Chapitre XIII

Malko ouvrit l’enveloppe déposée dans sa case le cœur battant.

« Venez ce soir à huit heures 3462 avenida Sanchez Lima. M.P. »

Ça repartait ! En sortant de son algarade avec Jack Cambell, il avait appelé Moshe Porat, le consul d’Israël. C’était une des dernières cartes qui lui restaient à jouer avant de renoncer.

Mais, au téléphone, l’Israélien avait été assez évasif, ne voulant pas fixer de rendez-vous…

Il était huit heures moins cinq. L’adresse du mot n’était pas celle de Moshe Porat.

Est-ce que ce n’était pas un nouveau piège ? À tout hasard, il laissa un message à l’attention de Lucrezia. Qu’on sache au moins où il allait.

Il pleuvait et il dut attendre dix minutes avant de trouver un taxi qui veuille l’emmener Avenida Sanchez Lima. C’était un peu plus bas que le Prado, dans un quartier de villas élégantes. Le Président de la République habitait un peu plus loin et il y avait un policier derrière chaque réverbère.

Le 3462 était une villa jaune avec un perron, à côté de l’ambassade d’Argentine. Une lumière brillait à l’intérieur.

Malko laissa généreusement deux pesos au taxi et monta les marches.


* * *

Blonds, massifs, des épaules de débardeurs, les deux hommes avaient un vague air de ressemblance. Assis dans de profonds fauteuils, ils sourirent à Malko. Moshe Porat lui dit :

— Pour des raisons évidentes, je ne vous présenterai pas nos amis. Disons qu’ils s’appellent Samuel et David…

Samuel et David dévisagèrent Malko. Il s’assit en face d’eux. Le consul d’Israël entra tout de suite dans le vif du sujet.

— Nous avons suivi de très près vos efforts, dit-il. Nous étions au courant de tout, même de votre kidnapping par le major Gomez. Mais je n’avais pas encore d’instructions de Tel-Aviv. Samuel et David viennent d’arriver à La Paz. Ils appartiennent tous les deux à la Division 6. Vous savez de quoi il s’agit ?

— Je sais, dit Malko.

La Division 6, c’était la section des Services de Renseignements israéliens chargés des criminels de guerre… Enfin, il allait être aidé.

— Quel dommage que vous ne soyez pas venu avec moi chez Don Federico. Je suis certain que Klaus Heinkel s’y trouvait.

Moshe Porat secoua la tête :

— Nous en sommes certains aussi, mais cela n’aurait pas changé grand-chose. Il n’est pas question d’user de la force. Sinon, cela serait fait depuis longtemps. Frédéric Sturm est trop lié avec les Boliviens. Nous avons eu de gros ennuis il y a deux ans, lorsque nous avons commencé à leur vendre des armes. Quatre personnes ont été assassinées à cause de cela.

— Mais alors pourquoi m’avez-vous demandé de venir ? demanda Malko très déçu.

C’est Samuel qui répondit en anglais :

— Parce que nous apprécions beaucoup la lutte que vous menez pour livrer Klaus Heinkel à ses juges. Nous allons essayer de vous aider.

— Savez-vous pourquoi Don Federico protège Klaus Heinkel aussi bien ?

Malko haussa les épaules.

— Ils sont nazis tous les deux, non ?

— Cela ne suffit pas. Heinkel est un tout petit nazi et Sturm était un homme important. Mais Heinkel a été en rapport avec Martin Borman. Il connaît beaucoup de choses sur lui. De plus il était très lié avec un certain « Father Muskie », un ecclésiastique américain qui demeure dans un couvent de l’avenue Camacho. Borman s’y est caché. Klaus Heinkel a confié à ce père de nombreux documents et de l’argent, au cas où il lui arriverait quelque chose. Sans eux, Klaus Heinkel n’aurait plus barre sur Federico Sturm. Il ne restera plus que la protection offerte par le major Gomez…

— Gomez aussi est nazi ?

Moshe Porat éclata de rire.

