Depuis l’assassinat de Gaël Leuven, Sept jours à Louviec sortait des éditions spéciales d’une page à chaque nouvel événement, rendant compte du meurtre d’Anaëlle Briand, puis de celui du maire, puis de la psychiatre, enfin du docteur, et établissait l’existence d’un intermédiaire entre un habitant de Louviec et un ou plusieurs complices de l’extérieur. Les journalistes ne mirent pas longtemps à supposer un lien entre les deux attaques contre Adamsberg et une bande bien organisée osant défier les forces de police venues en protection du commissaire. Comme l’avaient dit Johan et Maël, cela faisait bien longtemps que Robic était suspecté de délits par les habitants, soutenu par une troupe performante, sans nulle preuve pour l’affirmer. Et l’arrestation successive de l’assassin du docteur et de quatre hommes coupables d’attentats contre le commissaire avait mis le petit journal en ébullition. « L’affaire de Louviec » avait gagné les unes de la presse nationale et l’on tentait de contenir au mieux les hordes de journalistes qui envahissaient le village. Mais ils allaient de maison en maison et le nom de Pierre Robic, maintes fois prononcé, gagna lui aussi sa place dans leurs articles.
Pour le moment, et afin qu’on la laisse en paix, nul d’entre eux n’avait su l’enlèvement de la petite Rose, mais les flics avaient accepté de les informer de l’arrestation des six derniers hommes de la bande, dont une partie des noms avaient été révélés. Mais parmi ces hommes, se plaignait la presse – tout en saluant ce « remarquable coup de filet » –, aucun élément n’avait encore permis d’impliquer l’un d’entre eux dans les meurtres de Louviec. Les soupçons se portaient sur Hervé Pouliquen, puisqu’auteur d’un meurtre semblable sur la personne du docteur, sans qu’on puisse établir le moindre rapport avec les quatre autres assassinats.
Traversant la haie de journalistes installés devant le commissariat de Rennes, Matthieu et Adamsberg décidèrent de laisser aux adjoints du commissaire le soin de se charger du Poète et du Muet et d’interroger ensemble Robic et Le Guillou, espérant attiser le conflit qui était né entre les deux hommes.
Face aux deux chefs de bande, ils se heurtèrent à la dureté des anciens caïds qui terrorisaient déjà le lycée de Rennes, mais cette fois pour des raisons différentes, le premier se sachant lavé du rapt de la fillette et se sentant à l’abri de poursuites trop lourdes pour ses autres délits, le second, rageur, sachant qu’il n’échapperait pas à la détention à perpétuité, sauf s’il niait toute participation à un meurtre.
Les deux anciens amis indissociables s’étaient mués en ennemis farouches. Robic, comme le ministère lui en donnait le droit, croyait-il, se désolidarisa spontanément de toute implication dans l’enlèvement et reconnut, de même que Le Guillou, les vingt-deux forfaits énumérés par le Ventru et le Lanceur. Auxquels manquaient tous ceux exécutés sur la zone de Los Angeles sur lesquels ils demeuraient farouchement muets. Tout en jurant n’avoir jamais commis d’homicide.
— C’est faux ! cria Le Guillou. C’est lui et lui seul qui, quelques jours après son arrivée à Louviec, a tué le Bourlingueur !
Robic secoua la tête, indifférent, niant l’évidence et rejetant l’accusation d’un revers de main.
— À supposer que cela soit vrai, quels étaient alors les tueurs attitrés de l’équipe ?
— Hervé Pouliquen et le Prestidigitateur, débita Le Guillou. Et c’est Robic qui les dirigeait comme des marionnettes et distribuait les rôles.
— Tu oublies le Tombeur, dit Adamsberg. C’est-à-dire toi-même, Le Guillou. Non, n’ajoute rien, tu te défendras plus tard. Et lequel a assassiné Donald Jack Jameson ?
— Le Bourlingueur, mais c’est Robic qui a manigancé toute l’affaire, Robic qui a rédigé le testament.
— Et lequel de la troupe a tenté de tuer la petite Rose, en lui faisant avaler deux cachets de barbituriques avec son dîner ? Car sans notre intervention, selon les médecins, la dose était si forte qu’elle en serait morte dans la nuit.
