Chapitre XX

Les deux policiers du control politico contemplèrent d’un air goguenard le petit homme chauve, blême et visiblement terrorisé qui leur ouvrait la grille. C’était toujours amusant de voir un gringo en position de faiblesse.

Le chef, avec un gilet de laine, une petite moustache et les cheveux ondulés, demanda :

— Señor Klaus Muller ?

— C’est moi.

Le Bolivien eut un sourire cauteleux et ironique, désignant la Ford noire et blanche.

— Puis-je prier Votre Grâce de nous accompagner ?

Le second policier, maigre et hargneux, achevait d’arracher un morceau de testicule de taureau coincé dans une de ses dents gâtées. Ce petit homme blafard ne l’intimidait pas du tout.

— Où m’emmenez-vous ? demanda l’Allemand d’une voix tendue.

— Que Votre Grâce ne se tracasse pas, c’est une formalité, une simple formalité. Mais les ordres du major Hugo Gomez sont formels. Il faut que vous vous joigniez à nous.

Ces civilités minutieuses et creuses ne disaient rien qui vaille à Klaus Heinkel. Il hésita.

Le policier ouvrit la porte de la voiture. Une fois qu’il serait monté, c’était fini.

— Je passerai cet après-midi, dit Klaus Heinkel. J’ai à faire maintenant.

Il avait tiré de sa poche deux billets de cent pesos. C’était le test. Le regard du policier en chandail brilla. Il allongea la main, prit les billets et leva les yeux au ciel :

— Dieu m’est témoin que je suis l’ami de Votre Grâce, à la vie, à la mort… Mais le devoir est le devoir, Votre Grâce doit venir avec nous sur-le-champ.

Klaus Heinkel sourit mécaniquement. Il fit un nouveau geste vers sa poche, tendant toute sa volonté pour que le mouvement de son bras évoque l’idée d’un nouveau pourboire.

Le policier en chandail se rapprocha, alléché. Il souriait encore à Klaus Heinkel quand la main de ce dernier jaillit hors de sa poche. Il y eut un éclair blanc et la gorge du Bolivien se transforma en une fontaine de sang. Hébété et stupide, l’homme y porta les deux mains, sans pouvoir dire un mot, les cordes vocales sectionnées. Le sang giclait à flot des carotides.

L’autre avait abandonné son cure-dents et luttait fiévreusement pour sortir son pistolet de son étui. Klaus Heinkel fut sur lui en une fraction de seconde. Un coup de genou très sec dans le bas-ventre plia le policier en deux. De la main gauche, Heinkel crocha dans les cheveux gras de brillantine et lui releva la tête. De nouveau, le bistouri luit au soleil quand il le promena sous le menton de l’autre. Cela fit un bruit gluant, comme une ventouse qui se décolle.

Bien qu’il se soit reculé immédiatement, le sang jaillit sur le costume de Klaus Heinkel. Le premier policier était recroquevillé sur le trottoir, déjà presque vidé de son sang. Mais la rue Man Cesped était toujours aussi calme : on n’entendait que le gargouillement des deux hommes en train de mourir. Klaus Heinkel se sentait étrangement détaché. Dès que le policier avait insisté pour l’emmener après avoir pris ses pesos, il avait su que c’était sérieux. Quels imbéciles ! C’étaient de mauvais policiers sinon ils auraient vu la lueur dans ses yeux. Il était redevenu ce qu’il était jadis : une bête sournoise, cruelle et sans aucune sensibilité. Animée seulement d’un instinct forcené de conservation.

Le second policier, dans un sursaut d’agonie, tenta de sortir son pistolet. D’un coup de pied sec, Klaus Heinkel le fit sauter hors de ses doigts, le ramassa et le mit dans sa ceinture. Détaché et froid.

