas. Ça ne répond pas chez lui.

— Jim est parti. Il y a plusieurs jours. Je ne sais pas où il est.

Elle avait répondu avec indifférence et, sans la fascination des yeux dorés, on l’aurait sentie prête à refermer la porte.

— Il vit seul ? demanda Lucrezia.

La femme hésita puis, de mauvaise grâce, laissa tomber :

— Je ne sais pas… Je ne m’occupe pas de ses affaires.

Son regard accrocha celui de Malko pendant une fraction de seconde avec une intensité extraordinaire. Aussitôt, elle se recula.

— J’ai à faire, excusez-moi.

La porte se referma. Malko et Lucrezia sortirent de l’étroit couloir.

— Elle sait quelque chose.

Lucrezia eut un ricanement sec et poli.

— Elle a surtout envie de te revoir seul. C’est la plus grande nymphomane de La Paz. Son mari l’a quittée à cause de cela. Elle a sûrement couché avec Jim. D’ailleurs, quand ça la prend, elle coucherait avec un lama !

Après tout, les Espagnols de Pizarre avaient bien utilisé les lamas, eux aussi.

— Tu ne sais rien de plus sur ce Jim Douglas ?

Lucrezia se tordit la cheville sur le sol inégal et jura avant de répondre.

— On se connaissait comme ça. Je le voyais souvent à l’apéritif au Copacabana. Il parlait beaucoup et m’avait confié une fois qu’il avait eu un rôle actif dans les grèves du M.I.T.[12]. C’était une sorte d’agitateur professionnel, un gauchiste. Il parlait bien espagnol, vivait ici depuis un an, comme professeur d’anglais.

— Tu ne vois pas comment il a pu être mêlé à l’histoire Klaus Heinkel ?

Lucrezia secoua la tête :

— Non. Il ne s’intéressait pas aux Allemands.

Le mystère restait entier. Malko était mal à l’aise. Plus il se rapprochait de l’Allemand prétendu mort, plus il était en danger. Sans qu’il sache d’où il pouvait surgir…

Ils s’arrêtèrent au coin de l’avenue du 20 Octobre, en face de l’immeuble Emoussa.

— J’ai rendez-vous avec le señor Izquierdo, dit Malko. Tu sais où se trouve le motel Turist ?

— C’est là qu’il t’a donné rendez-vous, ce vieux dégoûtant ! C’est la seule maison close de La Paz. Il doit avoir honte d’amener sa putain chez lui.

Malko leva le bras pour arrêter un taxi. Au lieu de monter avec lui, Lucrezia se pencha vers le chauffeur à travers la vitre baissée :

— Maestro, calle Presbytero Medina.

— Tu ne viens pas ?

Lucrezia eut un sourire ambigu.

— Je ne veux pas avoir mauvaise réputation. Je t’attends chez moi. Si tu as encore un peu de force…

Malko eut brusquement envie d’elle. Le taxi démarra.


* * *

Carmen se déshabillait lentement, sensuellement, avec une rare perversité naturelle. Tournant le dos à Pedro Izquierdo.

Jamais on ne lui aurait donné son âge. Ses seins faisaient éclater son soutien-gorge et ses cuisses avaient la plénitude de celles d’une femme de trente ans.

Le minuscule Bolivien la mangeait des yeux. Quand il était avec elle, il en oubliait Monica. Dans la triste chambre de ce motel, il se sentait plus à l’aise que chez lui. Carmen, par contre, n’avait pas de ses subtilités. Elle se retourna et s’approcha du lit où il était assis.

Lentement, Pedro Izquierdo passa sa main décharnée sur les seins ronds, puis il descendit, épousant chaque courbe.

La fille contemplait cette main comme si elle avait été une araignée venimeuse.

Quand elle atteignit ses cuisses serrées, elle se tortilla et se dégagea.

— Je n’ai pas envie, dit-elle d’un ton boudeur.

Surpris, Izquierdo leva les yeux. Elle était toujours si docile.

— Pourquoi ?

— J’ai envie que tu me paies des belles chaussures. Comme celles qui sont dans le placard de ta femme.

Il eut une très brève poussée de honte, avec une furieuse envie de gifler cette petite garce, puis céda :

— D’accord. Je te promets. Tout à l’heure.

