Le mardi matin à dix heures, il y avait tant de monde devant l’église de Louviec qu’il était impossible d’y faire entrer les quelque cinq cents habitants de Louviec venus assister à l’enterrement du maire, et qui se massaient sur le parvis et dans les rues adjacentes, bien décidés à attendre plus tard que l’église se vide peu à peu pour aller bénir à leur tour le cercueil. Les huit policiers rôdaient à travers cette foule endeuillée, tentant de surprendre çà et là des commentaires, qui tous portaient sur les qualités du maire disparu, sur le tueur et l’incapacité des flics à faire leur métier. Le fourgon mortuaire s’arrêta à une vingtaine de mètres de l’église et la foule s’écarta en silence pour laisser passer le cercueil, recouvert du drapeau de la République. Tant de fleurs suivaient qu’elles emplirent l’allée centrale, arrivant jusqu’au porche.
En raison de la multitude et de l’exiguïté de l’église comme du cimetière, la cérémonie ne s’acheva que vers treize heures et une même ruée se propulsa vers la mairie, débordée. Johan écumait devant la porte.
— Merde, disait-il, furieux, on ne m’avait pas demandé de nourrir cinq cents personnes.
— Ce n’est plus votre problème, Johan, dit Adamsberg. Rentrez à l’auberge et allez vous reposer. Nous, dit-il en s’adressant à l’équipe, c’est chômage pour tous jusqu’à ce soir. J’intégrerai l’équipe de veille sans doute demain.
— Tu retournes épier Maël ? demanda Matthieu. Mais pourquoi ?
— Une rapide lueur d’appréhension que j’ai cru voir dans son regard quand je l’ai abordé.
— Et c’est tout ?
— C’est tout mais cela me suffit. J’ai l’impression que Maël traficote quelque chose.
— Tu sais que sa sœur est venue le voir aujourd’hui. Elle savait combien le maire avait protégé Maël.
— Justement. Je les verrai dîner tous les deux.
— Les voir dîner… Ça va t’avancer à quoi ?
— À les écouter peut-être. Il va faire chaud pour un printemps, la fenêtre sera sans doute ouverte. Ils s’entendent bien ?
— Comme les deux doigts de la main.
— C’est parfait. Le dolmen dont tu m’as parlé, Johan, il est bien sur la route du petit pont ?
— À deux kilomètres après le petit pont, ne te trompe pas. Sur ta gauche, tu ne peux pas le manquer. Il est splendide, toutes ses pierres sont encore debout.
— Ça date de quand, un dolmen ?
— Très vieux !
Johan fronça les sourcils pour mieux réfléchir tandis qu’Adamsberg réalisait que Johan et lui étaient soudainement passés au tutoiement.
— Environ quatre mille ans, reprit-il. Le nôtre, il aurait quelque chose comme trois mille deux cents ans. À ce qu’on dit.
— Donc des pierres pénétrées par les siècles. C’est parfait pour moi.
— Mais parfait pour quoi ?
— Et cela servait à quoi, ces dolmens ? demanda Adamsberg sans répondre.
— Ce sont des monuments funéraires. Des tombes, si tu préfères, faites de pierres dressées recouvertes par de grandes dalles. J’espère que cela ne te gêne pas.
— En rien. C’est là que je vais aller m’allonger, en hauteur sur la dalle, sous le soleil.
— Et qu’est-ce que tu vas foutre là-dessus ?
— Je ne sais pas, Johan.
— Sois respectueux, c’est une tombe, quand même.
— Ne t’en fais pas, je ne vais pas la piétiner. J’oubliais, Matthieu, ajouta Adamsberg en baissant la voix : le Boiteux, c’est Maël. Ne le dis surtout à personne, j’ai donné ma parole. Si cela se savait, il pourrait bien se faire lapider.
— Maël ? Mais pourquoi ?
— « Pour emmerder les gens », ce sont ses mots.