Tranquillement, il se glissa derrière le volant de la Ford dont les policiers n’avaient même pas arrêté le moteur. Il démarra sans un regard pour les deux corps étendus dans des mares de sang. L’énorme villa ocre disparut du rétroviseur. Klaus sentait qu’il ne la reverrait jamais, mais cela lui était complètement égal. Depuis le coup de fil de son ami Sepp, tout son avenir se réduisait à l’heure suivante. L’Amérique du Sud, c’est grand, mais cela devient tout petit quand on est traqué. Maintenant, il agissait comme un robot programmé par un ordinateur.

Calmement, il retrouva l’avenue José Ballivian, traversa Calacoto et prit la direction du centre. Les lacets encombrés après Obrajes lui semblèrent interminables. En traversant l’avenue du 16 Juillet, il fut pris dans un embouteillage et eut le temps de contempler ses anciens bureaux. Ensuite, dans la cohue de l’interminable montée vers El Alto, il fit sonner la sirène de la voiture de police. Les passants n’avaient pas le temps de remarquer ce gringo au volant d’une voiture officielle et il n’avait pas la radio. Le bistouri posé sur le siège à côté de lui, était invisible de l’extérieur.

Au barrage militaire du kilomètre 7 sur l’avenue Mercedes, il ralentit à peine : les deux soldats de garde, voyant une voiture de police lancée à toute vitesse s’écartèrent, indifférents. Le chef de poste était occupé à fouiller un camion plein de chulos.

Détendu, Klaus Heinkel appuya sur l’accélérateur. Cela prouvait que l’alerte n’avait pas encore été donnée. Devant lui se déroulait la piste, sans obstacle jusqu’au lac Titicaca. Ensuite, c’était le Pérou. L’Allemand n’était ni gai, ni triste, ni effrayé.

Seulement implacablement résolu.


* * *

— Je veux qu’on me retrouve ce salaud dans l’heure qui vient, hurlait Hugo Gomez. Il a dû filer vers Cochabamba et Santa Cruz. Surtout ne le tuez pas.

Il raccrocha, luisant de transpiration mauvaise. Des voisins terrorisés avaient découvert les cadavres des policiers égorgés. Hugo Gomez n’en revenait pas. Toutes les horreurs qu’on lui avait racontées sur le passé de Klaus Heinkel, il n’y avait cru qu’à moitié. Et voilà que ce type se comportait comme un vrai tueur. Au fond, cela allait lui faciliter la tâche.

Quant aux deux imbéciles qui s’étaient fait tuer, c’était bien fait pour eux.


* * *

La Ford noire et blanche entra doucement dans l’allée bordée d’arbres et stoppa près de ce qui avait été l’enclos de la vigogne. Klaus Heinkel arrêta le moteur. Il ne voyait pas la Mercedes 280 et cela l’ennuyait. Un chulo, voyant la voiture de police accourut. Il s’arrêta pile en reconnaissant Klaus Heinkel.

— Où est Don Federico ? demanda celui-ci.

— Il est sorti, señor, fit le chulo, mais…

— Et Dona Monica ?

— En haut.

Muy bien.

Il sourit au domestique et se dirigea vers la maison. Cela lui faisait un drôle d’effet de se retrouver là, après en avoir été ignominieusement chassé. Il ouvrit la porte et monta l’escalier sans se presser. Quand même, son cœur battait plus vite. Il aurait dû partir directement vers le Pérou, ne pas perdre une seconde. Mais Monica habitait toujours sa tête.

Monica se retourna, vêtue seulement de son slip et de son soutien-gorge. Maquillée et coiffée avec soin, elle apparut à Klaus Heinkel comme une vision d’un autre monde. En voyant Klaus Heinkel, elle resta figée de surprise. Une brève lueur de panique brouilla son regard.

— Klaus !

L’Allemand l’admirait de la porte. Il avait oublié qu’elle était si belle. Son regard alla des seins fermes et ronds au slip transparent s’arrêtant en haut des longues jambes pleines. Il en eut un spasme au creux du ventre.

