XVII

Tous se séparèrent rapidement pour aller prendre leur faction tandis qu’Adamsberg se dirigeait sans presser le pas vers le domicile de Maël, repérant sur son passage le grand nombre de portes cochères voûtées et de lourdes colonnes romanes, toutes propices à fournir de bonnes planques si nécessaire. Il ralentit plus encore quand il fut en vue de chez Maël, une petite maison sans étage aux volets bleus, aux joints impeccables entre les larges pierres de granite. Un hangar au toit de tôle la jouxtait et la déparait. Il y avait de la lumière à travers les rideaux, sans les reflets bleutés qui signalent la présence d’une télévision. Il s’adossa à couvert contre une colonne et attendit. Ça ne le gênait pas d’attendre, il était naturellement plus patient qu’un autre. À vingt heures trente, Maël s’en allait souvent dîner chez Johan mais, ce soir, il avait dû comme tant d’autres se mettre en deuil de sortie. Une hirondelle au vol rapide entra dans le hangar, où elle avait sûrement son nid. Ce qui l’amena naturellement à l’étrange obsession de Johan en quête de l’hirondelle blanche. Pas si étrange, au bout du compte, il était bien lui-même tombé amoureux d’un hérisson. Mais son hérisson existait, au lieu qu’une hirondelle blanche était une vue de l’esprit. Il lui faudrait demander à Mercadet de vérifier s’il existait des hirondelles albinos. Et pourquoi pas ? Car enfant, avec son père, ils avaient croisé un merle blanc. Encore que le fait que Johan soit en quête d’une vue de l’esprit ne le choquait en rien. Il adressa aussitôt sa requête à Mercadet.

Son regard un instant perdu dans ses songeries revint vers la fenêtre de Maël. Il voyait indistinctement la silhouette du Bossu – pardon, de l’ancien bossu – s’affairer d’un endroit à un autre, disparaître dans une pièce arrière qui devait être la cuisine. Puis soudain, vers vingt-deux heures quarante, tout s’éteignit et Adamsberg vit la porte s’entrouvrir. Il se plaqua derrière sa colonne et observa Maël fermer le verrou avec précaution, sans bruit, inhabituellement vêtu d’une longue cape grise et la tête recouverte d’une grande capuche. Ils atteignirent le centre-ville en moins de cinq minutes puis Maël ralentit une fois parvenu dans la rue principale et se mit à taper le sol sourdement avec un lourd bâton, à intervalles espacés et réguliers. Il tournait sans cesse la tête, à l’affût, longeant les murs, puis reprenait son martèlement. À quinze mètres d’eux, un homme s’était arrêté pour faire pisser son chien et Maël comme Adamsberg s’enfoncèrent dans l’ombre d’un recoin. Quand homme et chien finirent par faire demi-tour, Maël attendit cinq bonnes minutes avant d’obliquer dans une ruelle et de se remettre en route en faisant lentement résonner son bâton. Adamsberg lui accorda l’ultime satisfaction d’effrayer les habitants dans quelques autres ruelles puis lui fit subitement face et l’homme sursauta.

— Ainsi c’était bien toi, Maël, dit Adamsberg à voix basse. Fourre ton bâton sous ta pèlerine, on va aller discuter tous les deux là-bas, sur le banc du rôdeur.

— Ah non, pas le banc du rôdeur, dit Maël en se raidissant.

— Et pourquoi pas ?

— Paraît qu’il porte malheur.

— Toi, Maël, superstitieux ? Toi qui tempêtais haut et fort à l’auberge contre les imbéciles qui croyaient à ces boniments à propos du Boiteux. Remarque, tu étais bien placé pour le savoir. Mais que crois-tu qu’ils penseraient si je leur disais que tu ne veux pas poser tes fesses sur le banc du rôdeur ?

— Non, ne leur dites rien, je vous en prie.

— Je serai bon avec toi, dit Adamsberg en forçant Maël d’un geste à s’asseoir sur ce banc. Alors comme ça, ajouta-t-il en souriant, c’est toi qui jouais au Boiteux ? Quitte à affoler des braves gens aussi superstitieux que toi ?

— Comment vous l’avez su ? Comment vous m’avez trouvé ?

— En te suivant depuis chez toi, tout simplement.

— Et pourquoi vous me suiviez ?

— Je m’en doutais.

— À cause ?

— De ton air de malice au bar de Johan pendant qu’ils parlaient du Boiteux, l’air du gars qui mijote une bonne blague par en dessous. Oh, ça n’a pas duré longtemps, le temps d’une gorgée de vin. Mais je l’ai vu, dans tes yeux, sur tes lèvres. Cela ne m’est revenu qu’après, les pieds dans une rivière.

