XIV

Adamsberg avait remonté le bas de son pantalon puis laissé flotter ses jambes dans la rivière – encore très froide –, observant les remous de l’eau autour des pierres et de ses pieds, les agitant pour contrarier son flux et faire surgir des bulles. Après deux heures de cette opération qui le captivait sans jamais le lasser, et à laquelle il avait rarement le temps de s’adonner, il se sentit tout à la fois reposé du tumulte de l’affaire Retancourt mais également prêt à affronter le travail en attente sur les porteurs de puces. Le commissaire était rétif à toute tâche impliquant des inventaires, des listes, des tris, des sélections, mais cette fois il ne pouvait s’y soustraire. Le cas était important et cette étape peut-être décisive. Il sécha sommairement ses pieds dans l’herbe, partit marcher et fut le premier au rendez-vous de l’auberge, où il acheva de dérouler le bas de son pantalon humide.


— Vous avez vu du poisson ? demanda Johan sans y croire. Votre canne n’est même pas mouillée.

— Elle a séché, je vais la replier. Mais j’ai vu de l’eau, beaucoup d’eau.

— C’est barbant de regarder l’eau, si on n’essaie même pas de pêcher.

— Barbant, Johan ? Mais à chaque seconde, il se passe quelque chose de nouveau avec l’eau, quelque chose qui ne s’est jamais produit avant et ne reviendra plus jamais.

— Si cela vous délasse…


Le reste de l’équipe faisait peu à peu son entrée. Johan disposa bols et bouteilles et apporta d’office un café à Mercadet, qui d’évidence n’avait pas eu son compte d’heures de sommeil mais installait vaillamment son ordinateur.


— Allons-y, dit Adamsberg après s’être frotté longuement les joues.

Mercadet se plongea aussitôt dans son dossier.

— Je peux vous laisser un moment ? demanda Johan. Il est encore tôt et tout est déjà prêt.

— Bien entendu, Johan, dit Adamsberg. Vous nous laissez les clefs ?

— Fermez derrière moi, dit l’aubergiste, je gratterai à la porte pour rentrer.

— C’est l’habitude, commenta Matthieu, il ne peut tout de même pas rester enfermé ici tout le jour. Et cela aussi, c’est l’habitude, ajouta-t-il en plaçant une main près de son oreille.

Un chant puissant, dont les paroles leur étaient inconnues, s’élevait de la rue et Adamsberg ouvrit une fenêtre pour mieux l’entendre : « Monstre affreux, monstre redoutable. Ah ! L’Amour est encore plus terrible que vous… »

— Qui chante ? demanda-t-il en refermant la fenêtre.

— Mais c’est Johan, dit Matthieu. Il est heureux et fier de posséder une voix de baryton si retentissante – il est même capable de sortir de sa tessiture, dans les aigus comme dans les graves – et on l’entend par les rues plusieurs fois par semaine. Tout le monde ici connaît ses chants par cœur, il n’en entonne que quatre, ce sont ses préférés et il s’y tient. Si bien qu’il arrive souvent qu’on croise des habitants fredonnant un air du XVIIe ou XVIIIe siècle, sans le savoir. À vrai dire, ajouta Matthieu en baissant la voix, n’ayant nulle envie de discréditer Johan, quand il s’éclipse en chantant si fort, c’est qu’il part en quête de l’hirondelle blanche.

— Une hirondelle blanche ? Toute blanche ?

— Oui, il a des visions, mais n’ébruite pas cela. Je te raconterai l’histoire un autre jour.

— Tous ses chants appartiennent au répertoire baroque ? demanda Veyrenc.

Veyrenc était le seul agent de la Brigade à être épris de musique. Il appartenait à une chorale et se rendait régulièrement au concert. Il avait tenté sans succès d’y entraîner Danglard, mais cet art n’entrait pas dans les savoirs et les goûts du commandant.

— Ah, dit Matthieu, vous avez reconnu cela ?

— C’était du Rameau, non ?

— Rameau ou Lully, ce sont ses dieux.

— Il est vrai qu’il possède une belle voix sonore de baryton, dit Veyrenc, mais c’est bien dommage qu’il ne chante pas tout à fait juste.