Aussitôt, elle se détendit, avec un regard moqueur sur le minuscule appendice du vieillard. C’était une fille saine et les choses de la chair ne la dégoûtaient pas. Son amant, un jeune chulo, lui faisait l’amour tous les soirs dans sa cabane de Miraflores. Mais avec Izquierdo, ce n’était qu’un moment désagréable à passer.

La respiration du vieil homme se fit plus saccadée. Ses mains s’agitaient furieusement sans que Carmen ne ressente rien. Elle ferma les yeux pour qu’il ne voit pas son expression indifférente. Il l’attira sur le lit, la renversa en arrière et enfouit son visage ridé entre ses seins. Elle cambra le torse pour mieux se laisser faire. Gentiment, sa main alla au-devant du fantôme de virilité de son vieil amant.

Plusieurs coups violents furent frappés à la porte. Pedro Izquierdo se redressa d’un coup. Furieux et inquiet. Il n’avait pourtant pas donné rendez-vous si tôt à l’homme blond.

Carmen attendait, appuyée sur les coudes. On refrappa encore plus fort. Terrorisé, Izquierdo ne bougeait pas. Il mit un doigt sur ses lèvres. Juste au moment où Carmen criait d’une voix aiguë :

— Qu’est-ce que c’est ?

Control politico, répondit une voix d’homme.

Sans hésiter, elle se leva et se dirigea vers la porte. Izquierdo sauta du lit et voulut la rattraper.

— N’ouvre pas ! cria-t-il.

Mais Carmen avait déjà tiré le verrou. La porte fut repoussée brutalement par un malabar en blouson de nylon bleu avec une épaisse tignasse gominée et un visage plat d’Indien. Il bouscula Carmen et fit entrer deux autres chulos. L’un avec des cheveux frisés, très noir de peau, l’autre aussi large que haut, le front bas, avec des lèvres presque négroïdes entrouvertes sur des dents gâtées. Puis il referma la porte et mit le verrou.

Nu comme un ver, le petit Bolivien écarquilla les yeux. Ces types-là n’avaient rien à voir avec le control politico. C’étaient des voyous, des marquesés.

— Qu’est-ce que vous voulez ? balbutia-t-il. Sortez ou j’appelle le gérant.

Les trois autres ne bronchèrent pas. Comme s’ils n’avaient pas entendu. Sans souci de sa nudité, Pedro Izquierdo fonça tout à coup vers la porte. Le malabar étendit brutalement le bras. D’un coup en plein visage, il renvoya le frêle Izquierdo vers le lit. Celui-ci poussa un cri de souris, le nez écrasé. Tranquillement, le malabar s’approcha d’un petit poste de radio et mit la puissance à fond. Ce que faisaient les clients du Motel quand ils étaient accompagnés d’une partenaire trop bruyante.

Tenant son nez à deux mains, Izquierdo recula vers le lit.

Le malabar prit Carmen par le bras. Pour la forme, elle se débattit, se laissant entraîner vers le lit. Pouffant de rire intérieurement.

C’était son amant, Raul.

L’idée de venir troubler leurs ébats et d’emmener ensuite Izquierdo chez lui pour le dévaliser était de lui. Elle y avait souscrit avec enthousiasme. Tous les objets en argent de la villa devaient valoir des milliers de pesos. Elle allait pouvoir s’acheter des robes.

S’il avait été moins ladre, elle n’aurait jamais accepté. Le chulo aux cheveux frisés sortit un couteau de sa poche et vint s’asseoir sur le ventre d’Izquierdo, la lame sur la gorge.

— Ne bougez pas, dit-il en aimara.

Le malabar, d’une poussée, avait jeté Carmen à plat ventre sur le lit. Elle tourna la tête au moment où il tirait sur le zip de son blue-jean.

Elle frémit délicieusement. La séquence n’était pas prévue au programme, mais elle trouvait ça follement excitant.

Quand le tissu grossier du blue-jean frotta contre sa peau nue, elle se mordit les lèvres pour ne pas crier de plaisir. Mais il fallait sauver la face : elle parvint à sangloter tandis que Raul la prenait brutalement et vite. Piqué par de petits coups de poignard, Pedro Izquierdo gémissait, fasciné par le corps de Carmen.

