Chapitre XI

Malko examina à la dérobée le profil de Friedrich, le chauffeur de taxi. Le menton fuyait et les yeux étaient cachés derrière des lunettes aux verres si épais qu’on aurait dit des loupes. Déplumé et obséquieux, il tramait la jambe gauche. Comme convenu, il avait pris Malko à neuf heures en bas de l’hôtel La Paz, avec sa vieille Impala crème. Malko avait peu et mal dormi. Comme si elle voulait effacer le souvenir de Martine, partie quelques heures plus tôt, Lucrezia s’était surpassée. La veille au soir, c’est elle qui avait arrangé, avec le vieux Friedrich, l’expédition au lac Titicaca. Ils roulaient depuis une heure sur la piste rectiligne traversant l’Altiplano, dans un paysage désert semé de rares cahutes d’adobé[15].

De gros nuages s’effilochaient sur le massif de l’Illimani, à plus de six mille mètres. Friedrich donna un brusque coup de volant pour éviter un groupe de piétons. Il se tourna vers Malko et remarqua en allemand :

— Ils sont fous, tous ces jeunes gens ! Pour Pâques, ils vont à pied à Copacabana… Il ne parlait pas de Rio mais d’une ville-sanctuaire sur le lac Titicaca. À trois jours de marche… Emmitouflés comme des explorateurs, des centaines de jeunes des deux sexes avançaient sur la piste, seuls ou par groupes.

— Vous emmenez souvent des gens au lac ? demanda Malko.

— Presque tous les jours.

Malko se pencha en avant, cherchant le regard de Friedrich dans le rétroviseur.

— Et vous les ramenez toujours ?

Friedrich fronça les sourcils puis éclata d’un rire grinçant et usé.

— Bien sûr, je les ramène toujours, mein Herr ! Il n’y a rien dans l’Altiplano.

Il riait tout seul, de la remarque de Malko. Celui-ci laissa tomber d’une voix calme :

— Pourtant, Jim Douglas, l’Américain, vous ne l’avez pas ramené.

Le regard de Friedrich se figea d’un coup, derrière les énormes verres de lunettes. Il ne voyait plus la route. Malko leva les yeux et aperçut deux Indiennes en train de traverser la piste, tenant un cochon noir au bout d’une ficelle. Friedrich les regardait mais ne les voyait pas. L’Impala fonçait droit dessus.

— Attention ! cria Malko.

À la dernière seconde, l’Allemand donna un coup de volant et freina à mort. Une des Indiennes et le cochon plongèrent dans le fossé, mais la plus vieille resta sur place. L’aile droite de l’Impala la cueillit, l’expédiant hors de la route, avant de s’arrêter dans un nuage de poussière. Jurant horriblement, Friedrich sauta de la voiture et claudiqua vers la femme étendue.

D’autres chulos, en train de travailler dans les champs, accouraient aussi. Malko descendit à son tour. Friedrich était en train d’offrir vingt pesos[16] à la vieille Indienne qui gémissait en se tenant le bras, tout en l’agonisant d’injures. La plus jeune, immobile et silencieuse, prit l’argent.

Malko pensait qu’ils allaient se faire lyncher, mais aucun des Indiens ne réagit. Vingt pesos semblaient le prix normal pour une vie humaine… Étant donné la violence du choc, la vieille Indienne devait être assez sérieusement blessée. À cause de ses innombrables jupons, on ne pouvait rien deviner de son état.

— Venez, fit Friedrich.

Ils remontèrent dans l’Impala. L’Allemand marmonnait tout seul, furieux.

— Ces imbéciles ! explosa-t-il, elles se jettent sous vos roues.

Il postillonnait comme un fou. Malko demanda :

— C’est la question au sujet de Jim Douglas qui vous a troublé ? Vous savez, le jeune homme barbu que vous avez conduit chez Don Federico Sturm.

De nouveau, l’Allemand ressembla à une vieille chouette affolée.

— Je ne vois pas de qui vous parlez, grogna-t-il. Je conduis tellement de gens au Titicaca…

— Oui, mais celui-là n’est pas revenu, remarqua Malko impitoyablement. Je sais que vous l’avez conduit chez Don Federico. Personne ne l’a revu depuis.

Les vieilles mains noueuses de l’Allemand étaient crispées sur le volant. Les yeux obstinément fixés sur la piste, il fuyait le regard de Malko.

