VIII

Danglard sortit de son bureau, agitant un bras, adressant au commissaire de grands signes muets lui enjoignant de venir le rejoindre sur-le-champ.

— L’attaché et premier secrétaire du ministère de l’Intérieur en ligne, lui murmura-t-il. Ça urge, hâtez-vous.

— Qu’est-ce qu’on a pu faire comme connerie ? chuchota Adamsberg.

Danglard le poussa dans le dos, l’assit dans son fauteuil et lui plaça le téléphone en main. Adamsberg salua avec toute la déférence voulue mais le premier secrétaire économisa les préliminaires pour en venir droit au but, parlant aussi vite que possible.

— L’affaire de Louviec, commissaire Adamsberg. Gagnons du temps, j’en connais tous les détails. Je n’ai jamais cru en les qualités du divisionnaire Le Floch mais il allait passer toutes les bornes de la stupidité et de l’inconscience en arrêtant incontinent Josselin de Chateaubriand. Le ministre l’a stoppé en plein vol et Le Floch est provisoirement remplacé par votre divisionnaire, jusqu’à plus ample informé. C’est-à-dire que vous prenez l’enquête en main toutes affaires cessantes, ainsi en a décidé le ministre, si paradoxale soit votre réputation. Embarquez avec vous tous les hommes qu’il vous faut, n’hésitez pas à demander des renforts, vous avez carte blanche, et bloquez-moi ce tueur qui s’acharne, outre ses immondes forfaits, à mettre en cause Josselin de Chateaubriand. Le ministre est fou de colère.

Le secrétaire marqua une pause qui n’appelait pas de réponse et reprit plus calmement.

— Je vous ai transmis la teneur des propos du ministre, et jusqu’à son humeur. Je sais que vous avez été deux fois à Louviec, travaillé en toute camaraderie avec votre collègue Matthieu, un excellent élément, et bloqué une première fois les initiatives désastreuses de son divisionnaire. Comment vous y êtes-vous pris ?

— Absence d’accusation, incohérence et, les faits récents le confirment, un excès de preuves digne d’un demeuré. Ce qui n’est pas le cas de Josselin de Chateaubriand.

— Certes non.

— Mais l’affaire ne sera pas simple, monsieur le secrétaire. C’est à croire que le meurtrier frappe au hasard mais cela non plus, je ne le pense pas.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, monsieur le secrétaire, une sensation vague.

— En dépit du silence protecteur des membres de votre Brigade, on a vent de vos sensations vagues, dit le secrétaire plus sèchement. Tâchez de les oublier, d’être précis, efficace et rapide. Tirez Chateaubriand de là, c’est tout ce qu’on vous demande.

La communication fut coupée sans qu’aucune formule de salutation ait eu le temps d’être échangée.

— On est saisis, Danglard. Louviec est pour nous.

— J’avais compris.

— Préparez une réunion dans la salle du concile afin que chacun soit informé, j’appelle Matthieu.


La « salle du concile », ainsi emphatiquement nommée par Danglard, désignait la plus grande des deux salles de réunion, tandis que la « salle du chapitre » accueillait les comités plus restreints. En concile, chacun s’installait à sa place habituelle, non pas pour respecter un rituel mais par automatisme. Encore que nul ne se serait assis au haut bout de la longue table en bois, où présidaient les commandants Danglard et Mordent, tous deux les supérieurs d’Adamsberg. Science et mémoire immense de l’un, perspicacité et instinct intuitif de l’autre, tous deux concouraient à la mécanique des enquêtes, et surtout de celles qui intéressaient peu Adamsberg.

Le commissaire occupait toujours le siège placé face aux deux grandes portes-fenêtres donnant sur la cour ancienne et pavée, d’où il observait les modifications de la végétation et l’activité des oiseaux. Oiseaux pour lesquels Froissy – qui craignait bien entendu qu’ils ne manquent – suspendait aux branches des filets emplis de graines nutritives et déposait des coupelles d’eau.

Pendant que le brigadier Estalère disposait sur la table les tasses pour le café – tâche dont il s’enorgueillissait et dont il était devenu l’exécuteur incontesté –, Adamsberg appelait le commissaire Matthieu, qui laissa à peine à son collègue le temps de prononcer trois mots.

— Il y a eu un miracle, Adamsberg, et sa voix était surexcitée. Sans la moindre explication, le divisionnaire vient de me faire savoir qu’on lâchait Josselin, qui était à deux doigts de la cellule. Puis, furieux, il est parti en claquant la porte.

