IX

Le commissaire Matthieu était là pour les accueillir à la gare. Le maire de Louviec avait fait les choses au mieux, et vite. Il avait utilisé une ancienne maison municipale, autrefois destinée à accueillir les personnes âgées dépendantes. Une vaste salle donnant sur un pré, une cuisine, dix chambres à l’étage, chacune avec des toilettes hautes et une douche de plain-pied, munie de barres de soutien. Évidemment, les lits étaient bordés de barres métalliques pour éviter les chutes. Le tout propre et quasi désinfecté. Il était près de vingt heures quand l’équipe prit possession des lieux.

— Le ratissage des magasins d’outillage de Rennes, ça a donné quelque chose ? demanda Adamsberg en installant ses affaires.

— Pas si mal, dit Matthieu en souriant. Tu avais raison, quatre couteaux vendus en quatre emplacements différents. Tous à rivets argentés. Quatre ! Le type – car il n’avait qu’un seul déguisement – s’est fait un peu remarquer car il est assez rare qu’on demande un couteau Ferrand, qui est le plus cher sur le marché.

— Quatre… Il projette encore trois crimes ! Et puisque c’était le même type, le fait de disperser ses achats dans des lieux différents montre assez qu’il est méfiant et que ses intentions sont féroces et déterminées. Il s’est nécessairement travesti. À quoi ressemblait-il ?

— Imprécision des témoignages, toujours, avec quelques détails. « Taille moyenne », « entre deux âges », mais en tout cas une tête assez voyante.

— Il le faut pour masquer son vrai visage. Des cheveux roux, non ?

— Gris. Mais en effet, une moustache, des sourcils et un bouc roux. Bedonnant, des grosses joues, le teint rougeaud, une verrue sur l’aile du nez. Des habits quelconques, gris et un peu défraîchis, une vareuse et une vieille casquette de marin. On n’a personne à Louviec qui soit vêtu en marin, ce n’est pas un village de pêcheurs. La tenue assez débraillée a été remarquée par les vendeurs car ce couteau vaut quand même plus de quarante euros.

— Parfait, tout cela s’invente, Matthieu. Le ventre, les joues gonflées, rougies, de la cendre pour les cheveux, une teinture à l’eau pour les sourcils et la moustache, et même la verrue, facile à fabriquer avec une boulette de colle. Il a dû acheter la teinture dans une grande surface. Et après ses courses, aller se décolorer et se changer dans un grand café. Ce qui suppose qu’il avait un sac.

— Je l’oubliais. Un sac de marin, qu’il tenait par une sangle à l’épaule.

— Il y a fourré ses frusques, son ventre, sa parure de marin, sa verrue, recouvré son apparence normale et repris la route. Pas si facile de se débarrasser d’un gros sac en plein jour.

— Entre les petits villages de Saint-Germain et Saint-Médard, tu peux atteindre les rives de l’Ille. Si le gars a pris soin de lester son sac avec des pierres, il n’avait qu’à faire un court détour et le jeter dedans.

— Je me demande où il aurait trouvé des vieux habits de marin.

— À Saint-Malo, il y a des marchands de frusques qui en vendent. Neufs ou vieux. Très touristique. En tout cas, on n’a pas un gars à Louviec qui évoque ce signalement. Quatre couteaux, nom de Dieu.

— Expédition très bien préparée, dit Noël. Le type en a là-dedans, dit-il en se tapant le front.

— Dès que vous êtes prêts, on se retrouve à l’Auberge des Deux Écus, dit Matthieu en quittant les lieux. Le patron nous a réservé une grande table, il m’a dit qu’il vous faisait les mêmes prix qu’aux habitants de Louviec.

— D’accord, répondit Adamsberg d’une voix soudain lointaine.

Et le commissaire resta statufié dans sa chambre. L’idée vague, celle-ci ou une autre. Mais qu’est-ce qui s’était passé, bon sang ? Rien, absolument rien. Noël avait dit que le tueur était un malin et s’était tapé le front. Pas de quoi partir dans des idées vagues. Que le ministre lui avait par ailleurs interdites. Il se secoua, nota ce micro-événement dans son calepin, passa ses doigts dans ses cheveux pour se repeigner et rejoignit l’auberge, à six minutes à pied. Matthieu avait amené deux de ses collègues, un petit homme tout en rondeur, y compris d’esprit, de la forme du nez à celle du bout des doigts, et un dégingandé aux cheveux blonds éclairé par un grand sourire aux dents très blanches. Le commissaire leur en avait fait préalablement un portrait rapide : le petit, Berrond, souple et liant, n’avait pas, au physique, l’allure d’un homme déluré et productif, alors qu’il était un énergique infatigable et subtil. Verdun, lui, dont on devinait à son visage lumineux qu’il était un homme entreprenant et rapide, présentait une face inverse faite de prévoyance, de discrétion et de réserve. Ni l’un ni l’autre ne montraient la moindre rancœur envers le débarquement d’une équipe parisienne et les deux groupes s’entendirent sans effort. Matthieu avait pris soin d’exclure de son choix les agents parisianophobes, si bons soient-ils.

