Chapitre XVIII

Malko se réveilla avec une sensation étrange : il ne souffrait pas, il était même plongé dans une certaine euphorie, la tête terriblement légère, mais son cœur semblait battre à deux cents pulsations minute, à un rythme inhumain.

Il était allongé sur un lit, dans une petite pièce ressemblant à une cellule de prison. Mais il n’y avait pas de barreaux à la fenêtre. On apercevait le ciel bleu et un morceau de montagne. Il essaya de bouger et réalisa qu’il était étroitement ligoté sur le lit à l’aide de sangles de toile et d’une sorte de camisole de force.

En louchant, il vit l’appareil étrange posé sur son visage : une sorte de cagoule qui lui prenait le nez et la bouche. Il secoua la tête pour tenter de s’en débarrasser, mais en vain. C’était un sac de cuir, que des lacets appliquaient étroitement à sa peau.

Il respira profondément et aussitôt un goût âcre et glacial lui picota les narines. Il respira encore et le même picotement le reprit. Il se sentait de mieux en mieux et avait l’impression d’entendre battre son cœur. Il se demanda où il se trouvait, mais sans éprouver d’angoisse. Seul le picotement l’intriguait.

Lucrezia, Raul, Klaus Heinkel, tout cela semblait très loin, dans un autre monde. Mais il n’arrivait pas à s’y intéresser. Il se sentait merveilleusement bien dans sa peau.

Il sombra dans une semi-torpeur et referma les yeux. Chaque fois qu’il respirait profondément, il éprouvait le même picotement dans les narines. Il réalisa soudain ce que c’était : de la cocaïne.

Son détachement était celui de la mort. On était en train de l’assassiner lentement.

Beaucoup plus tard, la porte qui s’ouvrait l’arracha à sa torpeur. Un inconnu en uniforme se pencha sur lui, soulevant ses paupières, pour examiner ses pupilles. Puis il prit son pouls. Malko essaya de parler mais, à cause du masque de cuir, n’émit qu’un grognement incompréhensible. L’homme le fixa comme il aurait examiné un insecte, sortit un petit sachet de poudre blanche d’une des poches de son uniforme et la versa dans le sac de cuir emprisonnant ses narines, par une petite ouverture. Malko se dit qu’il ressemblait à un cheval à qui l’on donne un picotin…

L’inconnu ressortit sans un mot. Malko entendit une clef tourner dans la serrure.


* * *

Pour la vingtième fois, Lucrezia décrocha son téléphone et appela le général Aruana, le meilleur ami de son père. Elle n’avait pas dormi de la nuit et il était maintenant onze heures du matin.

Malko avait disparu comme si des Martiens l’avaient enlevé. On avait retrouvé sa voiture – celle Lucrezia – garée sur le Prado, avec les clefs dessus. Aucune trace de lutte. Toute la nuit, elle avait attendu près du téléphone. C’était incompréhensible.

Jack Cambell était injoignable, de même que le major Gomez. Quant aux amis de Lucrezia, ils ne savaient rien. Le control politico possédait une dizaine de lieux de détention secrets.

En l’absence de Malko, Lucrezia hésitait à se servir de la confession de Raul pour faire pression sur le major Gomez. Mais son angoisse grandissait de minute en minute.


* * *

— Tout se passe bien, fit la voix étouffée du « Docteur » Gordon.

— Ça veut dire quoi ?

Quand il était énervé, Jack Cambell avait une voix encore plus rocailleuse. Et il était très énervé pour plusieurs raisons.

— Il a commencé à respirer la cocaïne. Ce soir, ce sera fini. Peut-être avant, si son organisme est affaibli. Et personne ne pourra rien dire. Il ne sera pas le premier gringo à avoir abusé de la pichicata.

Jack Cambell ne répondit pas. Il n’aimait pas Malko, mais une obscure solidarité de race le liait quand même au Prince de la C.I.A.

— Où est-il ?

Le « Docteur » Gordon eut un rire satisfait.