— Lui ? Il n’a qu’un but : l’argent. Depuis qu’il est en Bolivie, Klaus Heinkel a payé sans arrêt. Gomez continue à le protéger parce qu’il sait qu’il possède encore de l’argent. Il suffirait d’avoir contre Gomez une arme plus puissante que sa rapacité…

— Je m’y emploie, dit Malko. Mais, ces derniers jours, je n’ai pas beaucoup avancé.

— Vous avez eu de la chance, remarqua Moshe Porat D’habitude, la première chose qu’ils font, c’est de vous crever les tympans avec de longues aiguilles de bois.

— Charmant…

— Comment avez-vous l’intention de m’aider ?

— Il faut d’abord s’attaquer à Don Federico, dit Moshe Porat. Si on lui fait peur, il faiblira. Peut-être poussera-t-il Heinkel à commettre une imprudence.

— Vous avez une idée ?

— David et Samuel connaissent les Andes à merveille. Cela fait six ans qu’ils opèrent de l’Equador au Chili. Ils ont pensé à quelque chose de pas mal.


* * *

Le visage rond du major Gomez luisait de méchanceté. Il sortit son colt qui le gênait et le posa sur la table basse, entre lui et Jack Cambell.

— Il faut éliminer ce maudit gringo, répéta-t-il. Il va finir par nous causer de sérieux ennuis. J’aurais dû le liquider quand nous le tenions.

Jack Cambell gratta son nez en pied de marmite.

— Vous m’auriez causé de gros ennuis, Washington le couvre.

— Et ils ne tiennent pas à moi, ces fils de pute ? gronda Gomez. Avec les services que je leur rends ! 45 rebelles hors de combat en une semaine. Avec les empreintes et tout. Bientôt, il n’y aura plus d’E.L.N. en Bolivie.

Jack Cambell soupira.

— Hugo, my friend, vous savez bien que la plupart des types que vous tuez sont de pauvres paysans qu’on photographie à côté des armes russes que je vous donne. Que le dernier type sérieux que vous avez tué, c’était Guevara, il y a trois ans. Et encore, grâce à nous…

Le Bolivien murmura une phrase bafouillée. Jack Cambell ne pouvait pas lui expliquer qu’aux yeux de la C.I.A., il n’était que l’obscur bourreau d’une république-bananes. Qu’un agent comme Malko avait infiniment plus de valeur aux yeux de la Division des Plans. Parce qu’avec des dollars on fabriquait en série des majors Gomez. Il suffisait de prendre un officier un peu cruel, de lui donner le goût du pouvoir et carte blanche… Alors que les authentiques Altesses Sérénissimes ne couraient pas les couloirs de la C.I.A.

Et que la C.I.A. pouvait avoir envie de faire plaisir en même temps aux Boliviens et à d’autres pays du monde. Comme la France ou la Hollande.

— Laissez-moi le liquider, insista-t-il. Un accident…

— Non. Il n’est pas dangereux, puisqu’il ne peut parvenir à Klaus Heinkel.

Comme il se sentait en position d’infériorité, Gomez menaça :

— Je suis en train de vous rendre un grand service. Qui me pose beaucoup de problèmes.

Cambell se réchauffa instantanément :

— Vous êtes un gars formidable, Hugo. Je vous ai dit que vous étiez invité aux U.S.A. quand vous vouliez…

Le major Gomez sentit une imperceptible réticence. Cambell n’était pas un allié à toute épreuve. Il n’avait pas envie de perdre son pouvoir à cause d’un Klaus Heinkel.

— Je vais m’occuper de cette Lucrezia, dit-il. Sans elle, il ne pourrait rien faire.

Jack Cambell eut un bon sourire.

— Cela, mon cher, c’est une affaire intérieure bolivienne. Vous avez les mains libres !

Négligemment, il ajouta :

— À propos, qu’avez-vous fait des empreintes de Klaus Heinkel ?

— Je les ai détruites. Pourquoi ?

— Pour rien.

Cambell était sûr que le Bolivien mentait. Mais il fallait bien lui laisser une petite joie.


* * *

En trouvant Lucrezia prostrée dans le hall de l’hôtel La Paz, Malko eut le pressentiment d’une catastrophe. La jeune Bolivienne se leva d’un bond et vint vers lui. Ses yeux étaient rougis de larmes.