Le patron, Johan, dont la voix haute et forte s’entendait depuis leur table, située à l’opposé du comptoir, près de la grande cheminée, s’approcha d’eux carnet en main pour leur souhaiter la bienvenue, puis baissa soudainement le ton pour presque leur murmurer la teneur du repas qu’il proposait de leur servir, en leur énumérant longuement sa composition, avec les vins l’accompagnant. Si ce dîner ne convenait pas, une alternative était possible, qu’il décrivit avec la même minutie discrète et passionnée. Vu les rations très copieuses aperçues sur les autres tables, chacun opta pour le menu du jour, mais entrée exceptée. Un peu froissé, Johan s’éloigna avec la commande.


— Pourquoi chuchote-t-il ?

Matthieu sourit et chuchota à son tour.

— C’est un instinct de protection. Il est fiévreusement attaché à la qualité et aux spécificités de sa cuisine. Il en parle toujours à mi-voix comme s’il craignait que quelque espion ne lui vole ses secrets d’État. Ses recettes ne sont écrites nulle part, hormis dans sa tête. Un conseil : ne l’interrompez pas quand il vous décrit ses plats de manière si circonstanciée, vous lui feriez de la peine.

— Et il ne craint pas qu’un hôte ne les mémorise ?

— Non, trop compliqué, et il omet volontairement des détails clés tout en en ajoutant des faux – je le sais de son chef cuisinier. C’est comme un message codé. Ses préparations sont donc impossibles à reproduire.

— Tout le monde a un grain ici, dit Retancourt.

— Parfois, il faut s’approcher assez près du grain pour le repérer.

Matthieu décela un mouvement à la table des habitués.

— Tenez-vous prêts, dit-il. À présent que Johan est passé prendre la commande, Chateaubriand ne va pas tarder à venir nous voir avant que nos plats soient servis. N’oubliez pas : vous ne l’avez jamais vu. Appelez-le simplement « monsieur ».

Quelques minutes plus tard, Josselin gagnait leur table tandis que Johan approchait une chaise.

— Merci, Johan, mais je n’ai pas l’intention de déranger longtemps dit-il en s’asseyant tout de même.

— Aucun dérangement, dit Matthieu, vous êtes le bienvenu. Vous connaissez déjà le commissaire Adamsberg, je vous présente les quatre membres de sa brigade qui l’accompagnent. Les lieutenants Veyrenc, Noël, Retancourt et Mercadet.

Il y eut un échange de salutations et de « Bonsoir, monsieur », qui sonnaient très naturellement.

— Ainsi, commissaire Matthieu, voici donc votre nouvelle équipe, dit Josselin dont le regard curieux s’attardait sur Retancourt et sa stature peu commune.

— À ce détail près que ce n’est pas ma nouvelle équipe mais celle d’Adamsberg, auquel le divisionnaire à présent en charge de l’affaire de Louviec a confié la responsabilité.

— Figurez-vous que j’ai su cela, dit Josselin en se tournant vers Adamsberg. J’étais à deux doigts d’aller en cellule et je vous suis hautement reconnaissant que votre obstination à me croire innocent ait abouti à dessaisir le divisionnaire local pour vous passer la main.

— Et comment l’avez-vous su ?

— Par Matthieu, qui a asséné au divisionnaire tous vos arguments et l’a vivement engagé à ne pas se ruer sur cette piste. En pure perte. Et hier, Le Floch est entré en rage, vous accusant d’avoir prévenu son propre divisionnaire qui lui-même a alerté le ministère.

— Vrai, dit Adamsberg. Bien que ce ne fût pas alors mon affaire, il m’a paru bon qu’il soit informé car il a en effet le bras long, très long. Mais pour être juste, dit Adamsberg, c’est le ministère qui n’a pas toléré l’acharnement de Le Floch contre vous, ce à quoi je m’attendais.

— Et pour être encore plus juste, ajouta Chateaubriand avec un sourire, ce n’est pas du tout mon insignifiante personne que le ministère a protégée, mais Lui. Lui, l’aïeul.

— Nous en sommes tous bien d’accord, dit Adamsberg en souriant à son tour.

— Mais pardon, dit soudainement Chateaubriand en sursautant, je suis un véritable goujat, je ne me suis pas même présenté à vos adjoints. Messieurs, madame, merci de votre renfort. Je me nomme Josselin de Chateaubriand, j’habite Louviec, et c’est moi qu’on accusa des deux crimes.

— Je crois qu’ils l’avaient compris, dit Adamsberg, je leur ai exposé l’affaire et votre cas avant notre départ.

— Alors tout est bien, dit Josselin en voyant arriver les plats. Je vous souhaite bon appétit à tous et vous sais gré de votre présence.

— Il parle toujours comme ça ? demanda Noël quand Josselin fut assez éloigné.

— Son soi-disant aristocrate de père l’a élevé comme un futur vicomte, expliqua Matthieu. Même si Josselin y est farouchement opposé, cela laisse des traces.

— Et ça donne un grain ? demanda Retancourt.

Adamsberg parut réfléchir un instant avant de répondre.

— C’est possible, dit-il.

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