La jeune femme essaya de calmer les battements de son cœur. Klaus avait d’étranges cernes noirs sous les yeux et son regard n’avait aucune expression. Elle vit les taches de sang sur la veste.

— Je suis venu te chercher, dit l’Allemand sans élever la voix. Habille-toi, prends tes affaires et viens. Si tu as de l’argent liquide emporte-le aussi, nous en aurons besoin.

Il avait parlé calmement comme s’il avait quitté Monica quelques minutes plus tôt. Celle-ci passa la langue sur ses lèvres, appuyée à la coiffeuse. Stupéfaite et inquiète.

— Où veux-tu aller ?

— Je ne sais pas encore.

Cela lui rappelait les jours sombres de 1945 où il avait brûlé son uniforme SS avec de l’essence soutirée au réservoir de sa « Traction », quand il s’enfuyait à travers l’Europe sous de fausses identités, traqué par les maquis, les civils et les armées alliées.

— Je… Je ne peux pas, dit Monica.

— Pourquoi ?

Sa surprise était sincère. Il n’avait pas pensé qu’elle refuse. Il y pensait trop.

— Parce que.

— Tu vas venir, répéta-t-il. Ce n’est pas la première fois que tu viens avec moi.

Il s’avança à la toucher. Elle essaya de dominer sa crainte pour qu’il ne se mette pas en colère. Tendrement, il la prit par la taille. Son parfum le grisa. Il l’appuya contre la coiffeuse et la plaqua contre lui.

— Viens, murmura-t-il.

— Klaus.

Son intonation était désespérée. Machinalement, elle lui caressa la nuque. Il prit cela pour une invite et sa main écarta l’élastique de son slip de dentelle. Il avait frénétiquement envie de toucher sa peau. Elle baissa les yeux et l’expression de son visage lui fit tellement peur qu’elle le laissa faire. Il fallait gagner du temps jusqu’au retour de Don Federico parti à Huarina faire le plein de la Mercedes. Sans un mot, il fit glisser le slip sur les jambes nues et prit possession d’elle d’une caresse audacieuse. En un éclair, elle se dit qu’il agissait exactement comme Don Federico la première fois qu’il l’avait prise. Et qu’elle se sentait toujours aussi désarmée devant le désir d’un homme. Cela lui coupait toutes ses défenses.

Elle avait mal aux reins, coincée contre le meuble. La glace lui renvoya l’image de cet homme habillé la prenant debout et cela l’excita tellement qu’elle éprouva presque instantanément un plaisir profond et délicieux. Ce qui déclencha immédiatement celui de son partenaire.

Sans un mot, il se rajusta, avec l’impression qu’une boule venait de se dissoudre en lui. Il avait oublié les deux policiers, la meute sûrement lâchée, Monica l’aimait toujours. Il ne l’avait jamais prise de cette façon primitive, sans la caresser, sans même la déshabiller. Il regretta fugitivement de ne pas avoir pensé à lui ôter son soutien-gorge pour enfouir son visage entre les rondeurs tièdes.

— Viens maintenant, dit-il.

Monica ramassa son slip et le remit avec des gestes d’automate, sans regarder Klaus.

— Je ne peux pas.

Elle avait parlé dans un souffle, mais l’Allemand comprit sa détermination à une tension indéfinissable de sa voix.

Sans un mot, il la prit par le bras et la tira vers la porte. Tant pis, il l’emmènerait comme cela.

Monica hurla d’un coup :

— Federico !

Le mot exécré mit longtemps à parvenir au cerveau de Klaus Heinkel. Comme s’il n’y croyait pas, il dévisagea la jeune femme. Son visage n’exprimait plus que de la peur et du dégoût. Sa gifle partit sans qu’il s’en rende compte. Méchante, assénée pour faire mal. Monica cria de nouveau, une plainte inarticulée.