— Ils ont arrêté mon père, dit-elle.

Ainsi, le major Gomez ne désarmait pas ! Malko voulut la rassurer.

— C’est sûrement du bluff, dit-il. Je vais téléphoner à Jack Cambell pour qu’il intervienne. Où se trouve-t-il ?

— Je ne sais pas. Il est cardiaque. Si on le torture, il va mourir…

Malko était déjà au téléphone. Il n’eut pas de mal à joindre Jack Cambell. L’Américain lui coupa tout de suite la parole quand il parla du père de Lucrezia.

— C’est une affaire purement bolivienne, nasilla-t-il. Je n’ai aucun pouvoir d’intervention. Adressez-vous au major Gomez.

Il raccrocha avant que Malko puisse insister. Ce dernier revint vers Lucrezia.

— J’ai été criminel de vous entraîner dans cette histoire, dit-il. Je vais faire savoir officiellement au major Gomez que j’abandonne l’histoire Klaus Heinkel. À condition qu’il relâche votre père immédiatement. Allons à la Plaza Murillo.

Lucrezia le suivit comme une automate. Elle pleurait et reniflait tout en marchant. Jamais il ne l’avait vue dans cet état-là.


* * *

Les deux policiers en manches de chemise du control politico toisèrent ironiquement le vieux monsieur qui leur tenait tête. Ils n’avaient pas reçu d’instructions à son sujet. Aussi décidèrent-ils de lui appliquer le traitement standard. Le major Gomez avait horreur de la mollesse. Cette villa paisible du quartier Miraflores était assez isolée pour qu’on n’entende pas les cris.

La pièce ne comportait que deux meubles : un tabouret et une vieille baignoire aux pieds de fonte.

L’un des policiers ouvrit tout grands les robinets, tandis que l’autre s’inclinait grotesquement devant le vieil homme.

— Si Votre Grâce veut nous faire la faveur de se déshabiller…

Ils aimaient assaisonner leur sordide besogne de courtoisie espagnole.

Dignement, le père de Lucrezia se déshabilla. Quand il fut entièrement nu, le premier policier pointa un doigt menaçant sur lui :

— Seigneur, votre trahison marque d’une tache ineffaçable l’honneur de la Bolivie.

— De quoi parlez-vous ?

Les deux malfaisants ricanèrent.

— Votre Grâce va nous le dire elle-même.

Brutalement, après lui avoir attaché les mains avec des menottes, ils le firent basculer la tête la première dans la baignoire d’eau glacée. L’un d’eux jura, éclaboussé. Le vieil homme retint son souffle aussi longtemps qu’il le put, puis chercha désespérément à se redresser. Quatre mains pesèrent sur ses épaules. Les secondes passaient. Un des policiers suivait l’aiguille de son chronomètre. Quand il n’y eut presque plus de bulles à la surface, ils arrachèrent le torturé à la baignoire.

Il resta la bouche ouverte, vomissant et essayant de reprendre son souffle.

Un des policiers alluma une cigarette et lui souffla la fumée au nez, ce qui le fit tousser :

— Votre Grâce a-t-elle décidé d’éclairer notre conscience ?

Le père de Lucrezia se tut. Il savait qu’il lui suffisait de donner deux ou trois noms. Ils seraient arrêtés, sans vérification, torturés jusqu’à ce qu’ils avouent d’autres « crimes ». Ainsi le control politico avait toujours du pain sur la planche. Voyant qu’il était revenu à un rythme de respiration plus normal, les deux policiers poussèrent le père de Lucrezia en arrière dans la baignoire. Cette fois, il n’eut pas le temps de prendre son souffle. Ses poumons se remplirent d’eau et il suffoqua.

Ses bourreaux n’y firent pas attention. Quand l’aiguille du chronomètre eut dépassé soixante, ils le tirèrent du fond de la baignoire. Mais le vieil homme resta inerte, ne vomit pas, ne se débattit pas.

Un des policiers fit retentir le nom du Seigneur qu’il accusait de mœurs contre nature.

