Chapitre III

La nouvelle tenait toute la troisième page du journal Presencia. Avec une photo de Klaus Heinkel-Muller et de son médecin chez qui il s’était donné la mort, dans le quartier élégant de Florida, tout en bas de la ville. Malko parlait assez d’espagnol pour comprendre le sens de l’article. Le journaliste qui l’avait écrit décrivait avec un grand luxe de détails le cadavre de Klaus Heinkel tel qu’il l’avait vu, le crâne fracassé par une balle.

En encadré, il y avait une déclaration du major Hugo Gomez, chef du control politico, déclarant que l’affaire Klaus Heinkel était terminée et qu’on ne saurait jamais la vérité concernant l’Allemand de La Paz.

Malko regarda la signature de l’article. Esteban Barriga. Les obsèques avaient lieu en l’église San Miguel de Calacoto.

— Vous êtes venu pour rien, laissa tomber Jack Cambell de sa voix nasillarde. Vous saurez au moins à quoi ressemble la Bolivie.

Malko replia le journal et le reposa sur le bureau. L’Américain jubilait comme si la mort de Klaus Heinkel le comblait de joie. Au fond, il était assez logique qu’un nazi traqué se suicide. Malko se leva. Sa mission en Bolivie aurait été de courte durée. Par la porte entrouverte, son regard rencontra celui de la secrétaire, au visage ovale et sensuel.

Elle le dévisageait effrontément de ses grands yeux. Elle sourit légèrement, baissa les yeux et se replongea dans sa machine. Sa jupe très courte découvrait jusqu’à mi-cuisses deux jambes parfaites. Il émanait d’elle une aura de gaieté et de sensibilité.

La voix de Cambell fit sursauter Malko.

— Vous êtes en admiration devant Lucrezia… Elle a les plus belles jambes de l’ambassade. Et en plus, il paraît que sa morale est moins stricte que celle de ses petites camarades.

Il avait parlé à haute et intelligible voix et Malko en fut gêné pour la Bolivienne. Il ne voyait plus d’elle qu’un profil pur, avec un menton volontaire et une large bouche sensuelle.

— Je vais m’en aller, dit-il. Dommage que je sois arrivé trop tard.

Jack Cambell eut un geste fataliste.

— Ce type-là devait en avoir trop sur la conscience… À propos, vous avez apporté son dossier, n’est-ce pas ? Ses empreintes et tout. Laissez-moi tout cela, je le renverrai à Langley avec le rapport de la mort. Qu’on ferme le dossier.

Les yeux dorés de Malko ne changèrent pas d’expression. Mais quelque chose se raidit en lui. Son sixième sens alluma une petite lumière rouge dans son cerveau. La voix de Jack Cambell était trop détachée, trop indifférente. Instinctivement Malko mentit.

— J’ai laissé tout cela à l’hôtel.

Une ombre imperceptible de contrariété passa sur le visage de l’Américain.

— Voulez-vous que je vous envoie quelqu’un ?

Malko le fixa de son air le plus candide.

— Au fond, je pourrais emmener votre secrétaire et elle vous ramènera les documents. Ainsi, vous les aurez immédiatement.

Jack Cambell hésita une fraction de seconde, mais la suggestion de Malko l’avait visiblement pris de court.

— O.K., pourquoi pas ? fit-il.

Il se pencha par-dessus le bureau.

— Lucrezia !

La jeune Bolivienne entra dans le bureau. Ses grands yeux noirs étaient pleins d’intelligence et de sensibilité. Debout, ses jambes semblaient encore plus jolies.

— Lucrezia, ordonna Cambell, accompagnez ce gentleman à son hôtel. Vous me rapporterez l’enveloppe qu’il vous donnera.

Elle inclina la tête, avec un coup d’œil en coin à Malko. Les deux hommes se serrèrent la main sans conviction.

— Arrêtez-vous à Rio au retour, suggéra l’Américain, c’est plus drôle que la Bolivie…

Dans l’ascenseur, la pulpeuse Lucrezia garda les yeux baissés. Ils marchèrent côte à côte jusqu’au croisement de la rue Ayacucho. En face de la Banque du Pérou, Malko leva le bras pour arrêter un taxi qui descendait. Lucrezia le regarda, surprise :

— Mais votre hôtel est deux rues plus bas !

Il sourit et la prit par le bras pour la faire entrer dans le taxi.

— Où se trouve le quartier de Florida ?

— Tout en bas de la ville, près de Calacoto. Pourquoi ?

