Ce vendredi matin, installé à son bureau, l’homme relut le courrier reçu le matin même, scellé par de la cire à bougie marquée d’une empreinte si ridicule qu’il ne pouvait que s’en souvenir. Ce gars avait la manie saugrenue de cacheter, à la mode des temps anciens. Gars avec qui il ne s’était jamais vraiment entendu. C’est avec d’autres qu’il avait fait les quatre cents coups dans sa jeunesse, sans jamais se faire prendre, sans jamais laisser une trace de leur passage. Au début, ils s’étaient fait la main sur des petits raids à la sauvette, puis, mieux aguerris, ils étaient passés à des actions de plus grande envergure qui avaient rapporté assez gros au fil des années. Enfin, l’équipe, parfaitement entraînée, s’était lancée sur des opérations encore plus hardies et très lucratives qui avaient laissé sept victimes sur le carreau. C’est avec une partie de cet argent qu’il avait pu monter l’entreprise qu’il dirigeait depuis maintenant quatorze ans, s’étant ainsi fabriqué un certificat de bonne conduite inattaquable. Qui ne l’avait pas empêché de poursuivre en parallèle des activités crapuleuses aussi rentables que parfois assassines. Les opérations frauduleuses, il avait cela dans le sang et n’avait jamais eu l’intention d’y mettre un terme, tout en prenant ses précautions pour maintenir une cloison parfaitement étanche entre son entreprise avec façade sur rue et ses trafics illicites.
La soudaine réclamation qu’il lisait une fois encore l’embarrassait au plus haut point. Car elle contenait quelques rappels de son passé, semés çà et là et peut-être innocents, à moins qu’ils ne fussent les graines, cachées, implicites, d’un chantage ou d’une dénonciation à venir. Et cela, ce n’était pas à prendre à la légère. Il avait longuement fouillé ses souvenirs lointains et ne voyait pas quelle information fiable le gars aurait pu surprendre. Cependant, il ne fallait pas le mésestimer, l’homme était futé. Avec quelques mots entendus, quelques actes ou regards saisis au vol, il était capable de concevoir les éléments manquants, d’élaborer un raisonnement et d’aboutir à la vérité. Mais cela, à bien y réfléchir, il ne le redoutait pas trop. D’une part car les insinuations étaient bien trop vagues et sa propre position sociale trop bien affirmée, d’autre part car depuis presque quatorze ans, ils ne s’étaient jamais revus. Si bien qu’il pouvait très bien refuser net et laisser la demande sans réponse. Ce qui avait été son premier réflexe, en dépit d’une appréhension sourde qui lui faisait à nouveau tourner et retourner la lettre entre ses mains.
Lettre qui réactivait la mémoire d’un événement éprouvant, et pas des moindres : bien qu’aucunement porté sur la gratitude, il n’oubliait pas que ce type lui avait sauvé la vie. C’était à l’étang des Verrières où, très peu de temps après son retour à Louviec, il avait voulu aller pêcher comme il le faisait étant jeune. Il n’avait trouvé personne pour l’accompagner, les berges étant devenues trop vaseuses et dangereuses. Sauf ce type qui avait accepté de venir avec lui. Ils s’étaient assis près de la rive, avaient lancé leurs lignes et le temps avait passé en silence, tant pour ne pas effaroucher les poissons que parce que les deux hommes n’avaient rien à se dire. Soudain, il avait senti sa ligne se tendre et il s’était penché, trop vite. Il avait dérapé sur la berge et plus il essayait de remonter la pente glissante, plus il s’enfonçait dans le lac boueux sans y sentir un fond stable. Il se rappelait ce moment avec effroi. Son compagnon avait réagi aussitôt, trouvé une longue perche de bois qu’il lui avait tendue, en s’allongeant sur le ventre au bord de la rive. Lui s’accrochait de toutes ses forces à ce bâton tout en voyant que l’homme qui le hissait perdait aussi peu à peu du terrain, s’approchant de l’étang. Malgré cela, le type prit alors le risque insensé de lâcher les touffes d’herbe auxquelles il s’accrochait d’une main pour pouvoir tirer la perche à deux bras. Et petit à petit, il avait réussi à l’extraire de la boue et le ramener sur la terre ferme. Ils s’étaient étendus sur le sol, haletants, aussi exténués l’un que l’autre, sachant qu’ils avaient tous deux échappé de très peu à la mort.