— Vous vous trompez, dit-il d’une voix plus ferme. J’ai ramené ce jeune homme, je me souviens très bien maintenant… Il y avait une très jolie – très gemutlich fille blonde qui l’attendait.

— Vers quelle heure ? demanda Malko.

— Huit ou neuf heures. Il faisait nuit.

Martine avait été arrêtée à cinq heures. Friedrich mentait.

— Pourquoi ne voulez-vous pas m’aider ? insista Malko. Don Federico Sturm est un nazi, un de ceux qui ont persécuté votre race… Ce sont vos ennemis.

— Ma mère est morte à Auschwitz, fit à voix basse Friedrich. Mais je ne peux rien vous dire, je ne sais rien.

La peur marquait sa bouche distendue et molle d’un cercle blanc. Il fallait que Don Federico Sturm soit bien puissant pour inspirer une telle terreur, même à ses ennemis. Le silence retomba dans l’Impala. Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de kilomètres du lac Titicaca. Malko aperçut, sur la droite, une allée bordée d’arbres et les bâtiments d’une estancia.

— Qu’est-ce que c’est que ce domaine ? demanda-t-il.

L’Allemand hésita, avant de répondre :

— La propriété de Don Federico.

— J’ai changé d’avis, dit Malko, c’est là que nous allons…

Il crut que le vieux Friedrich allait éclater en sanglots.

— Je ne peux pas, gémit-il, vous allez me faire avoir des ennuis. Don Federico n’aime pas qu’on le dérange…

— Si vous refusez, menaça Malko, je descends ici et j’y vais à pied. Mais je ne vous paie pas.

Friedrich grommela, haussa les épaules et se tut. Cent mètres plus loin, il ralentit et tourna à droite dans l’allée. Le cœur de Malko battait plus vite. Quelques jours plus tôt, Jim Douglas avait suivi le même chemin et s’était retrouvé dans le cercueil d’un autre.

Friedrich stoppa au milieu de la cour, devant un bâtiment blanc.

— Attendez-moi là, dit Malko.

Il sauta du taxi et se dirigea vers une lourde porte de bois. À droite, une majestueuse vigogne, aux membres interminables, broutait avec dignité dans un enclos. Tout respirait la paix et le calme. Au moment, où il allait frapper, un Indien ouvrit la porte.

— Je veux voir Don Federico, demanda Malko en allemand.

L’Indien hésita, puis s’effaça pour faire entrer Malko. Il ouvrit une autre porte et lui fit signe d’y pénétrer. C’était une bibliothèque aux murs couverts de rayonnages, décorée d’instruments d’alpinisme et de tableaux naïfs. Cela lui rappela son château. L’Indien referma la porte. Malko s’assit sur une large bergère. Sur sa hanche droite, son pistolet extra-plat formait une masse rassurante. Il n’avait pas envie de subir le sort de Jim Douglas.

Il prêta l’oreille, guettant les bruits de l’estancia. Peut-être se trouvait-il à quelques mètres de Klaus Heinkel ?…


* * *

Les yeux bleus et froids semblaient disséquer Malko. La poignée de main de Don Federico Sturm était énergique et franche, mais sa voix beaucoup plus réservée.

— Vous avez demandé à me rencontrer, Herr…

— Linge, Prince Malko Linge.

Le titre de Malko ne parut pas impressionner l’ancien colonel SS. Droit comme un I, ses cheveux noirs impeccablement coiffés, vêtu d’un jodhpurs et d’une veste en tweed, il était visiblement surpris de sa visite.

— Nous avons sans doute des amis communs ? dit-il.

Malko comprit qu’il le « tâtait », afin de le situer.

Seule, sa connaissance de la langue allemande avait retenu Don Federico de l’éconduire. C’était le moment de se jeter à l’eau.

— En un sens, oui, fit-il. Je cherche la trace d’un certain Jim Douglas. La dernière fois qu’on l’a vu, il était ici. J’ai pensé que vous pourriez peut-être me renseigner sur son sort.

L’Allemand resta de marbre, mais ses mâchoires se crispèrent involontairement. Sa voix était devenue glaciale.

— Qui êtes-vous, Monsieur ?

Malko sourit modestement.

— Je suis chargé par un service officiel de l’ambassade américaine de retrouver la trace de ce citoyen américain.

— Quel service ?