— Fortiche, murmura Maël pour lui-même, rudement fortiche. Vous avez l’œil, commissaire, y a pas à dire.

— Puis tu t’es levé et tu as fait l’homme fort, tu as proposé la battue. Amusant, cela, aussi. Et puis ça te couvrait, au cas où on apercevrait ta silhouette.

— Je m’amuse pas, commissaire, je m’amuse pas.

— Je m’en doute bien, Maël. Sinon tu ne perdrais pas ton temps à emmerder le monde. Dis-moi pourquoi tu fais ça et je ne te cause pas d’embrouilles.

— Quelles embrouilles ?

— Cela s’appelle « atteinte délibérée à la tranquillité publique ». Ça se paye cher, Maël. Alors dis-moi pourquoi et je te fous la paix.

— C’est comme vous avez dit, pour emmerder les gens.

— Je le sais déjà mais pourquoi veux-tu emmerder les gens ?

— Parce qu’eux m’ont emmerdé toute ma vie, à me maltraiter, à m’appeler « le Bossu », ou « Quasimodo », à m’exclure, à me traiter comme un monstre. Vous croyez qu’une fois, une seule fois depuis que je suis môme, on m’a appelé par mon nom ? À part les parents et les profs ? Et le maire ? Non, « le Bossu », j’avais pas d’autre nom.

— À l’auberge, il m’a semblé que les gens étaient plutôt amicaux avec toi.

— On n’est jamais amical avec un bossu, dit amèrement Maël, comme soulagé de pouvoir enfin livrer entièrement sa peine, partager son fardeau. Non, on ne lui parle jamais sincèrement, jamais sans arrière-pensée. Amitié par charité, commissaire, car on n’oublie jamais que c’est un bossu, le « Bossu du village », comme il existe les « idiots de village », et les gosses vous montrent du doigt. Quand ils ne s’écartent pas, tirés en arrière par leurs parents car les bossus portent malheur. Non, répéta-t-il, personne ne l’oublie une seule minute. Ils ont bousillé mon existence et une nuit, je me suis décidé brusquement à leur faire payer. Mais comment ? Et puis j’ai pensé à faire revenir le fantôme du Boiteux de Combourg. Là, je vous l’accorde, rien qu’à l’idée, je me suis bien marré. Et quand j’en voyais un terrifié qui se hâtait de fermer sa fenêtre, je me marrais aussi.

— Et pourquoi tu t’es arrêté pendant quatorze ans ?

— À cause du meurtre du vieux rapiat. J’ai eu la trouille qu’on me voie et qu’on m’accuse. Et puis d’un coup, l’envie m’est revenue.

— Qu’est-ce que tu fais comme métier, Maël ?

— Ah, c’est sûr que quand on est bossu, le travail vous tend pas les bras. C’est pas bon pour l’image. Vous vous figurez un médecin ou un avocat vous proposer d’être son secrétaire ? Non, pour un bossu, faut un boulot où c’est qu’on le voit pas. Je suis calé pour les maths, alors je suis comptable, au cabinet Dressel. Mais attention, j’ai mon bureau dans une salle derrière, y a pas un client qui m’aperçoit. Dressel, à force qu’on trime ensemble depuis des années, il me parle normalement, lui. Josselin aussi, sûrement parce qu’il en bave tous les jours, tout comme moi. Et Johan peut-être un petit peu, pas parce qu’il en bave, mais parce qu’il a un grain.

— Quel grain ?

— Il a des visions, il voit des hirondelles blanches, il croit que ce sont des sortes de fées qui le protègent. Sa sœur, qui s’y connaît en volatiles, elle l’a accompagné des tas de fois dans ses expéditions pour lui prouver que ces hirondelles n’étaient qu’une invention. Mais rien à faire, elle a jamais réussi à lui sortir ça du crâne. C’est elle qui me l’a raconté, à moi seul, sûrement parce que j’étais spécial. Mais surtout, allez pas le dire, tout ça, je veux pour rien au monde qu’il arrive des embêtements à Johan.

Sa voix s’était affolée à cette perspective.

— Sois sans crainte, Johan est en sécurité avec moi. Je protège tous ceux qui ont un grain, comme tu dis.

— Et pourquoi cela ?

— Sûrement parce que j’en ai.

— C’est ce qui se raconte, des fois. Enfin, c’est pas comme ça qu’ils le disent mais ça revient au même. Mais moi, j’y crois pas.

— Pour quelle raison ?

— Parce qu’à ce que je remarque, et je vous ai vu l’autre jour faire semblant de pêcher, ou déambuler sans voir, j’appellerais plutôt ça…

Maël leva la main et effectua quelques lents moulinets dans l’air de la nuit.