— C’est vrai, mais leurs musiques à tous deux ne sont pas si simples à chanter. Je m’y suis essayé quelquefois. Personne d’ailleurs ne s’aperçoit ni ne se soucie qu’il y ait des fausses notes. Surtout pas un mot sur cette défaillance, il n’en a pas conscience et cela le peinerait à l’extrême.

— Cela va de soi, dit Adamsberg. Mais si surprenante soit la passion de Johan, nous, hélas, nous devons jouer avec nos puceux.

Passagèrement, il regretta un instant de ne pas accompagner Johan dans sa quête de l’hirondelle blanche. Car sa quête du moment était autrement moins séduisante et il se rassit en concentrant sa volonté. Après tout, c’était lui qui avait décidé de passer tout Louviec au peigne à puces.

— Il faut d’abord que j’ajoute vos données, dit Mercadet à Retancourt.

— Inutile. Pas de puces dans les logements que j’ai vus.

— Ah très bien. Cela nous donne donc en tout, femmes seules exclues, dix-neuf maisons infestées et là-dedans, quatorze hommes valides.

— On a oublié quelque chose d’important, dit Adamsberg. L’homme que Matthieu a repéré à Rennes, celui qui a acheté les quatre couteaux, portait sans aucun doute une moustache et une barbiche postiches, rousses.

— Sans aucun doute, répéta Berrond. Il n’y a pas un seul rouquin à Louviec.

— Et donc, sur nos quatorze hommes infestés, on doit éliminer les barbus.

— Bon Dieu, dit Noël, faut tout recommencer ?

— Une seconde, dit le lieutenant Verdun. Je suis de Louviec et j’y ai deux frères. Je crois pouvoir dire que je connais un sacré paquet de gens ici. Et Berrond aussi, il y a vécu ces dix dernières années avec sa femme jusqu’à sa mutation à Rennes. Peut-être qu’à nous deux, on peut vous indiquer les barbus.

— Tenez, dit Mercadet en tournant sa machine vers les deux hommes.

Berrond et Verdun examinèrent la liste des quatorze noms, se concertant de temps à autre.

— Non, pas Yvon Briand, dit Verdun.

— Je t’assure que si. Je l’ai vu hier dans la file de gens qui attendaient devant chez Gwenaëlle.

— C’est qu’il vient de la laisser pousser alors, et récemment. Peut-être après l’achat des couteaux. Une barbe de trois-quatre jours, ça collerait ?

— Oui, dit Adamsberg.

— Donc on le garde, dit Verdun en versant une seconde tournée de cidre.

— Il y a généralement deux raisons pour qu’un homme laisse pousser sa barbe, dit Adamsberg. Un, ça l’ennuie de se raser chaque matin, comme chacun de nous. Deux, les types qui atteignent cinquante, cinquante-cinq ans, se mettent à porter la barbe pour masquer les premières rides ou un double menton. Eux, c’est rare qu’ils changent d’avis et se la rasent, même pour y substituer un postiche. D’après vous, on a combien de barbus dans le lot ?

— Je dirais six, estima Verdun. Restent sept imberbes et Yvon Briand.

— Et ces huit hommes, vous pourriez me donner leur âge ? demanda Adamsberg qui prenait quelques notes.

— Pas des jeunes, assura Mercadet. En majorité des hommes mûrs, la cinquantaine ou un peu plus, et deux sexagénaires.

— Nous restent donc huit gars, couverts de puces, imberbes ou avec une barbe récente, mûrs mais encore dans la force de l’âge. Seuls ? Mariés ?

— Cinq d’entre eux vivent seuls. Un veuf, trois divorcés et un célibataire endurci.

Quatre coups retentirent à la porte et Veyrenc alla ouvrir, désireux de complimenter Johan sur son chant.

— Du Rameau, lui dit-il. Mais de quel opéra ? Dardanus ?

— Dardanus, oui, dit Johan en jubilant. Bon sang, ça fait plaisir de tomber sur un connaisseur. Vous l’avez vu ?

— Oui. Vous chantiez ce morceau de bravoure où Dardanus s’apprête à affronter le monstre.

— Un passage irrésistible.

— Eh bien mes compliments, Johan, j’espère vous entendre encore, acheva Veyrenc en reprenant sa place.

— J’ai pas de mérite, dit Johan en secouant la tête, souriant. Mon oncle, c’était un musicien des rues, il m’a appris quelques airs.

— Il y a autre chose qu’on a oublié, reprit Retancourt.