Raul se releva. Le chulo au front bas avait trouvé une bouteille de J & B et buvait au goulot. Il s’approcha du lit et en versa un peu sur les reins nus de Carmen qui poussa un hurlement. Les trois hommes éclatèrent de rire. Le frisé contemplait Carmen avidement. Il appela le trapu, désignant Izquierdo.

— Tiens-le.

Le chulo au front bas acheva de vider la bouteille de whisky et la brisa sur la table de nuit. Prenant le vieillard par les cheveux, il posa le tesson de bouteille sur sa gorge et appuya un peu sur la vieille peau ridée.

Le frisé saisit les poignets de Carmen et l’attira de son côté, la faisant passer par-dessus le corps d’Izquierdo. Puis réunissant ses deux poignets dans sa main gauche, il ouvrit à son tour son blue-jean.

Carmen poussa un cri et chercha le regard de son amant. Elle ne rencontra que deux yeux vides et une face inexpressive. Comme s’il ne l’avait jamais vue…

Ce n’était pas possible ! Il devait vouloir la mettre à l’épreuve. Elle poussa un cri perçant et se débattit. D’un coup sec de genou dans le ventre le petit voyou frisé la plia en deux.

Tandis qu’elle cherchait son souffle, le cœur dans la gorge, il la jeta sur le lit, la tête dans l’édredon sale qui avait vu des milliers de copulations, puis s’affala sur elle, séparant brutalement ses jambes.

D’un coup de reins, il la prit sauvagement. Elle hurla, chercha à lui échapper, brusquement affolée. Son macho était là : il ne pouvait pas accepter de la voir prendre par un autre, même un ami. Ou alors…

Une terreur viscérale la paralysa. Elle comprit qu’elle allait mourir. Agrippé à ses hanches, le frisé ahanait de plaisir. Carmen ne vit pas son amant s’approcher. Elle éprouva juste une chaleur fulgurante dans la poitrine quand la large lame de son poignard s’enfonça entre ses côtes, lui transperçant le cœur. Elle mourut en quelques secondes.

Pedro Izquierdo, les yeux exorbités par la terreur, ouvrit la bouche pour crier. Le chulo au front bas appuya de toutes ses forces le tesson de bouteille. Le verre s’enfonça d’un coup, sectionnant la gorge. De son autre main, le tueur arracha sa montre au mourant.


* * *

Le taxi stoppa devant un attroupement. Le chauffeur se retourna vers Malko :

— La policia…

La rue Presbytero Médina était barrée. À droite, il y avait une colline en surélévation et, à gauche, une façade grise avec une porte de fer ouverte surmontée d’une inscription inattendue :

Motel Turist-Union Obrejo-Patronale.

À la dernière révolution, on avait nationalisé les maisons de passe…

Plusieurs policiers en uniforme stationnaient devant la porte de fer, repoussant une cinquantaine de badauds. Malko descendit, joua des coudes dans la foule et parvint au premier rang. De là il plongeait dans le motel.

Sur un terrain en pente on avait construit une quinzaine de petits bungalows tous semblables séparés par des cloisons de plastique vert. Malko regarda à peine le bâtiment, n’ayant d’yeux que pour les deux civières posées par terre près de l’entrée. Des draps tachés de sang dissimulaient des formes humaines.

Malko se pencha sur un voisin.

— Qu’est-ce qui se passe ?

L’homme haussa les épaules.

— Une sale histoire. Des voyous ont égorgé un vieux type et sa gonzesse. Pour la violer et le voler. Ils ont blessé le gérant aussi…

Il fallait en avoir le cœur net. Écartant un policier en uniforme, il marcha rapidement jusqu’à la première civière. Il eut le temps de soulever le drap avant que les policiers ne le rattrapent.

Les yeux morts de Don Pedro Izquierdo fixaient le ciel sans le voir.


* * *

Une fille légèrement moustachue avait remplacé Lucrezia. Elle considéra Malko avec dédain.

— Vous n’avez pas rendez-vous avec M. Cambell ?

