XXXIII

Robic était arrivé à l’heure à l’aquarium de Saint-Malo. Il y resta un long moment, affectant d’observer les poissons, dans l’espoir de voir apparaître Gilles. Mais son portable ne répondait pas. Anormal. Quelque chose avait dérapé et, à l’heure qu’il était, Gilles était aux mains des flics, il n’en doutait pas une seconde. Accusé de l’assassinat du docteur Jaffré, sur ordre. Robic était convaincu que Gilles n’avait pas lâché son nom, mais son appartenance à sa bande lycéenne était peut-être déjà connue, raison de plus pour tirer son associé des griffes des flics.

L’attaque contre Adamsberg, prévue pour ce soir, était devenue d’autant plus nécessaire. Un boulot pas facile, car selon ses indics, le commissaire sortait toujours en groupe de l’auberge, bavardant quelque temps, et embarquait ses quatre adjoints à bord d’une voiture. Il ferait sans doute sombre mais pas encore nuit, ce qui permettrait au Prestidigitateur de le reconnaître aisément depuis sa planque, il connaissait son visage. Planque aisée sous la voûte à colonnes faisant presque face à l’auberge. Mais il faudrait pouvoir isoler le commissaire, ne serait-ce que quelques secondes, pour que son homme atteigne la cible.

Robic réfléchissait sur la route de retour de Saint-Malo. L’idée d’exiger la sortie de Gilles avec immunité sous peine de représailles mortelles lui semblait aussi audacieuse qu’excellente. Avec une simple balle dans le bras en guise de premier avertissement ce soir. Deux premières attaques avec blessures, puis la mort s’il n’était pas obéi. Ceci pour donner du temps à l’opinion et aux médias de se mobiliser. Le ministre de l’Intérieur pouvait-il se permettre de perdre un homme aussi renommé et presque unanimement apprécié qu’Adamsberg ? D’être accusé d’avoir sacrifié le commissaire pour la gloire d’avoir arrêté un seul assassin ? Cela ne lui semblait pas probable. Après les deux premières blessures, il céderait sans doute et négocierait. Obtenir l’immunité de Gilles était une chose, mais lui, Robic, avait décidé de la mort d’Adamsberg. Ce type était sur ses traces et il ne s’arrêterait pas là, il en était persuadé. Et rien ne l’empêchait de le faire descendre, même après la libération de Gilles.

Ainsi, sa résolution était prise et bien prise. Il passerait un appel au commissaire quand le groupe serait rassemblé devant l’auberge. Adamsberg s’éloignerait un peu pour entendre et, une fois le flic isolé, son homme tirerait. Il devait informer le Prestidigitateur du changement de programme : tirer quand Adamsberg s’écarterait des autres et ne lui infliger qu’une blessure au bras, assez légère pour qu’il soit sorti de l’hôpital le lendemain. Ne restait plus qu’à préparer son message au commissaire. Mais il ne l’enverrait pas ce soir, où ils auraient tôt fait de l’encercler d’une haie de gardes du corps. Demain. Demain car ce ne serait qu’après la blessure au bras que le message serait crédible. Ils mettraient bien sûr en place un dispositif de sécurité autour de lui mais il méditait déjà son plan pour contourner cet obstacle de taille. Pour ce tir, il changerait d’homme et prendrait le Joueur, qui avait commencé sa carrière dans le cirque comme gymnaste, contorsionniste, sauteur, équilibriste, toutes performances pour lesquels son corps mince était spectaculairement doué.

Il se gara sur le bas-côté et prépara son message à l’avance : Adamsberg, faites relâcher Gilles sur-le-champ avec immunité ou vous le paierez de votre vie. L’agression d’hier n’était qu’un premier avertissement, vous en recevrez un deuxième. Si Gilles n’est pas libre d’ici trois jours, vous mourrez.

Très bien, pensa Robic. Classique, mais efficace en diable.


Les huit policiers, après leur copieux dîner chez Johan, discutaient encore des événements de la journée dans la rue, devant le pas-de-porte de l’auberge. Adamsberg s’éloigna de deux mètres pour prendre l’appel d’un numéro inconnu. Un coup de feu éclata et le commissaire porta la main à son bras en se pliant en deux. Le sang coulait abondamment, il y eut un moment de panique dans la troupe et seuls Veyrenc et Matthieu avaient gardé assez de présence d’esprit pour tenter de repérer le tireur. Un homme s’éloignait en courant, et à vive allure. Il était déjà à plus de trente mètres d’eux quand les deux policiers le prirent en chasse.

— Dessus, Retancourt, dessus ! cria Adamsberg comme on lance son chien de chasse sur un sanglier.

Retancourt n’avait pas attendu l’ordre de son chef et elle arrivait déjà à la hauteur de Matthieu et Veyrenc.

— Partis trop tard, dit Veyrenc en soufflant, on ne l’aura pas, il court plus vite que nous.