Cette fois, Klaus parvint à la tirer hors de la chambre. Il s’arrêta sur le palier. Cinq chulos bloquaient l’escalier, petits, trapus et résolus, le fixant de leurs petits yeux noirs impassibles. Klaus tira le pistolet pris aux policiers et le braqua sur eux.

— Foutez le camp.

Lentement, les chulos reculèrent, marche par marche. Les yeux de l’Allemand leur faisaient peur.

— Tu es fou, murmura Monica.

Ils descendirent lentement les marches, lui la tirant, le pistolet braqué sur les domestiques. Au rez-de-chaussée, l’Allemand ouvrit la porte et la referma aussitôt : deux chulos veillaient près de la voiture de police, machette au poing.

— Dis leur de s’en aller, ordonna-t-il à Monica. Nous devons partir.

Elle eut un sanglot et s’accrocha à sa veste.

— Klaus, je t’en supplie, pars seul, ils te laisseront. Je ne t’aime plus. Je veux rester ici.

Elle voulait tellement qu’il s’en aille, qu’on ne lui fasse pas de mal. Sa trace était encore en elle. Il y a tant de choses qu’elle aurait aimé lui expliquer. Mais il ne voulait pas entendre.

— Tu ne veux vraiment pas venir ?

— Non.

Un trismus lui tordit la mâchoire. Pivotant, il ouvrit la porte de la chambre de Frédéric Sturm et y poussa Monica. Puis il y entra à son tour et ferma à clef. Pendant quelques secondes, Monica se dit qu’il la voulait de nouveau et que cela donnerait le temps à Don Federico d’arriver. Puis elle vit le bistouri dans la main droite de Klaus et poussa un hurlement de démente.

De l’autre côté de la porte, il y eut des appels et des coups. Klaus, sans se retourner, envoya la main en arrière et tira deux fois à travers le battant. Puis il s’avança vers Monica. Il ne pensait plus à rien. Sa vie s’arrêtait dans cette chambre. Il leva le bras et la lame merveilleusement effilée du bistouri entailla légèrement la chair délicate.


* * *

Don Federico donna un violent coup de frein, n’en croyant pas ses yeux : il lui avait semblé reconnaître le visage chafouin de Klaus Heinkel dans l’homme qui conduisait la voiture de police qui sortait de son domaine. C’était déjà trop tard, le véhicule s’était éloigné et avait tourné sur la piste, en direction de La Paz. L’Allemand se dit que son ancien camarade l’obsédait vraiment trop. Il en avait des hallucinations…

Il s’était attardé à Huarina, retenu par le policier qui lui avait rendu service en éliminant le vieux Friedrich.

En voyant les deux corps étendus devant l’estancia, il eut le pressentiment d’une catastrophe. Comme un fou, il jaillit de la voiture et se précipita vers les chulos rassemblés au milieu de la cour.

Il s’arrêta devant le plus vieux des chulos et l’apostropha.

— Qu’est-ce qui se passe, qui est venu ?

L’Indien était grisâtre. Don Federico dut se pencher pour entendre sa réponse.

Su amigo, señor Federico.

Il ne voyait même pas les deux agonisants au costume blanc taché de sang.

— Monica, où est-elle ?

De la tête, le chulo désigna la chambre.

À qui.

L’Allemand ne fit qu’un bond jusqu’à l’estancia, ouvrit et resta sur le pas de la porte, tétanisé d’horreur.

On aurait dit que du sang avait été projeté à pleins seaux dans la pièce. L’odeur fade et écœurante prenait à la gorge. Le corps de Monica était couché par terre, à moitié recouvert par le dessus de lit, les pieds vers la porte. Mais Don Federico ne le regarda pas.

Il n’avait d’yeux que pour la tête de sa maîtresse posée sur le lit, qui le regardait de ses yeux morts, avec des traits inexplicablement paisibles, comme si la mort avait effacé l’horreur de son agonie.