— À l’École de police, vous savez le grand bâtiment vert à droite en descendant vers Florida. Ils ont des chambres pour les types qu’ils mettent aux arrêts. Quand ce sera fini, on le transportera sur la falaise de Laicacota.

— Et vous me téléphonerez pour que je vienne reconnaître le corps…

— Tout juste.

Cambell raccrocha sans rien dire. Heureusement que les Boliviens étaient trop primitifs pour écouter les communications.


* * *

Malko essaya de fermer les yeux, sans y parvenir.

À chaque seconde, il s’attendait à ce que son cœur éclate. Celui-ci, excité par la cocaïne, battait entre ses côtes sur un tempo frénétique. Il se sentait horriblement lucide, et, à part le choc de ses pulsations, il ne souffrait pas.

L’idée qu’il était en train de mourir n’arrivait pas à s’imposer à lui. On ne pouvait pas être aussi bien quand on mourait.


* * *

Jack Cambell déplia l’épreuve encore humide de Presencia qu’un gamin venait d’apporter de l’imprimerie et l’étala sur son bureau. Il resta une seconde silencieux, ivre de joie. Puis il appela la nouvelle secrétaire :

— Luz, appelez-moi l’ambassadeur immédiatement. À sa résidence ou à l’ambassade.

Pendant que Luz composait le numéro, l’Américain resta à contempler l’énorme titre du journal. Le résultat de six mois d’efforts de sa part, d’un tas énorme de dollars, d’armes, de menaces et de compromissions. Du beau travail. Il était fier et satisfait de lui-même.

— Son Excellence l’Ambassadeur, annonça la secrétaire.

Jack Cambell prit le récepteur.

— Mister Ambassador, annonça-t-il, ça y est, c’est officiel. Je le savais depuis hier soir, mais je ne voulais pas vous en parler avant. Ces sagouins peuvent toujours faire volte-face.

— Bravo, claironna la voix du diplomate.

— Laissez-moi vous lire la manchette, fit Jack Cambell avec gourmandise. Écoutez : Le gouvernement bolivien a décidé d’expulser sans délai cent dix-neuf fonctionnaires de l’ambassade soviétique accusés de collusion avec les ennemis de la République. Le Président a déclaré que cette mesure était le résultat d’une longue enquête de ses services de sécurité.

De ses services de sécurité, répéta Jack Cambell.

Il pleurait de rire.

Les diplomates ont huit jours pour quitter la Bolivie, continua l’Américain.

L’ambassadeur le coupa.

— Je croyais qu’il n’y avait que cinquante-neuf personnes à l’ambassade d’U.R.S.S. ?

— Exact, fit Cambell, laissez-moi vérifier la liste. Ils ont dû mettre tout ce qui possédait un passeport russe.

Il tourna la page du journal et commença à lire les noms des Russes expulsés. Soudain, il éclata d’un rire énorme.

— Mister Ambassador, ils ont viré même les bébés et les chiens. Écoutez, Feodorovna Stalina. Elle a deux ans, c’est la fille d’un vague conseiller commercial. Et Joseph Illoisshin, c’est le chien du consul…

Ça, c’étaient des alliés.

Nageant dans la joie, Jack Cambell prit congé de l’ambassadeur et raccrocha. L’expulsion des Soviétiques, étant donné la proximité du Chili, était une victoire de première grandeur pour la C.I.A. Difficile à claironner, mais qui ferait bien dans son dossier.

Brusquement, l’Américain pensa à Malko. Il prit son téléphone et composa le numéro du control politico. Quand il eut le standard, il demanda un poste.

— Allô, ici poste 435.

C’était le centre anti-guérilla qui ne s’annonçait jamais autrement, et la voix du « Docteur » Gordon.

— Ici, Jack Cambell.

— Vous venez aux nouvelles… Ce n’est pas encore fini, je crois. Encore quelques heures de patience.

Il en bavait de joie, l’ignoble. La voix rocailleuse de Jack Cambell le fit sursauter.

— Vous allez interrompre immédiatement le traitement, le libérer et le faire discrètement transporter à la clinique de l’ambassade.