— Non, reconnut Malko, mais je suis certain qu’il va me recevoir…

Elle disparut dans le bureau de l’Américain avec sa carte et réapparut, maussade, laissant la porte ouverte.

— Entrez.

Jack Cambell était encore plus mal habillé que lors de leur première entrevue. Grock dans ses meilleurs jours. Il ne se leva même pas pour accueillir Malko. Ce dernier attira un fauteuil et s’assit. Puis il ôta ses lunettes noires.

Ses yeux dorés avaient viré au vert, ce qui était le signe d’un certain énervement.

— Vous êtes toujours à La Paz ? demanda l’Américain de sa voix grinçante.

Malko resta de marbre.

— J’ai encore à faire ici.

Jack Cambell écrasa le mégot de son horrible cigarillo dans un cendrier.

— Toujours vos hallucinations ? Je vous ai dit que Klaus Muller – que rien ne permet d’identifier comme Klaus Heinkel – était mort et enterré.

— Mort peut-être, fit Malko. Mais pas enterré.

L’Américain leva le sourcil gauche :

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Malko détacha bien ses mots :

— Que dans le cercueil de Klaus Muller, au cimetière allemand, il y a un citoyen américain. Un certain Jim Douglas.

Cette fois, Jack Cambell accusa le coup. Le silence se prolongea quelques secondes. Visiblement, il ne s’attendait pas à cela.

— Comment savez-vous cela ?

— Parce que je l’ai vu, fit tranquillement Malko.

— Vous l’avez vu ?

Là, il avait sursauté. Malko lui raconta succinctement sa visite au cimetière. Jack Cambell jouait avec son briquet sans répondre. Finalement, il secoua la tête :

— Vous êtes complètement dingue !

Malko décida de le remettre à sa place. D’un ton froid, il répliqua :

— Que dirait Jack Anderson[13] s’il savait que le responsable de la C.I.A. à La Paz couvre un criminel nazi recherché par tous les pays civilisés… Cela ferait vendre le Washington Post, non ?

Jack Cambell vira au rouge cardinal, et Malko crut qu’il allait éclater. Le petit Américain tapa du plat de la main sur le bureau.

— Mais, nom de Dieu, hurla-t-il, vous appartenez à la Company vous aussi ! Qu’est-ce que vous venez m’emmerder !

Malko n’aimait pas la grossièreté. Il faillit se lever. Mais la rage de son interlocuteur lui montrait qu’il ne se trompait pas.

— C’est justement sur les ordres de la Company que je suis à La Paz, dit-il. Afin d’aider à l’identification d’un certain Klaus Heinkel.

— Il est mort !

Jack Cambell avait crié si fort que sa voix s’en cassa.

— Il n’est pas mort. Et vous le savez.

À bout de souffle, l’Américain soupira bruyamment.

— Et si cela fait plaisir aux Boliviens qu’il soit mort ? Vous allez refaire le monde ?

— Non, dit Malko. Mais rien ne m’empêchera de retrouver Klaus Heinkel. Sauf si je reçois un télégramme signé de David Wise m’ordonnant de regagner mon château.

Jack Cambell se prit la tête à deux mains.

— Mais enfin, gémit-il, qu’est-ce que cela peut vous foutre ? Vous ne connaissez même pas ce type.

— Vous ne comprendriez pas, dit Malko.

C’était plus fort que lui, il n’aimait pas la race des tortionnaires, des monstres froids.

Le demi-aveu de l’Américain lui suffisait. Cambell n’était pas dupe de la fausse mort de Klaus Heinkel, mais, pour des raisons que Malko ignorait, il se rangeait du côté des Boliviens.

L’Américain fit un effort considérable pour reprendre son sang-froid.

— Qu’attendez-vous de moi, finalement ? demanda-t-il. Que je vous retrouve Klaus Heinkel ?

Malko secoua la tête, puis se leva.

— Non. Cela, je le ferai moi-même. Connaissiez-vous un certain Jim Douglas, un Américain, professeur d’anglais à La Paz ?

— Jamais entendu parler. Demandez donc au consulat.

Un peu soulagé sur son éclat, Malko prit congé. Jack Cambell ne lèverait pas le petit doigt pour l’aider. Au contraire.