Berrond tourna la tête vers Retancourt dont il était en un coup de foudre devenu un nouvel adepte, au point de se concentrer non pas sur sa taille et sa masse musculaire mais sur son visage rond encadré de cheveux blonds trop courts, auquel il trouvait un charme discret mais certain. Ce qui était vrai.

— J’y ai pensé quand ces types parlaient dans la voiture. L’un d’eux regrettait qu’ils n’aient pas porté des postiches et le chauffeur a râlé, pas question qu’il se retape un eczéma, les colles de ces faux poils, c’était de la merde à vous bousiller la peau. Il n’avait pas tort car pour qu’un postiche tienne bien, il faut un sacré adhésif. Et un sacré adhésif, surtout quand on le porte longtemps, ça donne quoi ?

— De l’eczéma, dit Matthieu.

— Ou une allergie, une dermatose quelconque mais en tous les cas, la peau rougit.

— Très juste, dit Adamsberg. Et donc celui qui a acheté les couteaux aurait une irritation des lèvres ou du menton.

— Cela m’est arrivé d’en porter, dit Matthieu, mais la rougeur a disparu en quelques heures. Notre gars peut avoir retrouvé une peau de bébé.

— On n’a que cela pour débuter, on tente quand même, dit Adamsberg.

— Comment organise-t-on l’interrogatoire des huit types ? demanda Veyrenc.

— À leur porte. On ne va pas infester toute la gendarmerie. Je pense que Matthieu et ses deux lieutenants sont les mieux à même pour le faire. Ils connaissent plus ou moins ces hommes qui leur parleront bien plus facilement qu’à des flics de Paris.

— C’est certain, confirma Matthieu.

— Même chose, gardez vos distances. Tâchez de vous informer sur leurs compagnes. Et regardez bien si le bas du visage des gars garde des traces de rougeurs.

— Ça sera facile de les trouver, demain c’est dimanche.

— Quant aux questions, elles sont évidentes : où étaient-ils à l’heure de l’assassinat de Gaël et d’Anaëlle ? Insistez sur Anaëlle, c’est bien plus proche dans leur mémoire. S’ils vous disent qu’ils regardaient la télé mercredi dernier, demandez-leur quel programme. Mercadet, préparez un résumé des films et émissions les plus susceptibles d’avoir capté l’intérêt ce soir-là.

— Mercredi, il y avait le match de foot France-Allemagne, dit Verdun. Je le sais, je l’ai regardé avec Noël. L’Allemagne a gagné 1 à 0 dans les dernières minutes de la prolongation. Ça a duré jusque vers 22 heures.

— Je suppose que pas mal de nos gars se sont collés devant leur poste, dit Mercadet. En moyenne, les Français de cet âge passent quelque trois à quatre heures par jour à regarder la télé. Avec un match, l’audience doit grimper.

— Il y avait aussi une bonne série policière et un film sur Robin des Bois, pas mal foutu, ajouta Verdun. Comme le match piétinait, je me faisais suer et je zappais de temps à autre.

— Et s’ils ont visionné sur Internet, reprit Adamsberg, demandez des détails. Personnages, lieux, intrigue, etc. Et s’ils étaient dehors, ont-ils des témoins ? Enfin, sont-ils en bonnes relations avec Josselin de Chateaubriand ? Et – quelle que soit la réponse –, que pensent-ils de lui ? Ce qui est dommage, c’est que j’aurais aimé des photos. Voir leurs visages. Pour le moment, je me contenterai de leur description. Vous pouvez me donner leurs noms ? Et leurs professions si vous les connaissez ?

Le rond Berrond reprit sa liste tandis que Mercadet encodait les données, en tapant si vite qu’on pouvait à peine suivre le mouvement de ses doigts.

— Yvon Briand, commença Berrond. C’est celui à la barbe naissante que j’ai vu se gratter devant chez Gwenaëlle. Il est ramoneur. Vit seul, il est veuf. Je signale le fait car ce n’est pas si simple de s’absenter le soir quand on est marié. Puis on a Jestin Cozic. Il fait quoi Cozic ?

— Livreur de bois, un costaud, répondit Verdun. Marié. Il habite dans la rue basse.

— Je le situe, intervint Matthieu. Il est venu un jour à Combourg porter plainte pour vol de fagots. Un type pas agréable. Marié, oui, mais pas tant que cela. Sa femme est garde de nuit auprès de personnes âgées.