Adamsberg passa discrètement au Café de l’Arcade acheter un sandwich et du cidre et se mit en route vers le dolmen. En même temps qu’il scrutait machinalement le ciel. Il avait reçu la réponse de Mercadet, qui ne s’étonnait d’aucune des demandes du commissaire : non, il n’existait pas d’hirondelle blanche albinos, au lieu qu’on pouvait, très rarement, apercevoir un merle blanc. Mais d’hirondelle, pas trace, avec certitude. Si Johan en avait vu une, ce pouvait être une jeune colombe de petite taille. Encore que la forme des ailes et l’allure caractéristique du vol de l’hirondelle, qui fendait l’air comme une faucille, ne pouvaient en aucun cas être confondues avec celles d’une colombe. Adamsberg souriait. Qu’on le considère comme étrange – encore qu’il n’ait jamais bien compris pourquoi – ne le gênait en rien, mais croiser sur sa route d’autres dérèglements manifestes lui plaisait. Au moins n’était-il pas seul à « pelleter des nuages », et l’hirondelle de Johan était bel et bien un nuage. Que l’aubergiste pelletait avec assiduité.
Au soir, les huit hommes se séparèrent comme la veille après un rapide repas à l’auberge, toujours presque vide. Adamsberg remonta la grand-rue vers la maison de Maël, jetant çà et là des regards dans les nombreuses ruelles qui la croisaient. Il apercevait des gens attablés, ce n’était pas encore un jour pour sortir. Beaucoup de fenêtres étaient ouvertes, pour apporter un peu d’air frais après cette journée bien trop chaude. Demain sans doute, on décrocherait les draperies noires, la vie reprendrait peu à peu.
Adamsberg constata avec satisfaction que Maël avait laissé sa fenêtre ouverte comme beaucoup d’autres. Il finissait de dîner avec sa sœur. Le commissaire ne la voyait que de dos, massive comme son frère mais beaucoup plus petite. Ils se levèrent tous les deux pour débarrasser puis revinrent s’asseoir à la table.
— Bois pas tant que cela, dit la sœur, faut que tu gardes les idées claires pour m’expliquer tout. Tout, tu m’entends, Maël. Parce que ce que tu me demandes, ce n’est pas rien. Je te le répète, je n’approuve pas du tout ce que tu as fait. Mais je suis ta sœur, je sais tout ce que tu as vécu, combien t’en as souffert, et je suis capable de comprendre que tu pouvais y trouver une revanche, un sentiment de supériorité.
— Je t’ai dit, Arwenn, ça me soulageait, ça me donnait des forces. Pouvoir contempler de mon haut tous ces gens pleins de mépris, ça me permettait de tenir le coup. Je me disais « S’ils savaient, tous ces dédaigneux », et j’étais fier.
Adamsberg s’était tout simplement assis sous la fenêtre et ne put voir la sœur poser sa main sur celle de son frère et la secouer.
— Mais maintenant c’est fini, Maël, reprit-elle avec fermeté. Tu l’as, ta force, ton pouvoir, ta suprématie. Mais tu l’as acquise en jouant un jeu dangereux. Tu pourrais être en taule à l’heure qu’il est.
— Mais tu me jures que tu ne diras rien aux flics, tu me le jures ?
— Je serais là, sinon, Maël ? Mais il faut que tu aies bien conscience qu’à compter de ce soir, tu fais de moi ta complice.
— Je le sais, Arwenn, je ne t’aurais rien demandé s’ils ne risquaient pas de perquisitionner dans tout le village.
— Tu en es certain ?
— C’est toujours ce qu’ils font. À l’heure qu’il est, ils sont en panne sèche, ils vont tout retourner pour chercher des couteaux, des habits tachés, des chaussures, que sais-je, moi. Et ils trouveront ma mallette. Je ne veux pas la perdre, Arwenn, c’est mon seul bien, mon bien le plus précieux.
— Apporte-la et qu’on en finisse. Les enfants sont grands maintenant, mais je n’aime pas les laisser seuls trop longtemps. C’est l’âge des conneries. Toi, tu n’as pas pu le vivre. C’est plus tard que t’as fait des conneries.
Adamsberg entendit Maël se lever puis fouiner dans l’appentis qui jouxtait sa maison. C’est là qu’il devait entreposer tout son fatras de maçon. Il revint plus de cinq minutes après.
— Elle était bien planquée, dis-moi.
— Pas assez pour des flics, tu peux en être sûre.
Le commissaire se redressa doucement pour apercevoir la mallette. En acier épais, assez petite, et munie à l’avant d’une serrure de coffre-fort.