— Pas de miracle, Matthieu. L’ordre est arrivé ici au commandant Danglard, directement du ministre de l’Intérieur. Je te l’avais dit : hors de question de toucher à Chateaubriand, sauf preuves incontestables.

— Excellent. Cela sauve provisoirement Josselin et me laisse un peu de temps.

— C’est peu de te dire que ton divisionnaire est mal vu dans ces hautes sphères.

— Parfait, ça me va très bien.

— La suite ne va sans doute pas t’aller aussi bien.

Adamsberg cherchait ses mots. Annoncer à Matthieu qu’il était dessaisi du commandement de l’affaire n’avait rien d’agréable.

— Vu l’énormité qu’il allait commettre, ton divisionnaire est mis sur la touche : interdiction de se mêler de cette enquête, ordre du ministre toujours. Il est donc provisoirement remplacé, pour le cas de Louviec.

— Ça me va aussi. Quel divisionnaire prend sa suite ?

— Le mien, Matthieu. Et je t’assure que je n’y suis pour rien, nous ne sommes pas en bons termes.

— Parle, s’énerva Matthieu. S’il y a nouveau divisionnaire, il y a nouveau commissaire, c’est cela ? Et ce nouveau commissaire, c’est toi ?

— Pure logique administrative.

— Évidemment, dit Matthieu d’une voix devenue terne. Le Floch est écarté, et moi, moi qui n’ai pas été foutu capable de le convaincre et le contenir, je saute avec.

— Où as-tu pris que tu sautais ? On te tient là-haut pour un « excellent élément », je cite, ce qui n’est pas mon cas, et je suis vivement prié de travailler avec toi.

— En étant sous ta tutelle.

— Administrativement, oui. Mais ça ne va pas plus loin. J’ai toute latitude pour constituer l’équipe, j’ai besoin de toi et je compte sur toi. Si tu acceptes de te joindre à nous.

— Mais je n’ai pas le choix, non ? Ou bien il y aura délit d’insubordination.

— Je ne comprends pas qu’un simple formalisme bureaucratique te froisse à ce point. Quant à moi, que ce soit toi ou moi qui dirige l’équipe, ce n’est qu’un détail officiel dont je me fous totalement, et je t’en laisse la charge sur le terrain si ça te chante. Tu l’entends cela, oui ?

— Oui, reconnut Matthieu dont le ton revenait à la normale.

Simple petite égratignure d’orgueil, se dit Adamsberg, cela passerait. Égratignure qui l’étonnait car il était lui-même dépourvu de tout orgueil.

— Dans la réalité, il y aura collaboration et actions conjointes permanentes et, oui, j’ai besoin de toi et de tes hommes. Je ne peux pas déplacer toute la Brigade de Paris. Bon sang, ajouta Adamsberg en haussant légèrement le ton, ce n’est ni de ta faute ni de la mienne ! L’important, c’est que Josselin soit encore libre. Pour le reste, rien ne change. C’est ce crétin de Le Floch qui est à l’index, qu’est-ce que cela a à voir avec toi ?

— Rien, reconnut Matthieu. Désolé. Quand comptes-tu venir ?

— Dès cet après-midi. Tu peux trouver un local où nous loger dans le village ? Je pense qu’on sera cinq, et il y aura une femme avec nous.

— J’arrange ça avec la mairie de Louviec.

— Dis-moi, concernant Anaëlle…

— Fraîches, le coupa Matthieu, et même très fraîches. Je parle des piqûres de puces. Aucune trace d’anciennes. Même chose pour Gaël. J’ai même poussé le zèle jusqu’à faire contrôler le chien d’Anaëlle. Néant. Ça te va ?

— Ça me va très bien.

— Tu peux me dire pourquoi ?

— Parce que cela signifie tout bonnement que c’est le meurtrier qui a des puces. En contact rapproché, il en a refilé au moins une à chacune de ses victimes.

Matthieu laissa passer un silence, ruminant sa bévue. L’indice était d’importance et il l’avait laissé passer.

— Et du côté d’Anaëlle, reprit rapidement Adamsberg, peu désireux de sentir son collègue se mortifier, pas d’affaire sentimentale orageuse ?