— Celui qui dépend de Jack Cambell.

— Vous n’êtes pas américain, aboya Don Federico. Je ne connais pas ce M. Cambell.

— Téléphonez à l’ambassade, si vous doutez de ma qualité, proposa Malko. Mais j’aimerais que vous me répondiez en ce qui concerne Jim Douglas.

Ils étaient toujours face à face, au milieu de la pièce.

L’Allemand le toisa.

— Qui vous a raconté cette histoire à dormir debout ?

— Le chauffeur de taxi qui m’a amené, dit Malko. Il a déposé Jim Douglas chez vous, et…

— Et il l’a ramené, coupa Don Federico. Je ne voulais rien avoir à faire avec cet agitateur…

— Il est donc venu vous voir ?

Don Federico haussa les épaules.

— Oui. Au sujet d’une histoire ridicule. Il prétendait que je cachais un nazi… Il m’a paru très exalté, fanatique même. Je l’ai mis dehors immédiatement !

— Et vous ignorez ce qui lui est arrivé par la suite ?

— Absolument.

Ils restèrent silencieux quelques secondes, puis l’allemand changea imperceptiblement d’attitude.

— Venez interroger ce chauffeur en ma présence, proposa-t-il, il vous confirmera mes dires…

Malko le suivit dans la cour de l’estancia. En les voyant, Friedrich sortit du taxi, l’air effrayé, et claudiqua jusqu’à eux. Il se mit presque au garde-à-vous devant Don Federico.

— J’ai déjà expliqué à ce monsieur, commença-t-il d’un ton geignard, que…

— J’en suis sûr, coupa Don Federico… C’est une histoire ridicule.

Ya, ya, ridicule, renchérit le vieux.

Il sautillait d’un pied sur l’autre, nerveux et terrorisé. Tout à coup, il se pencha vers Malko.

— Est-ce que j’ai le temps d’aller au poste de police de Huarina ? À cause de l’Indienne. Sinon, j’ai peur qu’ils me fassent des difficultés au retour…

Rapidement, il expliqua à Don Federico Sturm son accident. Le grand Allemand sourit, bonhomme.

— C’est une très bonne idée, fit-il. Allez, mon cher Friedrich. Je vais téléphoner pour leur recommander d’être indulgent avec vous. Cela me donnera le temps d’inviter notre hôte à partager notre modeste chucharon[17].

Ses yeux bleus avaient subitement perdu toute leur dureté. Malko ne comprenait pas ce changement. Friedrich sauta dans son taxi et fila comme s’il avait toute la Gestapo à ses trousses. Don Federico eut un bon sourire :

— Pauvre garçon, il a beaucoup souffert pendant la guerre. Il travaille très dur maintenant…

À ce degré-là, le cynisme méritait une médaille d’or. Si Don Federico avait rencontré Friedrich trente ans plus tôt, il en aurait fait du savon.

— Je vais vous présenter à « Cantouta », ma vigogne, fit l’Allemand.

Ils se dirigèrent vers l’enclos. Un chulo sortit et Don Federico lui cria que le señor étranger restait pour déjeuner. Malko regarda l’Allemand jouer pendant quelques minutes avec le poil soyeux de sa vigogne. Puis, ils prirent le chemin de la salle à manger. Poliment, Don Federico s’effaça pour laisser passer son hôte. Malko vit la table dressée et eut un choc au cœur : il y avait quatre couverts.

Il se retourna, assez vite pour saisir sur le visage de l’Allemand une expression fugitive de colère intense.

— Nous sommes quatre ?

Don Federico s’arracha un sourire.

— Non. Les chulos ont cru que Friedrich restait aussi. Et j’héberge pour quelques jours une amie qui a eu un drame dans sa famille. Je vais la chercher.

Il s’élança rapidement dans l’escalier. C’était limpide : le chulo chargé de mettre la table s’était trompé… Malko n’eut pas à attendre longtemps.

Une jeune femme très brune, extrêmement belle, vêtue d’un ensemble de cuir fauve, apparut.

C’était celle dont il avait vu le portrait chez Pedro Izquierdo. La maîtresse de Klaus Heinkel.

— Ce compatriote est une sorte d’enquêteur pour l’ambassade américaine, expliqua gaiement Don Federico. Il pensait que je séquestrais le jeune Américain fou qui est venu nous voir un jour… Vous vous souvenez, ce grand jeune homme barbu…

— Je me souviens, dit la jeune femme, d’une voix mélodieuse et rauque.