Gordon en resta muet.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais, fit Cambell péremptoire. C’est un ordre que je vous donne. Est-ce qu’il faut rappeler pour qui vous travaillez ? Et pas d’entourloupettes. Ne revenez pas tout à l’heure en me disant qu’il était déjà mort. Parce que vous vous retrouveriez balayeur à Panama.

Il y eut un long silence à l’autre bout du fil. Le « Docteur » Gordon essaya de dire :

— Mais que va dire Gomez ? Je ne peux pas pénétrer dans l’École de police sans son consentement.

— Vous mentez, fit placidement Jack Cambell. N’oubliez pas à qui vous parlez. Vous allez y filer et interrompre le traitement. Je me charge du reste. Et de Gomez.

— Il vient d’arriver justement, fit le Cubain, soulagé.

— Passez-le moi.

— Allô, Jack, fit Gomez, onctueux et vaguement servile. Tout va comme vous le voulez ?

— Pas tout à fait.

L’Américain redit ce qu’il venait d’expliquer. Le Bolivien ne répondit pas. Cambell sentait sa haine et sa réticence. Finalement, il conclut :

— Mon cher major, si cet homme n’est pas libéré immédiatement, je viens le chercher avec l’ambassadeur. Et je proteste officiellement auprès du gouvernement bolivien pour avoir séquestré un étranger dans un local officiel.

Le major Gomez ne répondit pas. C’était bien joué. Impossible de revenir sur l’histoire des Russes maintenant que c’était annoncé dans les journaux. Et le meurtre de l’homme blond n’était qu’un règlement de compte officieux. Il ne pouvait pas faire jouer la raison d’État. Son général ne le couvrirait pas contre les Américains. Ils étaient trop puissants.

Ivre de rage, il raccrocha.

— Imbécile, fit-il au « Docteur », tu ne pouvais pas le tuer plus vite ?

Pour se soulager, il gifla l’homme de la C.I.A. de toute sa force et partit en claquant la porte.

Le « Béret Vert » en resta abasourdi, se disant qu’il n’y avait vraiment pas de justice en ce bas monde.


* * *

Lucrezia fixa Jack Cambell, de l’autre côté du lit de Malko. L’Américain soutint son regard. La jeune Bolivienne était partagée entre divers sentiments. Certes, Cambell avait sauvé Malko, mais quel était son rôle avant ? De toute façon, le principal était qu’il soit vivant.

Dans le bas de la ville, Raul, le tueur, tournait en rond comme un fauve en cage, mort de peur. Samuel et David se relayaient pour le surveiller.

Le médecin entra dans la chambre.

— Dans combien de temps sera-t-il remis ? demanda Lucrezia.

Le Bolivien hocha la tête.

— Impossible à dire. Trois jours ou trois semaines. Cela dépend de la dose qu’il a déjà aspirée…

Malko avait les yeux fermés et ne reconnaissait personne. Lucrezia pensa à toutes les fois où elle avait pris un peu de pichicata pour se remonter le moral. Ce mort-vivant, là, devant elle, la terrorisait. Elle n’aurait jamais cru que la poudre blanche dont elle avait toujours un peu chez elle puisse faire tant de ravages en si peu de temps.

— Il ne s’en ressentira pas ?

— J’espère que non, fit le médecin. Maintenant, il faut sortir. Il est encore très faible.

Lucrezia et Cambell sortirent de la chambre. Dans le couloir, l’Américain demanda :

— Vous avez éclairci le mystère Klaus Heinkel ?

Lucrezia lui coula un regard en coin. Que savait-il ?

— Nous savons qu’il est vivant et où il se trouve, dit la Bolivienne. Il nous manque deux ou trois choses pour le forcer au grand jour.

L’Américain hocha la tête :

— Ce n’est pas un type bien intéressant. Prévenez-moi quand le Prince Malko ira mieux.

La Bolivienne en resta bouche bée. Que s’était-il passé pour que la C.I.A. change d’attitude à ce point ? Cambell ne protégeait plus Klaus Heinkel. Il ne restait donc plus comme dernier obstacle que le major Gomez.

Contre qui Malko possédait maintenant la confession de Raul.

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