Quand le type s’était senti à son tour entraîné vers l’étang, il aurait pu le laisser choir. Lui l’aurait fait sans hésiter. Mais pas le type. Au contraire, il s’était acharné, osant lâcher ces touffes d’herbe. Il se rappelait avoir dit à son compagnon, en reprenant son souffle : « Si un jour tu as besoin de moi pour quoi que ce soit, demande-le-moi. » Et bien qu’il fût tout sauf un homme de parole, cette promesse-là n’avait jamais déserté sa mémoire et culminait au-dessus de toute autre, intacte, même tant de temps après. Sans doute à cause de son absolue franchise du moment. En y resongeant, c’était à vrai dire la seule promesse véritablement sincère qu’il ait jamais faite. Et aujourd’hui, après quatorze années, ce compagnon du lac avait besoin de lui.
Mais surtout, par quelque curieux concours de circonstances et pour une raison qu’il était seul à connaître, la requête qu’il lui adressait lui convenait au mieux. Cet homme que désignait la lettre, cela faisait longtemps qu’il le ressentait comme un sournois danger, et ce n’était pas la première fois qu’il songeait à le faire disparaître. Restait à mettre au point rapidement la stratégie et choisir l’exécutant, l’affaire devait être close le soir même. Il passa en revue ses troupes occultes : il lui fallait un gars dénué de moralité – ce qui était le lot de tous ses hommes –, mais également scrupuleux, doué de mémoire, et très âpre au gain. Car même si l’affaire était assez élémentaire, il faudrait de la finesse, de la méthode, mais aussi de l’intelligence pour réussir. Il arrêta son choix sur un partenaire qui lui semblait réunir les critères nécessaires : Gilles Lambert – un faux nom, bien entendu. De plus, Gilles n’avait jamais mis les pieds à Louviec ou ses environs proches et c’était un avantage conséquent. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il serait disponible sur-le-champ. Il était déjà dix heures du matin et il n’y avait pas de temps à perdre.
Il éteignit son cigare et ouvrit son coffre. Tout au fond, une cache latérale, de petite taille, renfermait onze portables, tous trafiqués, tous intraçables, et il en sortit celui qui lui servait à contacter Gilles. Il s’éloigna sur la terrasse qui jouxtait son bureau. Ici, à l’abri des haies, il était invisible et nul ne pouvait l’entendre.
— Gilles ? Disponible aujourd’hui ?
— Oui.
— Rendez-vous dans vingt-cinq minutes à l’étang de Vallon-du-Mont.
— Oui.
Le patron ôta sa cravate et la veste de son costume pour enfiler un blouson commun et des chaussures ordinaires, qui ne sentaient pas son homme d’affaires à cent mètres. Par l’escalier, il rejoignit la cour arrière où l’on garait les voitures de service. Le parking était désert, tous les employés étaient déjà arrivés, et le gardien de jour surveillait la cour avant où stationnaient des camions déjà chargés. Il entra dans le logement vide du gardien de nuit, qui se faisait toujours deux œufs au jambon au milieu de sa veille nocturne. L’homme ouvrit les boîtes, mira rapidement les œufs sous la puissante lampe de bureau. Il en préleva un, l’enveloppa dans du coton et du papier d’aluminium et sortit. Toujours personne. Il choisit un véhicule banal et mit le cap sur le Vallon-du-Mont. Nul ne le connaissait là-bas, pas plus que Gilles. Le lieu qu’il avait choisi – il en changeait à chaque fois – n’avait rien d’un site touristique.
Au Vallon-du-Mont, les deux hommes se saluèrent d’un signe de tête et commencèrent à tourner autour de l’étang désert.
— Assassinat payé au prix fort, ça te va ?
— Raconte.
Aucune émotion dans la voix de Gilles. Il parlait aussi peu que possible et ne posait pas de questions.
— Ça doit être fait ce soir, entre vingt et une heures et vingt et une heures trente, quand le type sort promener le chien, aller et retour sur la petite route devant son jardin. Ponctuel.
— Allure du type ?
— Belle stature, épais cheveux blancs, tu ne peux pas le rater. Il y a des consignes à respecter et mémoriser. Tu as de quoi noter ?
— Oui, dit Gilles en sortant son calepin.
— Lieu : au nord de Louviec, 2, rue de la Vieille-Chaussée.
— C’est hors du périmètre ? J’ai appris cela. La flicaille fourmille dans Louviec.
— Justement. Le type habite en dehors et sa maison est isolée.
— Femme et enfants ?
— Enfants couchés, femme aux tâches domestiques, probablement.
— Le chien ?
— Un grand bâtard roux. Vieux, pas l’air agressif.
— Sait-on jamais.
Le patron enfila un gant et sortit une feuille de sa poche.
