La tête un peu penchée de côté comme un lézard, tapie au milieu des fœtus de lama et de bocaux pleins de choses innommables, la grosse Josepha ressemblait à une des sorcières de Macbeth. Elle était immuablement à la même place, comme soudée à son tabouret.
Malko était sur des charbons ardents. Depuis deux jours il tournait en rond, sans aucune information. Il avait tenté de joindre le consul d’Israël, mais celui-ci était à Sucre, la capitale administrative de la Bolivie.
L’affaire Heinkel s’enlisait dans les mensonges et le sang. Un à un, tous ceux qui auraient pu aider Malko à retrouver l’Allemand étaient morts. Il ne restait plus que la grosse Josepha. Mais ils étaient venus déjà deux fois pour rien. Elle ignorait où se trouvait Heinkel et qui avait tué Jim Douglas.
Plongé dans la contemplation d’un fœtus de lama particulièrement hideux, Malko écoutait le bavardage en aimara de Lucrezia et de la sorcière. Soudain, il saisit au passage le nom d’Izquierdo.
Les yeux de Lucrezia brillèrent d’intérêt et elle se tourna vers Malko.
— Izquierdo a été assassiné sur l’ordre du major Gomez par une bande de marquesés, annonça-t-elle triomphalement. L’un d’eux s’en est vanté et cherche à vendre la montre d’Izquierdo.
— Où peut-on le trouver ?
Josepha eut un geste évasif et laissa tomber quelques mots de sa grosse bouche.
Lucrezia traduisit :
— Derrière le cimetière, dans le quartier de la Hampa. Mais il ne parlera pas. Il s’appelle Raul.
Bien sûr, c’était intéressant. Mais cela ne menait pas à grand-chose, en pratique. Il n’allait pas plonger dans la pègre bolivienne pour retrouver le chulo assassin. Jamais ce dernier n’accepterait de le mener à Gomez. Il n’était pas fou.
Il avait de moins en moins de chances de remettre la main sur Klaus Heinkel. L’Allemand pouvait déjà avoir filé au Paraguay où personne n’irait le chercher. La plupart des pays d’Amérique latine ne considéraient les horreurs des camps de concentration que comme des péchés véniels depuis longtemps absous.
— Et l’amie de Jim Douglas ?
Josepha comprit la question et répondit immédiatement. Sans enthousiasme.
— Il paraît qu’il y a une étrangère blonde séquestrée dans une ferme du control politico, dans les Yangas près de Coroico. Mais les Indiens disent tant de choses…
Malko ne tenait plus en place. Cela pouvait être la compagne de Jim Douglas. Ou alors, c’était une coïncidence extraordinaire.
— Où est-ce ? demanda-t-il.
— À plusieurs heures de piste de La Paz, expliqua Lucrezia, dans une région presque déserte. Coroico, est un petit village près d’une mine abandonnée.
— Il faut y aller, dit Malko. Ne serait-ce que pour vérifier. C’est la seule piste qui nous reste. Et si c’est vraiment cette fille, on ne peut pas la laisser aux mains de Gomez…
Lucrezia ne manifestait qu’un enthousiasme modéré.
— S’il se met à pleuvoir, dit-elle, nous risquons d’être bloqués là-bas pour plusieurs jours. Et la route est très dangereuse.
Malko remercia. Tout en se demandant si les informations de la vieille magicienne valaient quelque chose.
— Pourquoi nous aide-t-elle ?
— Il y a trente ans, elle était belle et mince. Mon père était très amoureux d’elle. Elle ne l’a jamais oublié.
Malko essaya d’imaginer l’énorme Josepha en amoureuse, sans y parvenir. Le temps était vraiment une chose abominable. En sortant de la boutique, Lucrezia annonça :
— Je vais emprunter la Jeep de mon père.
Malko donna un coup de frein brusque et la Jeep se mit en travers. La piste étroite, serrée entre la montagne et le vide, n’était qu’un cloaque. L’eau ruisselait le long des parois à pic couvertes de jungle tropicale en dépit de l’altitude.
En face, le camion rouge, à la cargaison surmontée d’une pyramide humaine, bloquait toute la piste.
Heureusement, trente mètres derrière la Jeep, la piste s’élargissait sur dix mètres pour qu’on puisse doubler.
Malko recula avec précaution, serrant le précipice. Sept cents mètres de vide et un accotement qui se désagrégeait… on avait l’impression d’être en avion… En première, le camion les croisa tout doucement, frôlant de ses ridelles la toile de la Jeep. Lucrezia ne disait rien, fascinée et terrorisée par le vide. Si les roues du camion patinaient de dix centimètres dans la boue, la Jeep basculait dans le précipice. Elle n’aurait même pas le temps de sauter…
Accrochés partout au camion, les chulos en bonnet de laine contemplaient la scène avec indifférence. Puis, chacun repartit. Malko conduisait avec précaution sur la piste étroite et glissante. Entre quarante et cinquante à l’heure. La piste des Yangas était effroyable et sublime, jalonnée par d’innombrables croix. Tous ceux qui avaient donné un coup de volant au mauvais moment. Elle serpentait au flanc des Andes, à plus de trois mille mètres, en interminables lacets dominant des à-pics prodigieux, au fond desquels coulaient des rivières rendues minuscules par la distance.