— Quoi ? hurla Le Guillou qui s’était levé, menottes aux mains, se tournant vers son ancien chef. Quoi ? Tu as osé faire cela ?
— Ce n’était que pour l’aider à dormir.
— Tu te fous de ma gueule ? T’as entendu ce qu’ont dit les médecins ? Tu avais projeté de l’assassiner, à l’insu de nous tous ! Parce qu’elle t’avait vu ! Et tu nous as fait gober que tu la libérerais samedi ! Espèce d’ordure ! Toucher aux gosses ! C’est pour cela que tu as voulu lui porter son dîner toi-même !
— Je n’ai pas à répondre dans cette affaire, que le ministère a effacée de mon dossier. À juste titre.
— En effet, reprit Adamsberg. Et nous en reparlerons. Quant aux quatre hommes qui étaient avec vous, étaient-ils tous au courant du kidnapping ? Le Ventru et le Lanceur, cela va de soi. Mais le Poète et le Muet ? Je vous demande une minute.
Adamsberg envoya les photos du Poète et du Muet à Maël, lui demandant s’il reconnaissait l’un ou l’autre des hommes qu’il avait surpris chez Le Guillou.
— Je les ai vus de face quand ils revenaient vers leur voiture. Le premier a apporté les jouets, le deuxième le matelas. Garanti sur facture.
— Et le troisième, celui qui transportait les vêtements, il te dit quelque chose ? Je t’envoie une photo.
— C’est le type aux vêtements. Pas de doute là-dessus, commissaire.
Adamsberg montra les messages à Matthieu, qui hocha la tête et envoya l’information à ses adjoints.
— Tous dans le bain, dit-il. Mais sans doute un seul qui avait l’intention de tuer. Tu as de la chance, Robic, beaucoup de chance.
— Parce que cette crevure a accepté de négocier avec vous. Il nous a tous laissés choir aux mains des flics, et lui, il s’en tirait.
Dans une autre salle, s’achevait l’interrogatoire du Poète et du Muet, mené par les adjoints de Matthieu, en présence d’un interprète en langue des signes.
— Et donc selon vous, vous ne saviez ni l’un ni l’autre qu’un kidnapping avait eu lieu et qu’une enfant se trouvait à la cave. Alors qu’est-ce que vous foutiez là ?
— Le Guillou nous avait invités, dit le Poète.
— C’était courant, ces petits dîners entre amis ?
— C’était très rare, mima le Muet. Et généralement pour nous annoncer un nouveau coup à monter. On se rencontrait surtout dans des lieux abandonnés.
— Donc rien à voir avec la gamine. En ce cas pourquoi, toi, le Poète, tu as apporté un sac de jouets chez Le Guillou dans l’après-midi ? Sans même changer l’emballage. Et toi, le Muet, pourquoi as-tu livré un matelas d’enfant un peu plus tard ? Sans même le couvrir entièrement ? Vous n’avez vraiment pas grand-chose dans le crâne, car quelqu’un vous a vus, et vous a reconnus. Vous étiez tous dans le coup.
— Une cigarette ? proposa l’autre policier. Il y a une question difficile qui vous attend.
Les deux prisonniers et les deux flics s’accordèrent une pause de quelques minutes, le cendrier placé entre eux quatre.
— Robic est bien descendu à la cave avec un plateau ? reprit un policier.
— Oui, dit le Poète, il lui apportait du pain, du fromage et un verre d’eau. J’ai pas trouvé ça beaucoup, un seul verre d’eau pour une gosse.
— Et quoi d’autre ?
— Rien, fit le Muet.
— Si. Deux comprimés de barbituriques, si forts pour une enfant de huit ans que vous l’auriez retrouvée morte au matin si les flics ne l’avaient pas tirée de là à temps et envoyée en urgence à l’hôpital.
Lenôtre observa le visage bouleversé du Poète et celui, défait, du Muet. Le choc était réel.
— On devait la relâcher samedi, si les copains n’avaient pas été libérés, dit le Poète. Si on avait manqué notre coup.
Le Muet appuya la déclaration du Poète avec de grands signes de tête.