— On l’aura, dit Retancourt, mais donnons-lui du temps. Un complice l’attend forcément quelque part. Mieux vaut en choper deux qu’un seul.

Le lieutenant dépassa les deux policiers et réduisit de beaucoup l’écart entre elle et le tireur, bien visible dans le clair-obscur. De passages en ruelles, l’homme aboutit à un chemin de terre où stationnait une voiture, tous feux éteints. Retancourt adressa un signe du bras à ses deux collègues et passa à la vitesse supérieure. Ni Matthieu ni Veyrenc ne parvenaient à la rejoindre. Le tireur se retourna sans cesser de courir et fit feu sans atteindre sa poursuivante qui lui tomba sur le dos et l’écrasa à terre sous son poids tout en lui ôtant son arme. Elle visa la voiture aux pneus et en fit éclater trois. Allongée au sol, bien installée sur le corps du tireur qui se démenait inutilement, elle fit éclater le pare-brise arrière puis le rétroviseur avant. La balle passa assez près du conducteur pour lui faire quitter sa voiture et rouler à plat sur le chemin, bras tendu. Retancourt attendait ce mouvement et lui tira dans la main avant qu’il ait eu le temps de lever son cran d’arrêt. Deux secondes de décalage. Entre-temps, Matthieu et Veyrenc avaient rallié leur collègue qui menottait le tireur.

— Occupez-vous de l’autre, cria-t-elle. Il est atteint à la main mais gaffe, son arme est juste à côté. Une seconde, je vois briller la crosse. Ces crétins qui ne peuvent s’empêcher de frimer avec un flingue à crosse de nacre.

Retancourt envoya deux balles dans le pistolet, l’éloignant de deux mètres sur le chemin.

— Vous pouvez y aller, la voie est libre.

Aussitôt debout, elle téléphona pour avoir des nouvelles d’Adamsberg.

— Ça va aller, dit-elle en raccrochant, un soulagement dans la voix. La blessure n’est pas profonde mais il faut recoudre. Noël est déjà en route pour l’hôpital de Rennes.

Elle avait saisi son prisonnier par le col et commençait à le traîner derrière elle. Mais l’homme se démenait dans tous les sens et elle le calma d’un coup de poing.

— Désolée, dit-elle aux deux autres, mais il faut bien ramener ces types. Il fera un petit somme de rien du tout.

Retancourt halait son homme comme s’il se fût agi d’une balle de coton, au lieu que Veyrenc et Matthieu, qui s’y prenaient à deux, peinaient un peu plus avec le gros chauffeur. Alerté, le groupe attendait devant la porte de Johan.

— On a perdu du temps, expliqua Retancourt, en posant sans ménagement son paquet encore étourdi près des marches de l’auberge. Je ne voulais pas attraper le tireur avant qu’il ait rejoint son complice.

— Mercadet, dit Veyrenc en déposant à son tour le chauffeur à côté du tireur et menottant les deux hommes, leur voiture est au coin de la ruelle du Chêne Mort et d’un chemin de terre.

— Le chemin de la Guillotine, dit Johan.

— Très bien. Matthieu, que les gendarmes viennent remorquer le véhicule et qu’ils emportent le tireur en cellule à Rennes et le chauffeur à l’hôpital de Combourg sous bonne garde, pour soigner sa main.

— Et Josselin ? proposa timidement Johan. Il pourrait venir voir avant s’il reconnaît ces types, leur visage ou leur voix. Puisqu’il paraît que leurs papiers sont faux.

— Excellente idée, dit Retancourt, faites-le venir.

Josselin arriva quelques minutes plus tard, sauta de son vélo et observa les deux hommes. Il prit Matthieu à part.

— Je ne peux pas les nommer d’après leur visage. Je ne suis pas assez sûr de moi, cela fait trop longtemps et je n’ai pas une bonne mémoire. Il faudrait leur faire dire quelque chose.

— Je m’en occupe. Restez à côté de moi.

Matthieu s’accroupit d’abord auprès du tireur.

— T’as manqué ton coup, hein ? dit Matthieu.

— J’ai rien manqué du tout.

— C’était quoi ton but ?

— Le blesser au bras. Et c’est fait.

— C’est quoi ton vrai nom ?

— Tu peux toujours courir.

— Tu veux que je t’asseye sur les marches ?

— Rien à foutre. Ce que je veux, c’est que tu dégages.

Matthieu se releva et s’éloigna avec Josselin.

— On ne le fera pas parler tellement plus. Ça vous dit quelque chose ?

— Je pense qu’il s’agit du « Prestidigitateur ». Et son visage me dit vaguement quelque chose. Vous auriez cette photo de la classe de terminale du lycée de Rennes ?

— Mercadet l’a sûrement archivée.

Une minute plus tard, Mercadet appelait Matthieu et Josselin à l’intérieur de l’auberge éclairée. Sur grand écran, il afficha la photo de classe ou figurait Chateaubriand. Tout le monde y souriait, selon l’usage. L’image était nette et Josselin l’examina, visage par visage.