— Sa cousine est si anéantie que ce ne serait pas humain de l’interroger. Elle est à peine capable de parler. Comprends, les deux filles ont été élevées ensemble. Mais à ce que j’en sais, et les voisins de même, pas de tracas affectif. Beaucoup d’amis, dont un qui serait un privilégié, mais sans rival à l’horizon. J’ai vu le gars, doux comme un mouton, écrasé de chagrin. Rien à tirer de ce côté-là.

— Et Gaël Leuven ? Pas de penchant pour Anaëlle ?

— J’ai réinterrogé ses meilleurs amis. Non, il était marié et avait une compagne à Louviec – une femme divorcée, je ne sais pas son nom –, ce qui semblait largement lui suffire. Laisse tomber le mobile sentimental, il n’y en a pas.

— Et financier ?

— Non plus. On dirait que notre gars frappe ce qu’il trouve, au hasard des rues. Ah, un détail à propos d’Anaëlle. Le soir, en rentrant chez elle, elle passe devant les fenêtres des Joumot-Serpentin, le couple infernal. On dit sous le manteau – mais tu sais ce que vaut ce « on » – que ces deux-là n’auraient pas des relations normales de frère et sœur. Même moi, je me suis parfois posé la question. Suppose que ce soit vrai, suppose qu’elle les ait vus peu de temps avant en situation intime.

— En ce cas, Anaëlle le raconte à sa cousine, ce qui met cette cousine – comment s’appelle-t-elle ?

— Gwenaëlle.

— … en danger. Dès qu’elle sera en état, demande-lui si Anaëlle lui a parlé d’un inceste chez les Joumot. Si oui, il faudra la placer sous protection. Quant à Gaël, provocateur comme il était, on l’imagine très bien faire comprendre au couple ce qu’il pensait d’eux. Ça a dû bien le faire marrer de mettre la Serpentin sur le gril. Sauf que Gaël n’a pas réalisé qu’avec cette bravade, il signait son arrêt de mort. Joumot a un alibi ?

— Non et oui, donné par sa sœur, autant dire que cela ne vaut rien. Elle assure que Joumot est revenu vers vingt heures de Combourg, qu’ils sont restés chez eux et voilà tout. À quoi faire ? À dîner et tirer les cartes au tarot pour connaître leur avenir et celui des autres, à l’aide de photos et de pendules. Si Joumot est le tueur, on comprend son insistance à faire accuser Josselin. Et tout cela embrouille encore plus les dernières paroles de Gaël. « vic… oss… tapé… Joumot. »

— On retombe toujours sur cet os. Alors que c’est cet os qui nous mettra sur le bon chemin. Seulement, pour le moment, on se casse les dents dessus. On le prend du mauvais côté.

— Comment tu le sais ?

— Mais je ne le sais pas, Matthieu.


Durant la réunion de l’ensemble des agents de la Brigade en salle du concile, Adamsberg prit son temps pour exposer l’affaire de Louviec dans ses moindres détails, depuis le pilon du Boiteux jusqu’aux discordes concernant le piétinement des ombres et les indices accablant le descendant de Chateaubriand. Danglard en profita pour évoquer longuement l’histoire de François-René de Chateaubriand, sa vie-son œuvre, et le commissaire constata avec une certaine satisfaction que beaucoup ne le connaissaient que de nom et que d’autres n’en avaient jamais entendu parler, pas plus de lui que de la forteresse de Combourg. Le carnet où étaient notées les dernières paroles de Gaël Leuven circula de main en main, chacun secouant la tête, impuissant. Adamsberg exposa le sens premier qui avait été attribué à ces mots, et les motifs de son incohérence.

— Tu as raison, dit Veyrenc. « Tapé » est un mot d’enfant et d’après le portrait que tu nous as tracé de Gaël Leuven, il est inconcevable qu’il ait employé ce verbe, ni qu’il ait raconté la scène de la mairie alors qu’il était sur le point de mourir. Une scène qui n’avait rien d’inoubliable. Pourtant ce « tapé Joumot » est bien là et il faudra y trouver un sens.