— C’est là que nous allons. Très exactement à l’église San Miguel.


* * *

L’énorme cercueil noir bardé d’argent tenait tout le milieu de l’allée centrale, disparaissant sous des monceaux de couronnes. Apparemment, Klaus Heinkel n’avait pas eu que des ennemis. Les quatre premiers rangs de l’église San Miguel étaient pleins. Des hommes surtout, de type européen et assez âgés.

Malko et Lucrezia observaient la nef du bas-côté. L’expédition semblait amuser prodigieusement la jeune Bolivienne. Elle n’avait posé aucune question sur le soudain désir de Malko. C’était un vrai voyage pour arriver à Calacoto, le quartier résidentiel de La Paz. Le bas de la ville n’était qu’un étroit canon serpentant entre des murailles rocheuses à pic, un peu comme à Beverly Hills. On était au fond de la vallée qui s’élargissait. Calacoto commençait après le pont sur la rivière de La Paz, étalé sur un terrain rocailleux gagné sur la montagne. Des villas entourées de hauts murs, de part et d’autre d’une large avenue montant vers l’église San Miguel, bloc de béton futuriste marquant la fin de la ville.

Florida, où était mort Klaus Heinkel, s’étalait à droite de Calacoto sur une dizaine de blocs.

Ensuite, il n’y avait plus rien.

Le prêtre se retourna et s’avança dans l’allée centrale, agitant son goupillon. Solennellement, il le brandit et commença à asperger le cercueil d’eau bénite, tout en récitant une prière. Quand on connaissait la vie de Klaus Heinkel, il était surprenant que l’eau bénite ne se mette pas à bouillir en touchant le cercueil… Malko chuchota à l’oreille de Lucrezia :

— Vous connaissez les gens qui sont là ?

Elle répondit presque sans bouger les lèvres.

— Ce sont des nazis. Le gros rougeaud là-bas, c’est Sepp, le propriétaire du Daïquiri. Un ami de Klaus Heinkel. Les autres font partie de l’Automobile-Club. Ils sont tous là. Même Don Federico.

— Qui est Don Federico ?

— Don Federico Sturm, le grand, près du cercueil. Un des piliers des amicales nazies en Amérique du Sud.

Ancien colonel SS. Il vit près du lac Titicaca. Il a fait fortune en Bolivie et il est très puissant. On dit qu’il connaît Martin Borman personnellement et qu’il l’a même caché chez lui. Mais on dit tant de choses…

Lucrezia chuchotait d’une voix excitée tandis que Malko scrutait les étranges assistants. Sous leur air confit en dévotion, perçait un sentiment indéfinissable qu’il n’arrivait pas à déceler. Il se concentra sur Don Federico. Un bel homme qui se tenait droit comme un I, impeccable dans un costume sombre qui ressemblait à un uniforme. Se sentant observé, l’Allemand tourna légèrement la tête et Malko croisa le regard de ses yeux froids et très clairs. Il en éprouva une gêne instinctive. Une crispation infime de sa bouche et Don Federico reprit sa position, les mains croisées devant lui.

Tout à coup, Malko réalisa ce qui le chagrinait : tous ces gens avaient l’air joyeux !

Il les réexamina un par un, s’attardant sur chacun. Au bout de quelques secondes, chaque visage laissait percer un petit tic joyeux. Un sourire avorté. Une lueur joyeuse dans le regard, une ride apparue et vite disparue. Comme s’ils étaient tous en train de jouer un bon tour à quelqu’un. Mais à qui ? Massif et sinistre, le cercueil était bien là. Avec un mort à l’intérieur. Or, l’homme qui s’y trouvait, Klaus Heinkel, était des leurs.

L’impression de gêne ressentie en présence de Jack Cambell s’accentuait. Il y avait quelque chose d’étrange dans la mort subite de Klaus Heinkel. Une énigme que Malko avait envie d’élucider avant de quitter la Bolivie.

La cérémonie se terminait. Malko tira Lucrezia par le bras. En descendant l’allée il vit soudain un homme tout petit, à l’écart des autres, avec un faciès indien prononcé et l’air de souffrir. Chétif et hâve, il avait l’air d’avoir honte d’être là. Lui n’était sûrement pas allemand. Au moment où ils allaient sortir, Malko remarqua également un personnage massif, dans l’ombre d’un pilier. Celui-là non plus n’était pas allemand. Olivâtre, la tête ronde, les épaules carrées, les bras ballants, il avait l’air d’une brute bien nourrie et cruelle. Malko remarqua une bosse sous sa veste mal coupée. L’homme était armé. Quand Lucrezia passa devant lui, il la fixa avec insistance, et son regard lécha les jambes découvertes par la mini.