Le sang avait coulé, lui faisant un socle pourpre. Devant, se trouvait le bistouri effilé qui avait servi au massacre.

L’Allemand n’arrivait pas à bouger. Derrière lui, les chulos s’entassaient dans l’embrasure de la porte, muets d’horreur eux aussi. L’un d’eux esquissa un signe de croix et tomba à genoux.

Don Federico se força à avancer et à toucher du doigt la joue de Monica. La peau était encore souple et tiède. Elle n’était morte que depuis quelques minutes. L’idée folle lui vint de remettre cette tête encore belle sur le corps. Il sentait sa raison lui échapper. Ce n’était pas possible, Monica n’était pas morte. Il n’arrivait pas à croire qu’un dément venait de la couper en deux, vivante :

Il se retourna vers les Indiens, les yeux fous.

— Vous n’avez rien pu faire ?

Le plus vieux secoua la tête.

— Señor, il avait un revolver.

L’Allemand avait envie de prendre la tête dans ses bras et de la bercer comme il avait fait de la vigogne. Ainsi, Klaus Heinkel s’était vengé d’une façon atroce. Mais Federico ne voyait pas la raison de ce massacre inutile. Qu’est-ce qui avait poussé Klaus à brûler ainsi tous les ponts derrière lui ?…

Comme un somnambule, il prit son parabellum dans sa table de nuit, engagea le chargeur et ressortit de la pièce en fermant doucement la porte, comme s’il avait pu déranger Monica.

— Ne touchez à rien, dit-il aux chulos. Je préviendrai moi-même la police.

L’idée de voir Monica dans un cercueil lui était insupportable. Il monta dans la Mercedes, démarra brutalement, s’engagea sur la piste de La Paz, évitant de justesse un camion. Trois minutes plus tard, il bloquait son compteur. Les chulos cheminant de chaque côté de la piste s’écartaient précipitamment devant le bolide qui les frôlait. Mais Don Federico Sturm ne voyait rien.


* * *

Le père Muskie secoua douloureusement la tête :

— Je ne peux plus rien pour vous, mon malheureux fils. Remettez-vous entre les mains de Dieu.

— Aidez-moi, laissez-moi rester ici, supplia Klaus Heinkel. Ils n’oseront pas venir me chercher ici. Ensuite, je partirai, je vous le jure.

Le religieux retint une grimace de douleur. Les deux jambes immobilisées dans le plâtre, il avait tenu à revenir dans son monastère.

— Vous venez de commettre des crimes horribles, murmura-t-il. Contre des Boliviens dont le pays nous avait offert l’hospitalité et contre une femme qui ne vous avait rien fait.

Klaus Heinkel sursauta. Il avait eu tort de lui dire pour Monica. En quittant l’estancia, il avait eu l’idée d’aller se livrer. Puis, en roulant sur la piste, l’instinct de conservation avait repris le dessus. Klaus Heinkel n’était pas doué pour la mort… La sienne en tout cas.

— Mais vous avez aidé des gens qui avaient fait mille fois pire que moi, dit-il amèrement. Et Don Federico ? Il a fait exécuter des milliers de prisonniers de guerre russes, des femmes, des enfants, il a brûlé des villages…

— C’était la guerre.

Le trismus dans la mâchoire revenait. Klaus serra les dents. Il ne voulait plus mourir. Même sans Monica. Mais toute la police bolivienne était lancée à ses trousses, sans compter Don Federico.

Brusquement, il se mit à pleurer sur lui-même. Le père Muskie tendit la main et lui tapota l’épaule.

Mut, mut, Klaus[25], murmura-t-il en allemand.

L’Allemand renifla.

— Bien, fit-il. Je vais essayer de gagner la frontière du Paraguay avec la voiture. Tant pis si je tue d’autres gens en route, ce sera de votre faute.

Le père Muskie hocha douloureusement la tête :

— Ne vous faites pas d’illusions, Klaus, Dieu rendra à César ce qui appartient à César.