— Exact, dit Verdun, et elle est très demandée. Il se dit çà et là qu’elle a choisi ce boulot pour éviter les nuits avec Cozic.

— Kristen Le Roux, enchaîna Berrond. Lui, c’est le plombier. Marié. Hervé Kerouac, un des instituteurs. Il me semble me rappeler qu’on le dit célibataire endurci. Tristan Cloarec, c’est l’électricien.

— Divorcé, précisa Matthieu. Je connais sa femme, elle vit à Rennes à présent.

— Mikael Le Bihan, poursuivit Berrond. Je ne sais pas ce qu’il fait.

— Il conduit le car, dit Verdun. Marié.

— Corentin Le Tallec, il tient l’épicerie. Il était marié, sa femme l’aidait à la caisse. Mais ils ont divorcé avant que je ne quitte Louviec. Et enfin Alban Rannou, qui tient le garage de la grand-rue. C’est un peu la même histoire que Le Tallec. Sa femme tenait la comptabilité avant de se séparer et filer avec un gars de Combourg.

— Ce qui nous fait cinq hommes seuls chez eux, dit Adamsberg, plus Cozic dont la femme travaille du soir au matin. Vu leurs métiers, tous ont dû avoir à faire avec Chateaubriand.

— Je croyais qu’on ne suivait pas cette piste.

— On la suit pour la perdre.

— Ah bon, dit Berrond sans essayer de comprendre. C’est ce que lui avait recommandé son commissaire à propos d’Adamsberg : « N’essaie pas toujours de comprendre. »

— Je prends Cozic et Le Tallec, je les connais bien, dit Matthieu.

— Et moi, dit Verdun, examinant la liste comme il aurait choisi son plat sur un menu, je prends Le Bihan et Rannou. J’ai des notions de mécanique.

— Donc à moi Le Roux et Kerouac, conclut Berrond. Il en reste deux. Yvon Briand, qui en veut ?

— Pas très causant mais je prends, dit Matthieu. Et Cloarec ?

— Je le veux bien, dit Berrond, ça fait un moment qu’on ne s’est plus vus.

— C’est organisé pour nos huit gars, conclut Adamsberg. Il nous faut aussi savoir où en sont les plans des « Ombreux » contre les « Ombristes ». Connaître la date et le lieu de la prochaine réunion.

— Ça, c’est facile, coupa Verdun. Un de mes frères est marié à une « Ombreuse », pas une fanatique mais tout de même, ce n’est pas marrant tous les jours, dit-il en s’éloignant pour l’appeler.

— Reste l’internat, dit Adamsberg à Matthieu. Ça a donné ?

— Excellente idée, la fouille des sacs. On en a trouvé cinq couverts de griffures de chat. Sans surprise, ces cinq gosses font partie des plus fortes têtes de l’internat. Perturbateurs, harceleurs, provocateurs, batailleurs, tout ce que tu veux. Tous de onze à douze ans. Je les ai rencontrés, avec l’autorisation du proviseur. En bloc, ils ont nié et dévidé des chapelets d’injures. Mais séparément, en appuyant un peu tout en feignant la compréhension, et en leur apprenant surtout les suites pénales de la maltraitance envers un animal, ils ont tous lâché le truc, y compris le meneur, qui est vraiment un brutal endiablé. Tous des durs et des hâbleurs, mais je les crois malheureux. Je leur ai demandé à chacun si leur père les frappait : la réponse est oui.

— C’était à prévoir, dit Verdun. J’ai la date de la prochaine réunion des « Ombreux » : après-demain lundi, à vingt et une heures trente, 5, rue du Prieuré. C’est chez cette saleté de Serpentin. Elle mène la danse.

— Matthieu, demanda Adamsberg, tu n’aurais pas dans tes rangs une flic, bonne comédienne, susceptible d’infiltrer cette réunion ?

— J’en vois deux. L’une d’elles me paraît bien, elle a une tante à Louviec. Quarante-huit ans, ça te va ?