Le sang s’était retiré de son visage et son sourire crispé la rendait presque laide. Malko lut dans ses yeux un mélange de terreur et de soumission. La tension qui émanait d’elle était palpable. Sous le lourd vêtement de cuir, elle paraissait avoir un corps superbe.

Don Federico la prit par le bras.

— Je suis impardonnable, je ne vous ai pas présentée. Dona Monica Izquierdo, une amie qui se repose ici après un pénible drame familial. Si je séquestrais quelqu’un, ce serait elle…

Il rit, s’inclina avec une certaine raideur et lui baisa la main. Elle semblait fascinée par lui comme par un serpent.

Après avoir galamment installé Monica Izquierdo sur sa chaise, l’Allemand s’excusa.

— Je dois aller téléphoner à la police… Pour aider ce brave Friedrich. Qu’il n’ait pas trop d’ennuis.

Il sortit de la salle à manger. Malko s’était assis en face de Monica Izquierdo. Il rompit le silence.

— Vous êtes la femme de l’homme qui a été assassiné il y a quelques jours ?

— Oui.

La voix de la jeune femme n’était qu’un souffle. Malko la sentait, pour une raison inconnue, au bord de la crise de nerfs.

— C’est une chose affreuse, dit-il. Vous êtes venue ici vous reposer ?

— Oui, c’est ça.

Elle oubliait de dire qu’elle était venue « se reposer » avant la mort de son mari… Profitant de l’absence de Don Federico, Malko attaqua :

— J’avais rencontré votre mari avant sa mort…

Elle sursauta et leva sur lui deux grands yeux effrayés.

— Vous l’avez vu ! Pourquoi ?

— Je cherchais à retrouver Klaus Heinkel.

La jeune femme se décomposa d’un coup :

— Klaus Heinkel ! Mais vous êtes de l’ambassade américaine et…

Malko n’eut pas le temps de s’expliquer. Don Federico réapparut, le visage soucieux :

— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour Friedrich, dit-il, mais il a l’air d’être dans de sérieux ennuis…

Monica Izquierdo prit son verre de vin et en vida la moitié d’un trait. Malko comprenait maintenant pourquoi le petit chulo milliardaire en avait été si amoureux. C’était Raquel Welsh, avec la vulgarité en moins…

Don Federico annonça :

— En votre honneur, mon cher, nous avons du vin du Rhin ; du « Drachenblut »[18]. Cela nous changera de cet horrible vin chilien.

L’Allemand aimait bien vivre. Il avait fait venir à grands frais de chez Christofle à Paris, toute l’argenterie, qui étincelait sur la table.


* * *

La crème au caramel avait un goût d’essence et Malko repoussa son assiette. En dépit des efforts de Don Federico, la conversation languissait. Dona Izquierdo semblait avoir avalé sa langue. Chaque fois que Malko cherchait son regard, elle baissait la tête. Avant d’ouvrir la bouche, elle quêtait l’approbation muette de l’Allemand. Personne n’avait prononcé le nom de Klaus Heinkel, mais les trois convives ne pensaient qu’à lui. Malko se sentait amer et découragé.

De toutes parts, il se heurtait à un mur. Même si le criminel de guerre se cachait dans l’estancia, il était hors de sa portée. La seule qui aurait pu le renseigner, Monica Izquierdo, était visiblement sous la coupe de Don Federico. Malko se demanda si Izquierdo ne s’était pas trompé, si elle n’était pas sa maîtresse et non celle de Klaus Heinkel. Pourtant, Jim Douglas avait bien été assassiné pour quelque chose… Il ne restait plus qu’à cuisiner Friedrich pendant le retour.

— Une jolie femme comme vous ne s’ennuie pas dans un endroit aussi perdu ? demanda perfidement Malko. Vous n’avez pas l’intention de revenir à La Paz ?

La jeune femme secoua la tête lentement.

— Je suis bien ici.

Malko se dit qu’il n’avait pas grand-chose à perdre. S’adressant à Don Federico, il demanda :

— Vous ne savez pas ce qu’est devenu le fameux Klaus Heinkel ? D’après nos informations, c’est lui que Jim Douglas cherchait.

L’Allemand ne broncha pas.