— Tiens, dit-il, prends ça. La croix rouge, c’est sa baraque. Pas loin de chez toi. Tu vois qu’après avoir traversé la vieille voie ferrée et atteint la route, il y a deux chemins qui prennent sur la gauche.
— Oui.
— Ne prends pas le premier, il est boueux, ça se verrait sur les pneus. Prends le second, c’est une chaussée pavée. Vu ?
— Vu.
— La voiture maintenant. Tu as un garage ?
— Oui.
— C’est quoi ta voiture ? Toujours ta berline classique ? Grise ?
— Oui.
— Pas de signes particuliers ? Cabossage, phare cassé ?
— Tu penses bien que non.
— Engage-toi en marche arrière dans cette chaussée, assez loin pour qu’on ne puisse rien apercevoir de la route. Merde, dit l’homme en s’arrêtant net. On a livré du liège là-bas récemment. Tu risques d’en piéger des fragments dans les rainures des pneus. Mauvais, ça. Encore que je ne voie pas comment ils pourraient remonter jusqu’à toi.
— C’est de la broutille, ça. En rentrant, je vérifie les rainures et j’extirpe le liège, s’il y en a.
— Parfait. Les plaques maintenant. Il t’en reste ?
— Oui.
— Change-les. Mais souviens-toi, fais comme à l’habitude : ne prends pas de vis neuves. Utilise les vieilles vis.
— Routine, marmonna le gars.
— Emporte deux paires de gants, un pantalon et un manteau de toile cirée.
— J’ai des K-way.
— Très bien, ça tient moins de place. Tu prends deux sacs plastiques pour protéger tes chaussures, serre bien le nœud. Et un sac-poubelle. Ah, j’allais oublier. Et un œuf. Fécondé, l’œuf. Je t’en ai apporté un car je ne sais pas si tu as des œufs et si tu sais les mirer. Il est bien emballé mais fais-y gaffe.
— Un œuf ?
— Un œuf, que tu vas écraser dans sa main.
— Mais pour quoi faire ?
— Pour coller ce meurtre sur le dos du tueur de Louviec. Il faut donc que ça y ressemble au poil près. Un, frapper du bras gauche, un coup à fond dans le thorax, à gauche également, et un autre coup à côté, pour atteindre le cœur. Deux, écraser l’œuf dans la main. N’oublie surtout pas cet œuf.
— Non.
— Et tu laisses le couteau planté jusqu’à la garde dans la plaie. C’est là qu’on bute. Il ne nous faut pas n’importe quel couteau. Mais un couteau Ferrand. Or en ce moment, les flics sont à l’affût de toute personne achetant un Ferrand. Tu connais quelqu’un de sûr qui en possède un ?
— Moi.
— T’as un Ferrand ?
— Grand modèle.
— T’es un as.
Gilles haussa les épaules.
— Quand on est dans le métier, faut avoir le bon équipement. Au corps-à-corps, on ne prend pas une lame qui risque de se casser sur le sternum.
— Alors nettoie ton couteau à fond et prends-le.
— Non, je ne le nettoie pas et je l’emporte avec toutes mes empreintes, dit Gilles avec son si rare sourire, qui faisait passer un frisson dans le dos, même au patron parfois.
— Une fois chose faite, tu retires ton pantalon, ton ciré, tes gants, les sacs autour de tes chaussures, et tu fourres le tout dans le sac-poubelle. Tu enfiles la paire de gants propres et tu reprends la route. Pas vers Combourg. File jusqu’à Saint-Malo et jette ce sac dans une poubelle publique. Quel flic irait chercher la tenue du tueur de Louviec dans une poubelle de Saint-Malo ? Surtout qu’elles sont vidées au lever du jour.
— Non, pas Saint-Malo, je connais trop de gens là-bas et c’est bourré de monde en ce moment. J’irai à Fougères.
— Fougères, très bien. Au retour…
— … je change les plaques, je nettoie les rainures des pneus, et on est propres comme des sous neufs. À propos de fric, ce sera combien ?
— Le double du tarif habituel, je veux que tout soit impeccable. Donc quarante mille.
— Cinquante mille. Après un meurtre pareil, les flics renifleront toutes les pistes.
— Et que veux-tu qu’ils trouvent ?
— Des traces de mes pneus.
— Il y en a des milliers comme les tiens. Et des traces sur une allée pavée, il n’y en aura pas.
— Cinquante mille.
— Je te ferai savoir le lieu et l’heure du versement. Cela ne tardera pas. Fais gaffe à l’œuf. En cas de casse, t’en as un chez toi ?
— Non, je bouffe dehors.