— Un bazar inextricable, résuma Adamsberg. Des ultimes paroles sans signification, des ombres sur lesquelles il ne faut à aucun prix marcher, des menaces, le son de la jambe de bois du fantôme de Combourg, censé annoncer un meurtre, la présence du sosie de Chateaubriand, sur lequel s’accumulent grossièrement tous les indices, l’absence de mobiles – sauf pour Joumot mais c’est très sujet à caution –, l’absence de lien entre les deux victimes, je plains ceux qui vont s’y coller. C’est-à-dire nous. C’est-à-dire vous, Retancourt, Veyrenc, Noël, et Mercadet. On ne peut pas déshabiller la Brigade et on aura le soutien du commissaire Matthieu et de ses hommes. Noël, refrénez-vous et soyez aimable avec ces renforts. Point important : on ne s’habille pas à Louviec comme on s’habille à Paris ou à Rennes. Pas de costume, des pantalons simples, vagues, des chemises larges, à carreaux si cela vous plaît, des pulls un peu usagés, des sweat-shirts, rien de serré, rien d’étroit, rien de particulièrement à la mode, sauf chez les jeunes gens quand les parents ont les moyens de leur offrir ce qu’ils désirent.

— Tout va bien, dit Danglard avec un sourire sans ambiguïté, vous n’aurez rien à changer à votre tenue, commissaire. Pas plus que Retancourt ou Mercadet, qui se vêt le plus confortablement possible pour pouvoir être aussi à l’aise assis que couché. Noël cependant devra en rabattre un peu sur ses blousons rutilants de motard, de même que Veyrenc sur ses tenues habilement simples mais assez raffinées. Mais pourquoi cette mesure ? Vous craignez qu’on ne vexe les habitants ? Ils ont grande habitude des touristes pourtant.

— Mais pas des flics balancés chez eux depuis la capitale, Danglard. Je ne tiens pas à ce que les « Parisiens » soient mis d’emblée à distance. Nous aurons des liens à tisser, des interrogatoires à mener.


Adamsberg parut se concentrer à nouveau sur son croquis, qui représentait son hérisson revenu dans son bosquet. Il prenait sans cesse de ses nouvelles, qui n’étaient pas fastes. La plaie s’était infectée et une septicémie s’était déclarée deux jours plus tôt. Mais la vétérinaire s’acharnait et ne désespérait pas. L’animal, présentement, dormait, ce qui fit revenir ses pensées aux agents qu’il embarquait avec lui à Louviec. Le choix d’y emmener Mercadet n’était pas simple. Le lieutenant était un hypersomniaque, fonctionnant par cycles d’éveil et de sommeil de trois à quatre heures, ce qui ne facilitait pas une enquête sur le terrain qui, il le pressentait, menaçait d’être rude. Ce handicap, Adamsberg n’en avait jamais informé ses supérieurs, qui auraient débarqué le lieutenant de la police sur-le-champ. Tous les agents de la Brigade protégeaient Mercadet. Il prenait son repos dans la petite salle du distributeur à boissons, au premier étage, dans laquelle on avait installé des coussins au sol, à côté de l’écuelle du chat. Mais Mercadet était un informaticien hors pair, et Adamsberg souhaitait à toute force l’avoir dans son équipe. Ce serait à lui de faire en sorte que les disparitions régulières de son hypersomniaque ne soient pas repérées. Retancourt et Noël avaient été adjoints pour assurer défense et puissance, et Veyrenc, efficace, habile et influent, pour le remplacer durant ses absences, que celles-ci soient justifiées ou non.


Tous voyageaient léger, ne pensant pas s’attarder à Louviec, à l’exception d’Adamsberg qui transportait un long bagage visiblement pesant en complément de son sac à dos.

— Qu’est-ce que tu trimballes là-dedans ? finit par lui demander Veyrenc, en longeant le quai de la gare. Une réserve d’artillerie lourde ?

— Non, mon matériel de pêche. Enfin, celui que j’ai emprunté à Voisenet. J’ai repéré sur la carte une petite rivière un peu au nord du village, joliment nommée la Violette, visitée par des carpes, des ablettes, des brochets, des saumons atlantiques et je ne sais quoi d’autre.

— Parce que tu pêches maintenant ? dit Veyrenc en marquant un temps d’arrêt.

— Mais non. Je n’ai même pas emporté d’appâts, d’hameçons, juste un petit morceau de plomb pour enfoncer la ligne, dans le cas où je serais vu. Il faut être crédible.

— Qu’est-ce que vous tramez, commissaire ? demanda Mercadet qui avait suivi la conversation.

— Des échappées, lieutenant, des échappées. Dans un petit village comme Louviec, on ne disparaît pas comme cela. Au lieu que si vous prétextez une partie de pêche, tout le monde comprend qu’il vous faut du silence et vous fout la paix.