— … des passages. Des passages à vide, ou alors à plein, ou à moitié plein, qu’est-ce que j’en sais ?

— Tu es malin, Maël, dit Adamsberg en souriant, et je comprends que ton patron Dressel ne veuille pas te perdre.

— Sûr qu’on s’entend bien tous les deux. Quand je repère une tricherie comptable, et il y en a beaucoup, je vais le voir et on rigole bien. Le client, il rigole moins quand il revient chercher son dossier pour le fisc. Sinon, puisqu’on parlait boulot, je bricole un peu dans la maçonnerie, sur mon temps libre. Je rends des petits services à droite et à gauche. Mais depuis mon opération, j’en fais moins, je suis fatigué. Paraît que ça mettra du temps à passer.

— Alors je vais te laisser dormir, dit Adamsberg en se levant. Mais on s’est bien compris, Maël ? C’est fini, le coup du bâton. On a déjà assez d’emmerdements comme cela à Louviec.

— Pigé, commissaire, vous n’aurez plus à me surveiller, parole.

Maël s’éloigna sans faire sonner son bâton et Adamsberg s’attarda pour prendre des nouvelles des flics en mission surveillance. Rien à signaler. Mais c’était journée de deuil et les rues étaient désertes. Pas de quoi espérer y trouver du gibier à tuer.


Quant à la sergente de Matthieu qui s’était infiltrée dans la réunion des Ombreux, elle lui avait laissé un long message : Ils étaient dix-huit, la Serpentin comprise. C’est bien elle qui mène la danse. Elle m’a présentée, sous mon faux nom, Noémie Rannou, m’a demandé mes papiers. Ils étaient tous cagoulés, à cause de la « nouvelle venue dont on ne savait rien ». Onze femmes et six hommes, outre la Serpentin et sans me compter. Elle a commencé par nous prier de nous concentrer pour le salut des âmes de « cette ordure de Gaël Leuven, de cette ahurie d’Anaëlle et de ce crétin de maire ». Des voix ont protesté : prier pour des âmes d’Ombristes ? La Serpentin a rétorqué que rien ne laissait croire que le maire était ombriste mais il les laissait faire et c’est tout, ce qui ne valait pas mieux. Tous trois coupables. Prier pour l’âme de Gaël, d’Anaëlle et du maire, oui, absolument. C’était montrer à quel point, nous, les Ombreux, étions attentifs au salut de toutes les âmes. Puis la Serpentin a distribué à chacun un remède de sa confection – dont elle tient la recette secrète –, injecté dans des flacons vides de sérum physiologique, et qui endurcit la résistance de l’âme des Ombreux. La distribution s’est faite avec une solennité digne d’une véritable secte, puis chacun a mâché un chewing-gum pour ensuite l’utiliser pour boucher son flacon. « Gare, a dit la Serpentin, je vous ai déjà prévenus et j’insiste pour la nouvelle venue. Jamais plus de deux gouttes par jour, ou bien l’équilibre entre corps et âme en pâtirait. » Puis a été abordée une question controversée : la Serpentin possède des fioles d’une décoction – là encore élaborée par ses soins – destinée à punir et faire reculer les Ombristes. Il s’agirait d’un produit qui, dans les deux heures après l’absorption, provoque des hallucinations, des cauchemars éveillés et des malaises, en même temps qu’il affaiblit l’âme. À verser dans le verre de l’Ombriste, suivi le lendemain d’une menace pour qu’il sache à quoi s’en tenir. Cinq Ombreux seulement sont contre, arguant le danger d’accident mortel si l’hallucination survient au volant, à vélo, en haut d’une échelle, etc. Douze sont pour, assurant qu’ils n’utiliseront la potion qu’avec la certitude que la personne ne bougera pas durant les deux heures suivant l’administration. La Serpentin fait semblant d’être neutre, mais elle vend ses fioles, et cher. Impossible de connaître la composition du produit et sa nocivité éventuelle. Ce fait renforce l’évidence que, oui, l’état d’esprit de cette « loge », comme ils l’appellent, n’a rien d’inoffensif. En fin de séance est venu le moment du paiement : la participation (un verre d’hydromel servi à chacun) : quinze euros ; le tube de potion protectrice pour quinze jours : trente euros ; et éventuellement la fiole contre un Ombriste : cinquante euros. Total de la recette de cette séance : environ mille cinquante euros. Outre le climat très malsain que cette loge entretient, la Serpentin se fait ainsi un bon petit revenu, à raison de deux réunions par mois. Il paraît important de songer à une saisie future des fioles destinées aux Ombristes et à une analyse de leur contenu : danger ou imposture ?

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