— Exact. Ce jeune idiot pensait qu’il était ici. Des ragots. Ce Heinkel doit être au Paraguay. Il y est plus en sûreté qu’ici.

Il y eut un bruit de voiture dans la cour. Presque aussitôt, un des chulos qui servait vint se pencher à l’oreille de l’Allemand. Don Federico se leva.

— Excusez-moi. On me demande.

Il sortit. Malko ne perdit pas une seconde.

— Vous êtes venue ici avant la mort de votre mari, n’est-ce pas ? dit-il à Monica Izquierdo. Pourquoi ?

Une onde de colère crispa son beau visage.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? dit-elle sèchement.

— Vous ne savez rien sur la disparition de Jim Douglas ?

Cette fois, le regard de la jeune femme vacilla. Malko sentit qu’elle était sur le point de dire quelque chose. Mais Don Federico revint dans la salle à manger, l’air soucieux.

— Mon cher, dit-il à Malko, je vais être obligé de vous reconduire moi-même à La Paz.

— Pardon ?

Les yeux bleu-gris de l’Allemand avaient une imperceptible lueur d’ironie. Comme dans l’église San Miguel, durant le prétendu enterrement de Klaus Heinkel.

— Ce pauvre vieux Friedrich n’avait pas les nerfs solides, dit-il. Quand on lui a dit qu’on allait lui saisir son Impala, il s’est suicidé. En se pendant avec sa ceinture, dans une cellule du poste de police de Huarina.

Malko crut avoir mal entendu.

— Mais… Pourquoi ?

— L’Indienne. Elle est morte, paraît-il. J’ai eu beau intervenir auprès de la police, ils sont très stricts… Friedrich s’est vu ruiné, il n’a pas supporté le choc…

Un bruit clair fit sursauter Malko. Monica Izquierdo venait de laisser échapper son verre de vin du Rhin. Malko était ivre de rage. Don Federico était tout-puissant. Voilà pourquoi il l’avait invité à déjeuner ! Maintenant, le dernier maillon de la chaîne avait disparu. Pauvre vieux Friedrich !

Malko se leva. Il voulait parler aux policiers. Don Federico le suivit. Une Jeep militaire était arrêtée dans la cour, et deux policiers en uniforme fumaient à côté. En voyant Don Federico, ils se mirent à dégouliner de respect.

L’âme sur la couture du pantalon.

Dégoûté, Malko renonça à les interroger. À quoi bon ? Ils mentiraient. Il se tourna vers Don Federico :

— Quand puis-je retourner à La Paz ?

L’autre s’inclina très légèrement, plein d’ironie.

— Mais tout de suite, mon cher. Je vais vous donner ma voiture et un chauffeur… Cette fois, faites attention aux Indiennes… Je tiens beaucoup à mon chauffeur.

Malko rentra dans la salle à manger pour prendre congé de Dona Izquierdo. Elle s’essuyait les yeux, comme si elle avait pleuré. En se penchant sur sa main pour la baiser, il lui dit à voix basse :

— Si vous revenez à La Paz, je serais heureux de vous voir. Je suis à l’hôtel La Paz, chambre 38.

Elle ne répondit pas.

— La voiture est prête, annonça Don Federico.

Malko le suivit dans la cour. Avant de monter dans la superbe Mercedes 280 gris acier, il toisa l’allemand.

— Nous nous reverrons peut-être.

L’Allemand dit avec un demi-sourire, en espagnol :

Quien sabe ? Hasta luego…[19]

Par-dessus l’épaule de Malko, il regardait « Cantouta », la vigogne. Avec tendresse.

Malko s’installa et la voiture démarra aussitôt. Le chauffeur, un petit chulo trapu et noiraud, conduisait vite et bien. Tandis que l’Altiplano défilait à toute vitesse, Malko réfléchissait. Ceux qui protégeaient Klaus Heinkel ne reculaient devant rien : Jim Douglas, Pedro Izquierdo, Esteban Barriga, et maintenant le pauvre vieux Friedrich. Tout cela pour un homme âgé, hors circuit, un petit sans-grade de l’horreur. Pourquoi s’acharnait-on tellement à le protéger ? Des gens aussi différents que Don Federico, Jack Cambell ou le major Hugo Gomez.

Comme si, toute la Bolivie s’était liguée pour que Klaus Muller reste à tout jamais Klaus Muller.

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