La jeune Bolivienne eut un sourire sec, découvrant ses dents comme pour mordre.

Dès qu’ils furent sur le parvis, Malko demanda :

— Qui était-ce, le gorille près du pilier ? Lucrezia eut une moue dégoûtée.

— Le major Hugo Gomez. Le chef du control politico. Un tueur et un sadique. Il a loué une villa en ville où il torture les suspects de façon tellement horrible que certains jours on est obligé de dévier la circulation pour qu’on n’entende pas leurs cris…

Klaus Heinkel avait dû s’épanouir dans ce beau pays.

— Vous le connaissez ?

La jeune Bolivienne tordit sa bouche en une grimace haineuse :

— J’appartenais à une formation politique d’opposition. Nous avons été arrêtés par les hommes de Gomez qui a tenu à m’interroger lui-même. Il a voulu me violer.

Sa voix vibrait :

— Il se croit un macho, continua-t-elle, parce qu’il viole des filles et qu’il couche le vendredi avec les putains du Maracaïbo… Je l’ai vu serrer avec du fil de fer les testicules d’un jeune homme jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Parce qu’il avait écrit des slogans anti-gouvernementaux sur les murs…

Elle en dégoulinait de haine, la douce Lucrezia. Malko revint à son idée :

— Qu’est-ce que faisait là ce redoutable personnage ? Ce n’est pas un diable de bénitier…

— Il protégeait Klaus Heinkel. Rien ne se passe à La Paz sans qu’il le sache. J’espère que quelqu’un le tuera un jour, ajouta-t-elle avec une conviction profonde.

La jeune femme se tourna vers Malko.

— Nous allons chercher les papiers à votre hôtel, maintenant ?

Malko hésita. Et plongea ses yeux dorés dans ceux de la jeune Bolivienne.

— Nous n’allons pas à mon hôtel, dit-il. Je voudrais vous demander un service.

— Lequel ?

Il la sentait méfiante et sur ses gardes.

— Je crois qu’il y a quelque chose d’étrange dans la mort de Klaus Heinkel. Je voudrais essayer de découvrir quoi…

La Bolivienne le scruta, les sourcils froncés, pour voir s’il plaisantait. Puis son regard s’adoucit et elle sourit à Malko, découvrant des dents éblouissantes.

— Si cela peut causer des ennuis à ce chien immonde de Gomez ! Qu’est-ce que tu veux faire ?

Elle s’était mise à le tutoyer et s’aperçut de sa surprise.

Elle rit.

— Si nous devons être amis, je te dis « tu ». Je dis « tu » à tous ceux que j’aime bien. Toi aussi, tu dois me dire « tu ».

— Cela ne te gêne pas vis-à-vis de Jack Cambell ? dit Malko en se forçant un peu. (Il n’avait pas le tutoiement facile.) Pour ton job.

Elle secoua la tête avec commisération.

— Ma place ! Mais je gagne mille trois cents pesos par mois. Juste de quoi m’acheter des cigarettes. Je travaille seulement pour ne pas devenir folle d’ennui. Et Jack Cambell, il me fait chier ! Un jour, il a voulu m’embrasser et j’ai cru qu’il avait une carcasse de lama qui pourrissait dans sa gorge…

Malko sourit. Le langage vert de son alliée inattendue était délassant. Mais il avait des scrupules à l’embarquer dans sa galère.

— Cela peut être dangereux, dit-il.

Lucrezia haussa les épaules et lui jeta un regard brûlant.

— Tu seras mon macho… Tu me protégeras. Vamos.

Autour d’eux, les Allemands sortaient de l’église, compassés, mais vaguement réjouis. Celui que Lucrezia avait désigné comme Don Federico jeta un regard pénétrant à Malko, intrigué par ses cheveux et son allure germanique. Celui-ci se sentait mieux. Ici, on n’était qu’à trois mille mètres. Presque le niveau de la mer ! On pouvait jouer au tennis, sans tomber raide mort. Mais il fallait remonter au centre, à trois mille sept cents mètres, là où le moindre effort vous mettait cent ans sur les épaules.

Il pensa à la tête de Jack Cambell ne voyant revenir ni sa secrétaire, ni ses documents.

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