Dans l’ascenseur, il se dit qu’il était bien présomptueux. Avec le meurtre de Pedro Izquierdo, la dernière piste menant à Klaus Heinkel disparaissait.

Pour se changer les idées, il marcha jusqu’à l’hôtel, descendant la rue Potosi, étroite et animée.

Avec ses clefs, l’employé du desk lui donna une enveloppe. Malko l’ouvrit. Elle contenait une carte d’invitation à un cocktail donné par le consul de France. On avait ajouté, à la main, et souligné, un seul mot : VENEZ.


* * *

C’était plus une garden-party qu’un cocktail. Les buffets s’amoncelaient dans le jardin d’une villa située au bout d’un chemin de terre donnant dans l’avenida Hemando Siles, dans le quartier d’Obrajes, en bas de La Paz, avant d’arriver à la Calacoto.

Il y avait même du Moët & Chandon ! luxe supérieur à La Paz. Mais à part Lucrezia, éblouissante dans une robe de soie verte, il ne connaissait personne.

Qui avait bien pu lui envoyer cette invitation ?

Au moment où il allait arracher Lucrezia à un groupe d’admirateurs, un homme jeune, avec des lunettes et un visage intelligent s’approcha de lui.

— Vous êtes Son Altesse le Prince Malko ? demanda-t-il en français.

Le cœur de Malko battit un peu plus vite.

— Oui. Pourquoi ?

— C’est moi qui vous ai invité. Je m’appelle Moshe Porat et je suis consul d’Israël à La Paz.

Cela commençait à s’éclaircir.

— Pourquoi vouliez-vous me rencontrer ?

Moshe Porat ne répondit pas directement.

— Il paraît que vous causez beaucoup de soucis à M. Jack Cambell.

Malko haussa les sourcils.

— J’avais une mission officielle ici. Remettre aux autorités boliviennes les empreintes digitales de Klaus Heinkel. Or, pour une raison que j’ignore, Jack Cambell fait semblant de croire que Heinkel est mort et, donc, que je n’ai plus rien à faire ici.

— Pourquoi dites-vous « fait semblant » ?

— Parce que je sais maintenant qu’il est vivant.

Moshe Porat resta silencieux quelques secondes, semblant peser la réponse de Malko. Puis il dit :

— Personne ne veut vraiment que ce monsieur ait des ennuis. Les Boliviens parce qu’ils se moquent de son passé, ses amis Allemands parce qu’ils ont peur de lui et les Américains parce qu’ils n’aiment pas les bavardages…

Malko avait une question sur le bout de la langue :

— Mais vous êtes pourtant concerné ? dit-il, j’ai lu l’acte d’accusation de Klaus…

— Je sais, coupa le consul. Mais nous avons un important marché d’armes avec la Bolivie. Mon gouvernement estime qu’il est plus important de le poursuivre que de réclamer Klaus Heinkel…

Toujours la raison d’État. L’Israélien sentit la déception de Malko car il ajouta aussitôt :

— Si vous avez la preuve que Klaus Heinkel est vivant, je pourrais peut-être orienter vos recherches… À titre officieux. Dans le bas de l’avenue Camacho il y a un couvent qui a souvent abrité des nazis. Son intendant s’appelle le Père Muskie. Un Américain. Il connaissait bien Klaus Heinkel…

Ainsi, lui non plus ne croyait guère à la mort de l’Allemand… Mais, pour l’instant, il n’y avait plus qu’un fantôme de piste : la voisine de Jim Douglas. Étranger en Bolivie, Malko n’avait aucun moyen légal d’enquêter sur la mort du jeune Américain. Déclencher un scandale ne servirait à rien.

— Comment puis-je vous revoir ? demanda-t-il à l’Israélien.

Moshe Porat lui tendit une carte.

— C’est mon numéro personnel. Je préfère que vous ne veniez pas au consulat.

Malko prit la carte, s’offrit une seconde coupe de Moët & Chandon et alla chuchoter à l’oreille de Lucrezia :

— Je vais faire une course. Je te retrouve chez toi.


* * *

La porte s’entrouvrit sur le visage las de la nymphomane. Reconnaissant Malko, elle ouvrit largement le battant.