— Parfait. Lance le truc, on ne sait jamais. Pour en revenir aux gosses, ce qu’il y a de plus intéressant chez eux, répéta Adamsberg pour ceux qui n’avaient pas suivi leur conversation, ce sont leurs parents. Les pères surtout, et Matthieu a confirmé qu’ils frappaient les enfants. C’est le triste et banal engrenage ordinaire, un enfant brutalisé a toutes chances de brutaliser. On a donc cinq brutes avérées à Louviec. Matthieu, par miracle, l’un de ces gosses porterait-il le nom d’un de nos huit puceux ?

— Bon sang, dit Matthieu après avoir consulté la liste. On en a deux. Cozic et Le Roux.

— Ce qui ne veut pas dire grand-chose, dit Mercadet en levant le nez de sa machine. Le Roux, c’est un nom répandu en Bretagne. On doit en avoir plusieurs à Louviec. On a un Cozic et trois Le Roux, précisa le lieutenant après quelques instants. Impossible de connaître la progéniture. Il faudrait que je craque les fichiers de la mairie, ajouta-t-il en questionnant Matthieu du regard.

— Ça ne laissera pas de traces ?

— Je n’en laisse jamais.

— Alors allez-y.

Il ne fallut pas plus de quatre minutes à Mercadet pour obtenir ses résultats.

— Cozic est marié, sans enfant, ce n’est pas le nôtre. Il se peut que le père du petit Cozic vive ailleurs qu’au village. Deux dénommés Le Roux ont des garçons, mais un seul est âgé de onze ans. Et il s’agit de notre Kristen Le Roux, marié.

— Son dossier s’alourdit, murmura Matthieu.

— Soyez vigilants, insista Adamsberg. Quelque aimables soient les apparences, il y a sans doute un meurtrier dans le tas. Il est quelle heure ?

— T’as deux montres au poignet, dit Matthieu, et tu ne sais pas l’heure ?

— Forcément, Matthieu, elles ne marchent pas.

— Vingt heures cinq, dit Matthieu en souriant tandis que Berrond se répétait la phrase : « N’essaie pas toujours de comprendre. »

— Heure du repas. La cuisinière de notre Centre d’accueil, cette belle et bienveillante femme qui nous concocte des petits-déjeuners princiers, informée du rapt de Retancourt, nous y attend pour un « dîner de retrouvailles ». On ne peut pas se défiler. Matthieu, on se retrouve ici demain à treize heures ?

— C’est sans doute fermé le dimanche, dit Veyrenc.

— Vous rigolez ? intervint Johan qui installait sa clientèle. À l’Auberge des Deux Écus, y a pas de pause, y a pas de répit. Surtout qu’avec le samedi soir, c’est le dimanche que je fais ma meilleure recette. Faut dire que moi et le répit, ça fait deux.

— C’est-à-dire ? demanda Veyrenc, amusé, anticipant la réponse de l’apparent invincible géant de l’auberge.

— C’est-à-dire que si je m’arrête, je tombe dans le trou.

— Quel trou ?

— Ben le trou noir. Celui où il y a la tristesse. Alors merci non, je préfère bosser. D’accord pour treize heures, je vous garde une table. Vous pourrez parler, avec le boucan qu’il y a le dimanche, personne ne vous entendra. Et si je peux me permettre, madame Retancourt, je me répète, mais on est drôlement soulagés de vous revoir parmi nous. Ils faisaient triste mine, vos collègues. Même bourrés de cidre, pas moyen de leur arracher un mot, fallait voir.

— Merci, dit Retancourt, avec son plus charmant sourire qu’on ne voyait pas souvent.

Ces deux baraqués se plaisaient, pas de doute là-dessus.

— Y a un truc qui me chiffonne, dit Johan. De vous ou de moi, qui c’est qui dépasse l’autre ?

On colla Retancourt et Johan dos à dos, au plus grand contentement de Berrond, et Johan l’emporta de plusieurs centimètres.

— Vous avez triché, Johan, dit le défenseur Berrond en frappant sur la table. Vos bottes ont des talons.

— Vrai, dit Johan en ôtant ses chaussures avant de recommencer l’épreuve, qui lui donna deux centimètres de plus.

— Oui mais c’est une femme, ça ne compte pas, dit Johan qui prenait le parti de Retancourt. Car moi, je ne sais pas si j’aurais été capable de « tordre, tirer et clac ».

— Faut bien se concentrer, c’est tout. Vous pouvez m’appeler par mon prénom, Johan.

— Et c’est comment votre prénom ?

— Violette.

Violette, comme la petite fleur fragile.

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