— Lui, c’est Robic, dit-il en montrant un adolescent aux cheveux ras, au menton en avant, aux dents mal plantées. Mais vous connaissez déjà. Celui qu’on cherche, avec le nez fin, les cheveux plantés très bas, bouclés, bruns…

Josselin ressortit pour observer de nouveau le visage du tireur.

— Qu’est-ce t’as à me regarder ?

— Je suis Chateaubriand, ça ne te rappelle rien ?

— Ah, Chateau ! dit l’homme en se marrant. Le grand homme de la classe !

L’homme sentit qu’il en avait peut-être trop dit et son visage se ferma. Josselin revint à la photo.

— Il s’est trahi. Il était bien dans ma classe. Et donc un cou court, des lobes d’oreilles allongés, des yeux bruns et petits, très rapprochés du nez, le front bas… C’est lui, dit-il en pointant son doigt sur un adolescent qui ricanait plus qu’il ne souriait. Il faisait partie des salauds mais il était encore emprunté. Il a perdu bien des cheveux depuis.

Mercadet consulta son fichier.

— Deuxième rang, troisième en partant de la gauche, c’est Yvon Le Bras. Merci, Josselin. Vous pouvez tenter quelque chose pour le chauffeur ?

— Venez le faire parler pendant que j’écoute et que je le regarde.

Matthieu et Chateaubriand s’agenouillèrent auprès du chauffeur, qui se tenait la main. Johan l’avait désinfecté et pansé au mieux. Les gendarmes venaient d’arriver mais Matthieu leur demanda d’attendre.

— Alors toi, dit Matthieu, t’attendais comme un con au volant de la voiture, t’avais rien d’autre à faire qu’à démarrer et tout a foiré.

— La faute à cette foutue bonne femme, gronda l’homme d’une voix basse, rauque. C’est quoi cette créature ? Une femme ou un boulet de canon ? Elle m’a bousillé la main, cette salope.

— Tu la visais avec ton flingue.

— Ça me suffit, dit Josselin.

Chateaubriand revint à la photo.

— Une voix basse, rauque, un nez rond comme une bille, les sourcils qui se rejoignent, la pomme d’Adam très saillante sur un cou maigre, c’est lui, dit « Domino », dit-il en désignant un nouveau visage.

— Et donc c’est Jean Gildas, dit Mercadet après quelques instants de recherche.

Matthieu fit signe aux gendarmes qu’ils pouvaient emmener le blessé. Deux d’entre eux garderaient sa porte à l’hôpital de Combourg. Un autre véhicule emportait le tireur vers le commissariat de Rennes, Verdun au volant et Berrond aux côtés d’Yvon le Bras, dit le « Prestidigitateur ».

— Donc déjà cinq dans la même classe, dit Matthieu en notant : Pierre Robic, Yvon Le Bras, Jean Gildas, Hervé Pouliquen et Pierre Le Guillou.

— J’ai les adresses des deux nouveaux, dit Mercadet en levant le nez de sa machine. Le tireur habite Louvigné et le chauffeur Bois-sur-Combourg. On prévoit deux nouvelles perquisitions, commissaire Matthieu ?

— Avec l’accord d’Adamsberg et du divisionnaire, oui.

— Je vous laisse organiser cela, dit Mercadet qui ne tenait plus debout.

Noël entra avec Retancourt, revenant de l’hôpital de Rennes. Tous les visages se tournèrent vers eux.

— Pour ce que l’infirmière nous en a dit, le biceps a été perforé, ils vont recoudre tout cela sous anesthésie locale et nous le rendre demain, avec antibiotique, antiseptique et pansement à changer tous les jours. Évidemment, il ne pourra pas facilement bouger le bras avant la cicatrisation. Donc, une attelle.

— Bon Dieu de soulagement, dit Johan en versant le chouchen. À quelle heure on l’opère ?

— Dès ce soir.

Matthieu résuma les identifications de Josselin pour Noël et Retancourt.

— C’est du beau boulot, dit Noël, on cueille les hommes de Robic comme des pommes et ça ne doit pas lui plaire. Mais cette affaire nous éloigne de notre but initial : le tueur de Louviec.

— Non, dit Retancourt, on suit sa diagonale, comme a dit le commissaire. Robic a fait tuer le docteur à la demande d’un gars de Louviec. En coinçant sa bande, on coince notre tueur. Suffit qu’on fasse parler l’un des leurs.

— Juste, dit Veyrenc. Commissaire, je propose qu’on se colle demain aux deux perquisitions dès que possible. Les deux maisons dans la journée.

— Ça marche, dit Matthieu. On ne procédera aux interrogatoires qu’après en avoir fini avec les fouilles. On ne sera que sept. C’est un peu juste pour deux baraques à visiter dans la journée. J’amène cinq hommes de plus et notre perceur de coffre.

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