Ils le sortirent de la baignoire et l’allongèrent sur le sol. Le plus âgé colla son oreille à la poitrine : le cœur avait cessé de battre… Il se redressa et envoya un violent coup de pied au cadavre.

Le major Gomez allait être furieux. Rapidement, les deux policiers rhabillèrent le mort, lui remettant même sa cravate. Dès qu’il eut tous ses vêtements, ils l’assirent sur le tabouret. L’un d’eux le tint tandis que l’autre sortait un colt automatique 11,43.

À bout portant, il tira deux balles dans le dos du cadavre. Cela fit deux énormes taches de sang sur le devant. Le policier rentra son pistolet et demanda :

— Tu écris le rapport ? Abattu pendant une tentative de fuite…

Lui aurait bien été en peine de le faire, n’épelant son propre nom que difficilement.

— Il faut prévenir le major, dit-il.


* * *

Le major Gomez n’arrivait pas à détacher les yeux de la strip-teaseuse en train d’enlever interminablement son slip minuscule. Le Maracaïbo, sur le Prado, en dépit d’une entrée minable, était le seul endroit de ce genre à La Paz.

Spectacle qui plongeait Gomez dans des abîmes de délectation.

Au moment où la fille allait apparaître nue, une main effleura son épaule respectueusement. Il tressaillit, puis reconnut un des hommes du control politico.

Qu’est-ce qu’il y a ?

L’autre chuchota à son oreille. Gomez sursauta. Soudain, il vit la fille sur la scène, telle qu’elle était : fanée, pleine de cellulite et flasque.

Peros stupidos[21] ! gronda-t-il. Je vais vous envoyer dans le Chaco pour le restant de votre carrière.

L’autre resta au garde-à-vous, servile et terrifié.

— Qu’est-ce qu’on fait du corps ? bredouilla-t-il.

— Ramenez-le chez lui.

Il se leva, écœuré, sans attendre la fin du spectacle. La mort du père de Lucrezia allait faire du bruit. Personne ne croirait qu’il avait voulu s’évader. Gomez apostropha son sbire :

— Qu’est-ce que tu attends ?

L’autre avala sa salive.

— Sa fille vous attend dehors, Excellence. Avec un homme blond. Je les arrête ?

Le major Gomez comprit alors que sa soirée était définitivement perdue.

— Tu leur as dit que j’étais là ?

— Non, mais ils ont vu votre voiture…

Le major Gomez se leva lourdement avec un regard de regret pour la fille qui entrait en scène. Comme toujours, la dernière était la plus belle…

Lucrezia sauta sur lui dès qu’il sortit sur le trottoir.

— Où est mon père ?

Devant les yeux flamboyants de la jeune femme, le major eut peur, sa main chercha machinalement la crosse de son pistolet. L’homme blond se tenait derrière Lucrezia, toujours aussi élégant et inquiétant.

Gomez hésita entre la lâcheté et le cynisme.

— Votre père doit être chez vous maintenant, dit-il.

Les traits de Lucrezia se détendirent d’un coup.

— Vous l’avez relâché ?

Hugo Gomez se gonfla d’importance.

— Non. Il a avoué en s’enfuyant.

— Avoué ?

Les yeux de Lucrezia s’étaient démesurément agrandis.

— Il a échappé à mes hommes et ils ont été obligés de l’abattre, dit Gomez. C’est donc la preuve qu’il était coupable.

— Vous l’avez tué, fit Lucrezia d’une voix basse et cassée. Vous l’avez tué !

Il y avait une telle intensité dans sa voix que Gomez recula instinctivement. Malko s’attendait à un éclat. Mais Lucrezia se contentait de répéter à voix basse :

— Vous l’avez tué, assassin, vous l’avez tué !

Ce calme apparent démonta Gomez. Il battit en retraite vers sa Mercedes noire, poursuivi par la voix de Lucrezia.

— Assassin, pero immundo[22], assassin !

Peu à peu son ton montait et sa voix se répercutait sur la carcasse inachevée et sinistre de l’Edificio Herman. Les portières claquèrent, la voiture démarra, mais Lucrezia continua à hurler de plus en plus fort :

— Assassin, assassin !

Puis, d’un coup, elle s’effondra dans les bras de Malko.

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