Des vautours tournaient en rond, inlassables et patients. En dépit de l’altitude, la montagne était couverte d’une jungle dense totalement déserte. Pas un embranchement, pas une surface plate. La piste se déroulait comme un fil entre ciel et terre, ouverte jadis pour desservir les mines d’étain maintenant fermées. Une voie étroite de chemin de fer sinuait parallèlement, coupée de tunnels, abandonnée. Seuls, quelques lamas broutaient entre les rails. À part eux, les seuls êtres vivants étaient des chiens aux yeux jaunes, agressifs et sauvages, qui tentaient au passage de mordre les pneus de la Jeep.
— C’est encore loin ? demanda Malko, en redémarrant.
— Une heure, au moins.
Lucrezia s’étira. La piste caillouteuse secouait affreusement. Ils étaient partis de La Paz trois heures plus tôt et avaient croisé, en tout et pour tout, un camion et deux taxis collectifs. En sortant de La Paz, la piste montait jusqu’à cinq mille mètres, au col de la Cumbre, dans un paysage grandiose et pelé. Des dizaines de lamas broutaient dans la boue, la paja brava, les oreilles toutes droites, pleins de dignité. Malko avait franchi le col à vingt à l’heure, dans un épais brouillard. Le grand Christ élevé sur les rochers apparaissait à peine. Ensuite, la piste s’abaissait un peu et la végétation tropicale apparaissait. En dépit de sa beauté, le paysage était un peu monotone : d’un côté, l’à-pic, de l’autre côté la montagne. Entre les deux, la piste.
Les mains de Malko étaient endolories à force de tourner le volant. Il n’y avait pas cent mètres de ligne droite… le moteur de la Jeep grognait et souffrait sans arrêt.
— Tu crois que nous allons trouver facilement cette ferme ? demanda-t-il.
— Coroico est un petit village, dit Lucrezia. Ce qui sera difficile, ce n’est pas de la trouver, mais d’y pénétrer. Le control politico travaille avec l’Armée, hors de La Paz. Cela risque d’être bien défendu…
Le pistolet extra-plat et la carabine Winchester de Lucrezia risquaient d’être un peu juste. Même s’il parvenait à arracher cette inconnue à ceux qui la gardaient, il n’y avait qu’une route pour regagner La Paz. À moins de traverser toute l’Amazonie.
Mais c’était le seul moyen de se rapprocher de l’Allemand disparu. Puisque Jim Douglas était dans le cercueil de Klaus Heinkel, il y avait fatalement un lien entre eux…
Malko ralentit pour passer un radier. Une cascade dégringolait de la jungle, dans un éblouissement blanc, minant inexorablement la piste. Les roues patinèrent un peu puis le véhicule reprit de la vitesse. La respiration était plus facile, on n’était plus qu’à trois mille mètres. Une vraie joie…
Lucrezia étendit la main, montrant des maisons groupées au flanc d’une colline dans le lointain.
— Voilà Coroico.
Il leur fallut encore une demi-heure avant d’atteindre les premières maisons de Coroico. C’était quand même un îlot de civilisation : quelques boutiques, un hôtel décrépit avec une piscine vide, une petite église sur une place carrée bordée de palmiers. Lucrezia s’engouffra chez le maréchal-ferrant, aux renseignements.
Elle revint très vite à la Jeep.
— Le control politico est à la sortie du village, fit-elle. En contrebas, là où la piste fait une fourche. C’est l’embranchement qui va vers le bas. Nous sommes passés devant.
Ils firent demi-tour. À la fourche, Malko s’engagea sur une piste encore plus étroite. Ils roulèrent près d’un mile sans rien voir, puis la piste se termina brusquement en cul-de-sac. Malko stoppa et ils descendirent après avoir pris les jumelles. Il faisait frais et humide. Malko écarta la végétation et s’avança pour apercevoir le terrain en contrebas. C’était une zone dégagée au bord d’une rivière, avec un bâtiment plat entouré d’une clôture.
Malko jura entre ses dents.
Un hélicoptère était posé devant la maison à côté de deux Jeep militaires, dont l’une avec une grande antenne de radio. Une vingtaine de soldats entouraient deux corps étendus sur l’herbe. Malko braqua les jumelles sur la scène. Il eut un coup au cœur en reconnaissant le visage brutal du major Gomez. Il ne l’avait vu qu’une fois, à l’église San Miguel, mais sa fantastique mémoire ne pouvait le tromper. En uniforme, les manches retroussées, le Bolivien examinait les corps étendus, en compagnie d’un homme qui, étant donné la couleur de sa peau, ne pouvait être Bolivien.
— Nous sommes tombés en pleine opération contre l’E.L.N. souffla Lucrezia. C’est dangereux de rester ici.
Malko bouillait de rage. Pas question de s’attaquer à l’armée bolivienne. La présence de Hugo Gomez était une indication supplémentaire de la présence de l’amie de Jim Douglas dans cette ferme.
Mais elle y était totalement inaccessible.
Il fallait absolument savoir qui était cet étranger en uniforme de « ranger » bolivien. Jack Cambell ne devait pas l’ignorer…
Lucrezia le tira par la manche.
— Partons. Si l’hélicoptère décolle, il va nous voir.
Malko était malade à l’idée de reprendre l’épouvantable piste sans résultat. Pourtant, Lucrezia avait raison.