— Ne te répète pas, Maël, je n’essaierai pas de l’ouvrir. J’irai directement la déposer dans mon coffre à la banque dès demain matin. J’ai une vieille sacoche en cuir, ça sera plus discret. Elle sent le fric à cent mètres, ta mallette.
— Elle peut. Et à toi, je peux te dire combien il y a dedans. Cent soixante-trois mille euros.
— T’as bien travaillé, dis-moi.
— J’aurais pu me faire beaucoup plus, mais je ne m’attaquais pas aux fraudeurs de grosse envergure. Trop dangereux, ces types. Pour ceux-là, je rendais compte de leurs trafics à mon chef. Non, je choisissais des clients plus modestes, plus dociles.
— Tu demandais quel pourcentage pour effacer leurs fraudes ?
— Vingt pour cent.
— T’as mis combien de temps ?
— Vingt-deux ans. J’y ai été petit à petit. Mais si t’y penses, c’était rien que des voleurs. Je n’ai fait que voler des voleurs. Comme Robin des Bois.
— Je ne te fais pas la morale, Maël, si cela a pu t’aider à vivre. Mais à présent c’est terminé. Je n’ai pas envie de te retrouver en cellule, ni d’y aller pour recel de biens volés.
— Pas volés. Obtenus par chantage.
— Plus dissimulation de fraude fiscale.
— C’est terminé à compter de demain. Je le jure sur ta tête et celle de tes enfants. Et je ne sais pas comment te remercier de ton aide.
— En cessant tes combines. Je dois filer, Maël.
— Roule prudemment. Ce serait trop con que tu te fasses choper par les flics.
En entendant Arwenn se lever, Adamsberg avait regagné sa planque derrière la colonne. Il la vit poser la mallette dans son coffre, la recouvrir d’un vieux ciré et claquer la portière. Maël regarda sa sœur s’éloigner avant de rentrer chez lui et, cette fois, allumer sa télévision. La veille au soir, en allant et venant, il avait dû rassembler l’argent disséminé dans des tas de caches et le ranger dans la mallette pour la confier à sa sœur.
Il n’était que vingt et une heures cinq et le commissaire redescendit lentement la grand-rue en direction de l’auberge. Il ne s’était donc pas trompé. Maël se battait depuis vingt-deux ans contre le rejet des autres en se constituant un petit trésor secret qui le plaçait, à ses yeux, bien au-dessus d’eux. La part de flic en Adamsberg lutta pendant un moment contre lui-même, Jean-Baptiste Adamsberg. Car Arwenn avait raison sur toute la ligne. Maël était coupable de chantage et de recel d’argent détourné et serait condamné. Il pouvait mettre la machine judiciaire en route sur-le-champ, ce qui était son rôle et même son obligation de flic. Mais la page était tournée à présent. Et Maël n’avait pas tort non plus : les hommes qu’il dépouillait étaient de riches fraudeurs et, au fond, il ne faisait que leur faire payer leur amende à l’avance. Au moment où il poussa la porte de l’auberge, le dilemme était réglé et enterré. Ça avait été rapide.
— Je viens de résoudre un truc, dit-il à Johan en s’asseyant sur un tabouret. Je veux bien que tu me serves un chouchen.
— Un truc avec le tueur ?
— Non, rien à voir. On s’y fait drôlement, au chouchen.
— C’est à cause du miel qu’il y a dedans. Ça passe comme une fleur.
Adamsberg consulta son portable. Vingt et une heures treize et aucune nouvelle des flics en filature.
— Rien, toujours rien.
— C’est peut-être un peu tôt, remarqua Johan. Et le temps tourne à l’orage, après toute cette chaleur. T’as vu l’éclair, là-bas ?
Johan s’interrompit pour compter lentement sur ses doigts.
— Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Six. Il doit être à deux kilomètres d’ici, il se rapproche. Ça va dissuader le tueur, tu verras.
— Qu’est-ce que tu comptes sur tes doigts ?
— Tu fais pas ça, toi ? Je compte le nombre de secondes entre la vue de l’éclair et le début du grondement. Six égale deux kilomètres de distance entre nous et le tonnerre. Tu suis ?
— Si tu le dis.
— Après, conclut Johan en levant les mains en un geste fataliste, tout dépend du sens du vent.