— Voilà ce qu’était votre patron. Non seulement un criminel qui vous confiait tout le sale boulot sur le terrain, mais un tueur d’enfant.
— Il avait des gars qui tuaient pour lui dans les coups rudes, oui, dit le Poète.
— Le Tombeur, Gilles, le Prestidigitateur, c’est bien cela ? dit Lenôtre qui recevait les informations des commissaires.
— Oui. Mais toucher à une gosse, je ne peux pas le croire.
— Eh bien croyez-le maintenant, et réfléchissez si vous devez protéger cette ordure. On est en train de procéder à la perquisition de vos deux domiciles. Tous les coffres des neuf autres ont été trouvés. Dites-nous où sont les vôtres, ça gagnera du temps. Plus vous coopérez, plus vous y gagnez.
— Dans une trappe, sous le lave-linge, dit le Poète.
— Dans le compost, expliqua le Muet.
— Ça pue, dit Lenôtre.
— Ça c’est vrai, fit le Muet, on ne peut pas le nier, ça pue.
— Comme on vous a dit pour les planques, demanda le Poète, on pourrait avoir une autre cigarette ?
— Une gosse, marmonna le Muet par signes. Une gosse. Il nous a entraînés là-dedans. Il le paiera, je jure qu’il le paiera.
— Mais ce salopard va être libéré, dit le Poète de sa belle voix timbrée. Et il a encore quelques types avec lui. Lointains, discrets.
— Leurs noms ?
— Inconnus. Robic compartimente ses informations, même avec les plus anciens de ses associés, comme moi. Et de toute façon, ce seraient de faux noms.
Tous les inculpés avaient été ramenés dans leurs cellules, à l’exception de Robic. Une cloche sonna à six heures du soir, annonçant la distribution du dîner. Adamsberg s’approcha d’un des hommes qui poussait un chariot de plateaux, des côtes de porc qui n’étaient plus de la première jeunesse et des poireaux.
— Vous, les gardiens, vous mangez la même chose ?
— Non, tout de même, c’est la qualité un peu au-dessus. Mais faut quand même y mettre de la bonne volonté.
— Je n’ai jamais compris pourquoi, sans aller jusqu’aux menus de Johan, on servait aux prisonniers de la bouffe inqualifiable.
— Pour les casser, dit Matthieu en lisant un message.
— Et ça donne le résultat contraire.
— Quand j’étais gosse à la cantine, pas un de nous n’arrivait à finir son repas. Nouvelles de Verdun : les deux dernières maisons sont en cours de fouille et ce ne sera pas long vu qu’on a les planques. Pourquoi tu ne parles plus ? Tu as une pensée qui se promène dans ton lac ?
— Non, je réfléchis à la manière de faire sortir Robic d’ici sans que toute la presse soit au courant. Ça ne ferait pas du tout notre affaire.
— On passera par les cachots où l’on met les plus durs à cuire. Le couloir débouche à l’opposé de la place. Je le ferai masquer, baisser la tête et nul ne verra son visage. On prendra une voiture banalisée et quatre flics pour reconduire Robic l’Immonde chez lui. T’as su ce qu’a dit le Poète ?
— Qu’il y avait encore des types qui traînaient avec lui.
— Qui peuvent faire « payer ça » à Robic.
— Ou l’aider.
— Ou venger son arrestation avant tout autre chose. Te tuer. Achever son œuvre. Reste planqué, on ne sait pas ce que cette ordure a dans le crâne.
— Je ne peux pas rester planqué, Matthieu. Je dois extravaguer. Je dois aller sur mon dolmen.
— Tu dois ?
— C’est cela. Ce sont les bulles, les idées vagues. Elles se décollent des fonds vaseux. Elles bougent, elles oscillent, elles se heurtent. Je ne peux pas me permettre de les abandonner trop longtemps ou elles repartiront bouder au fond du lac.
— C’est vraiment indispensable ?
— Ça l’est. J’ai le temps, on dînera tard ce soir.
— Admettons, soupira Matthieu. Tu iras les guetter sur ton dolmen tandis que tes huit gardes du corps te veilleront, toi, toi qui vagabondes.