Klaus avait déjà tourné les talons. Après avoir arpenté le couloir à grandes enjambées, il ouvrit violemment la porte du cloître et s’arrêta pile sur le seuil. Un groupe de policiers boliviens entourait la voiture de police volée. L’un d’eux l’aperçut et poussa un glapissement !

L’Allemand n’eut pas le temps de se rejeter en arrière. En quelques secondes, il fut submergé par un groupe gesticulant et hurlant qui le bourrait de coups de crosses, de pied, de matraques. Sa lèvre inférieure s’ouvrit en deux sous un coup de matraque. Un coup de crosse dans les reins le fit hurler. Il avait beau se débattre, il était le moins fort. Il arriva à saisir son revolver, mais un des policiers lui tordit le poignet et l’arme tomba par terre.

Mata lo ! Mata lo ! hurlaient les policiers déchaînés.

Sous un coup plus fort, Klaus Heinkel perdit connaissance.


* * *

Le bureau de Hugo Gomez se déformait comme un mirage. Klaus Heinkel essaya de fixer son regard. Une voix ordonna en espagnol :

— Debout, fils de pute.

Il avait les mains attachées derrière le dos par des menottes, tout son corps était douloureux et il avait perdu une chaussure. Son visage bouffi de coups avec des traînées de sang séché n’était pas ragoûtant.

Il leva les yeux sur le major Hugo Gomez. Décomposé, mais bien ignoble quand même. Près du Bolivien se tenait Don Federico Sturm. Ses yeux bleus étaient encore plus pâles que d’habitude. Il fixait Heinkel avec une expression démente. Quand il vit que l’Allemand avait repris conscience, il dit d’une voix contenue :

— Laissez-moi l’emporter, Hugo.

Le gros Bolivien secoua la tête :

— Impossible, il a tué deux policiers. Il répondra de ces crimes devant la justice bolivienne.

Klaus eut une bouffée de haine :

— Vas-y, fais-moi passer en jugement, dit-il, on va bien s’amuser. J’en ai des choses à raconter.

Hugo Gomez brandit son poing.

— Hors d’ici, moins que rien !

Avec un zèle louable, deux inspecteurs se jetèrent sur Klaus en le bourrant de coups et l’entraînèrent hors de la pièce. Il crachait et hurlait ; aussi, finirent-ils par l’assommer. Dans le bureau, Don Federico semblait frappé de stupeur. Machinalement, il alluma une cigarette.

— Qu’allez-vous en faire ? demanda-t-il.

C’est bien ce que se demandait le Bolivien.

— Je vais voir, fit-il, évasivement.

L’Allemand n’avait plus d’existence légale, ce qui ne simplifiait pas les choses… Don Federico, amèrement, se dit que Klaus Heinkel avait encore une toute petite chance de s’en tirer.


* * *

Lucrezia raccrocha le téléphone et annonça :

— Ça y est, ils l’ont arrêté !

Malko n’en ressentit aucune joie. Il s’était passé trop de choses depuis son arrivée en Bolivie. Trop de gens étaient morts à cause de Klaus Heinkel. Y compris le père de Lucrezia. Sa joie de vivre était factice. Il sentait que ses nerfs étaient à bout, qu’elle pensait jour et nuit à la façon dont elle pourrait se venger de Hugo Gomez. Elle revint s’allonger près de lui et aspira une pincée de pichicata.

— Tu devrais faire comme les chulos de l’Altiplano, dit-elle d’une voix absente. Quand ils ont trop de soucis, ils mâchent du coca…

— Regarde où cela les a menés, répliqua Malko. Ce sont des nains abêtis, incapables de réagir.

Sa tension n’était pas tombée, en dépit de la nouvelle de l’arrestation de Klaus Heinkel. Que l’Allemand soit au pouvoir de Hugo Gomez ne voulait pas dire que tous les problèmes étaient résolus.

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