Tous connaissaient le besoin d’Adamsberg d’aller marcher et s’isoler, en quête de pensées hasardeuses.

— Bonne astuce, dit Retancourt en montant dans le train. Mais qu’est-ce que vous ferez de vos poissons en rentrant ?

— Mais je n’aurai pas de poissons, Retancourt.

— Et comment vous expliquerez cela ?

— Tout simplement en disant que je les ai relâchés.

— Vous aurez l’air bizarre, dit Noël.

— De toute façon, j’ai l’air bizarre, lieutenant. Ça ne les choquera pas plus que ce que fabrique Josselin de Chateaubriand.

— Qui est ? demanda Veyrenc.

— De partir presque chaque matin dans les bois cueillir des champignons et de les donner aux amateurs car lui n’aime pas cela.

— Il est taré ? demanda Retancourt qui ne faisait jamais dans la nuance quand il s’agissait de psychologie.

— Pas le moins du monde. Excentrique peut-être, mais je le prendrais plus volontiers pour un flâneur, un rêveur, un fugueur ou les trois. Cueillir des champignons toute la matinée est une manière d’échapper au monde. Or cet homme, charmant par ailleurs, est contraint tout le reste du jour à s’exposer aux troupes de touristes venus spécialement, y compris de l’étranger, pour le voir et se faire photographier à ses côtés. Il y a de quoi éprouver le besoin de se dérober à cette pression qui lui est si pénible.

— Cette ressemblance, demanda Mercadet, elle est à ce point frappante ?

— Pas frappante, lieutenant, ahurissante. C’est une totale énigme. Je n’ai pas insisté trop longuement sur ce point pendant la réunion car cela ne concernait pas de près les autres agents. Mais voici le portrait du célèbre écrivain en 1809, dit Adamsberg en faisant circuler le petit livre que lui avait offert Matthieu. Il a environ quarante ans.

— Séduisant, commenta Retancourt.

— Et voici la photo de Josselin, que m’a transmise le commissaire, prise à peu près au même âge.

Veyrenc se concentrait sur les deux portraits, allant de l’un à l’autre, aussi ébahi que ses collègues, qui en restaient muets d’incompréhension.

— Son sosie parfait, dit Adamsberg. Josselin est à coup sûr un descendant de son aïeul François-René, mais on comprend qu’une telle ressemblance à tant d’années de distance fascine et que Josselin s’en échappe comme il peut. Aussi, voici les consignes : quand vous le verrez le soir à l’Auberge des Deux Écus où il dîne – les photos y sont interdites –, surtout ne montrez en rien que vous le reconnaissez. Rien ne lui plaît tant que d’être ignoré et traité comme un homme comme un autre.

— On comprend cela, murmura Veyrenc qui ne pouvait détacher les yeux des deux portraits.

— Sachant par le patron – un géant blond avec lequel il n’a pas de secrets – que nous sommes une équipe de flics engagés dans une affaire où il est gravement impliqué, il viendra certainement nous saluer et se présenter. Ne marquez aucune surprise, ne le dévisagez surtout pas.

— Compris, dit Noël. On essaiera.

— Vous avez à peine accordé d’attention au portrait de l’écrivain, lui fit remarquer Adamsberg.

— C’est que je le connais par cœur, répliqua Noël avec un sourire un peu sarcastique. Les Mémoires d’outre-tombe étaient le livre de chevet de mon parrain et j’en ai hérité. L’édition comportait ce portrait. Et ce livre, je l’ai lu deux fois. Et dans la foulée, René et Atala. Cela vous souffle, hein ? Parce qu’à cause de mes manières directes, de mon langage grossier et de mes réactions souvent brutales, vous me prenez tous pour un abruti – sauf Retancourt –, tout juste bon à démolir la gueule des criminels. Eh bien, je ne suis pas un abruti.

— Personne ne le pense, Noël, dit Adamsberg, dont la voix enveloppa assez le lieutenant pour le convaincre. Si abruti il y a, c’est moi. Avant de venir à Combourg, je ne connaissais de Chateaubriand que son nom.

— Mais le nom de Combourg me disait quelque chose, dit Retancourt.

— Moi de même et ça ne va pas plus loin, ajouta Mercadet.

— Mais vous, Noël, reprit Adamsberg, puisque vous connaissez ce visage, ainsi que Veyrenc sûrement, maîtrisez d’autant plus votre réaction quand vous verrez le descendant ce soir.

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