— Vous cherchez toujours Jim Douglas ? Entrez. L’intérieur était pauvrement meublé, avec des revues épinglées au mur, et un vieux divan recouvert d’une couverture indienne. La femme s’excusa et disparut. Quand elle réapparut, elle s’était recoiffée et avait troqué sa robe de toile contre une, plus fraîche, de soie imprimée. Elle s’assit en face de Malko, les jambes croisées et lui offrit une cigarette.

— Vous êtes nouveau à La Paz ?

Malko n’avait ni le temps ni l’envie d’apaiser son retard d’affection. Le regard insistant posé sur lui le gênait. Silencieusement, elle s’offrait. Lucrezia avait raison. Mais il fallait absolument savoir si elle pouvait lui être utile.

— Je cherche à savoir où se trouve Jim Douglas, dit-il. Vous ne pouvez pas m’aider ?

Son expression avide fit place à l’indifférence.

— Je ne sais pas. Je vous l’ai dit ce matin.

Malko se leva…

— Bien. Je regrette de vous avoir dérangée.

Une lueur de panique passa dans les yeux de la femme.

— Attendez !

— Vous savez quelque chose ?

Il était resté debout, exprès.

— Il est peut-être en prison, dit-elle.

— En prison ! Pourquoi ?

Elle hésita, puis voyant que Malko ne se rasseyait pas, continua :

— Des policiers du control politico ont embarqué la petite putain qui vivait avec lui. Elle hurlait tellement que je suis sortie.

— Quand était-ce ?

Elle fronça les sourcils.

— Il y a quatre ou cinq jours.

— C’est une Bolivienne ?

— Non, une étrangère, une blonde qui s’appelle Martine. Mais ne vous tracassez donc pas. Ils vont s’amuser avec et la relâcher.

Ses yeux brillaient. Elle décroisa nerveusement les jambes. Peut-être pour que Malko s’aperçoive qu’elle ne portait rien sous sa robe.

— Et lui, insista-t-il, Jim Douglas ?

— Il était déjà parti quand c’est arrivé.

Malko était déçu et excité à la fois. Si cette mystérieuse inconnue avait vraiment été arrêtée par la police, son nouvel ami Israélien risquait de pouvoir l’aider.

Elle se leva et mit un disque de quena sur l’électrophone. Malko se rapprocha de la porte :

— Merci des renseignements. Je repasserai pour savoir s’il y a du nouveau.

Elle prit l’air tellement déçu qu’il en eut mal pour elle. À la porte, elle lui tendit la main et la serra très fort.

— Revenez, murmura-t-elle.


* * *

Lucrezia posa la main sur celle de Malko.

— Fais attention, supplia-t-elle. Ils ont tué le journaliste, ils ont tué Jim Douglas, ils ont tué Pedro Izquierdo.

— Pas Izquierdo, protesta Malko, ce sont des voyous.

Le meurtre d’Izquierdo et de sa maîtresse avait fait la Une de Presencia. Après avoir ligoté le gérant du motel, trois voyous avaient violé la fille et sauvagement tué le vieillard qui leur résistait.

La Bolivienne secoua la tête.

— Ce sont des marquesés, des blousons noirs, mais ils ont agi sur l’ordre de quelqu’un. Certainement du major Gomez. Il fait exécuter ses sales besognes par des types comme eux. Souviens-toi de ceux qui nous ont attaqués…

Lucrezia avait peut-être raison mais, une fois de plus, il n’y avait aucune preuve. Où retrouver les assassins de Pedro Izquierdo ?

Et la mystérieuse fille blonde enlevée par la police…

— Il faut retrouver la fille qui vivait avec Jim Douglas, dit-il.

Lucrezia cracha comme une chatte dérangée.

— Cette folle aurait raconté n’importe quoi ! Je ne sais pas pourquoi on l’aurait enlevée.

— Demande à Josepha.

La Bolivienne s’étira. Assise sur le lit de Malko, les jambes repliées, elle illuminait de sa présence la triste chambre de l’hôtel La Paz.

— Me fait chier, Josepha, dit-elle avec une grande simplicité dans son français étrange. J’irai plus tard.

Malko comprit que ce n’était pas la peine de discuter.

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