XXXVI

Au matin, hormis les gardes à bouclier, relayés à huit heures et laissés à l’auberge pour la protection d’Adamsberg, dix autres hommes avaient rejoint les équipes des commissaires pour procéder aux perquisitions des domiciles de Karl Grossman, dit « Jeff », et de Laurent Verdurin, dit le « Joueur ». Avec dix-sept agents répartis en deux équipes, ils devraient en avoir fini bien avant l’heure du déjeuner. Selon les photos trouvées par Mercadet, les maisons n’étaient pas très grandes, de cinq pièces au maximum, plus une dépendance servant de garage. Celle de Grossman était flambant neuve et plutôt laide, celle de Verdurin ancienne et peu rénovée. Johan et Adamsberg achevaient leur petit-déjeuner.

— T’es sûr de ce que tu dis ? répétait Johan d’une voix basse et inquiète.

— Je te le promets. Cela lui est égal et elle ne m’en a même pas touché un mot.

— Parce que tu comprends, réexpliqua l’aubergiste en se mordant la peau d’un doigt, m’avoir vu terrifié devant un papillon de nuit, c’est se ridiculiser devant Violette. Elle doit me prendre pour un moins-que-rien, une larve, un déchet.

— Cela fait dix fois que je te le dis : non. Violette ne juge pas ainsi les hommes. Mets-toi ça dans le crâne et tiens-en toi là.

Adamsberg achevait de dissiper les craintes de Johan quand on frappa à la lourde porte.

— C’est Josselin, Johan, tu peux m’ouvrir.

— C’est bien sa manière de frapper, dit-il aux gardes et c’est bien sa voix. On peut le laisser entrer.

Les gardes refermèrent aussitôt la porte derrière lui.

— Vous m’avez l’air bien excité, dit Johan en lui servant une tasse de café.

— Quelque chose d’important que j’ai oublié de vous dire hier, commissaire, dans l’agitation de cette soirée. Dès que j’en ai le temps, je continue plus que jamais à surveiller ces gars et sillonner les routes. J’en néglige mes champignons. Hier, vers douze heures trente, j’allais au hasard vers Montfort-la-Tour, en direction de Rennes, quand j’ai croisé un type à moto. À cause de la chaleur, il avait remonté sa visière. Il n’allait pas vite, je l’aurais reconnu entre mille. Pas besoin de l’entendre ou de le voir en photo, c’était lui : Pierre Le Guillou, revenu dans les parages. J’ai roulé encore cinq cents mètres puis fait demi-tour pour le rattraper. Juste à temps pour le voir s’engager dans l’allée d’une belle maison entièrement retapée. À vingt mètres de la sortie de Montfort, 7, rue du Cormier, très isolée. Ils y ont fait des travaux pendant des mois.

— Avant, dit Johan, c’était qu’un tas de ruines et de broussailles. Ça a dû coûter un paquet de fric.

Adamsberg envoya un message à Mercadet pour connaître le nom du propriétaire de la maison de la rue du Cormier.

— Quand ont-ils fini les travaux ? demanda-t-il.

— Il y a environ cinq ans, dit Johan.

— Et depuis, Josselin, la maison était occupée ?

— Non, bouclée. Il me semble que je ne l’ai vue volets ouverts que trois ou quatre fois.

— Pour de longues périodes ?

— Très courtes. Deux à trois jours maximum.

— Ce serait donc le point de chute de Le Guillou quand Robic est sur une affaire d’importance.

— Alors quelque chose se prépare, dit Josselin. Je sais que cela ne nous avance pas, mais c’est toujours une donnée de plus.

— Il y a moyen de surveiller discrètement la maison ?

— Elle est entourée par des haies arbustives de bonne hauteur. Et un chemin de rocaille la longe sur sa droite.

— Le propriétaire, dit Adamsberg en lisant la réponse de Mercadet, est Yannick Plennec. Le Guillou aussi a changé de nom. Il était beau gosse ?

— Très, dit Josselin. Pourquoi ?

— Ce pourrait être lui qu’ils surnomment le « Tombeur ».

— Très probable. Belles fringues, boucles blondes, yeux d’un bleu net, toutes les filles étaient après lui. Je vous laisse, commissaire. Mais prenez garde à vous. Robic plus Le Guillou, c’est de la dynamite.


Gardes du corps et policiers réintégrèrent l’auberge à midi.

— Johan, on va déjeuner vite, dit Adamsberg, une fois toute l’équipe réunie. C’est trop calme depuis leur échec d’hier soir. Ça va bouger.

— Il abandonne et se prépare pour un autre coup, c’est tout, dit Johan.

— Non, dit Adamsberg, le visage concentré. Robic n’est pas du genre à échanger un assassinat raté contre une attaque de bijouterie. Je suis hors de sa portée, il va donc changer de cible et ce sera un sale coup. Il a maintenant cinq hommes en taule.

— C’est très possible, dit Veyrenc, tu ne vas pas tarder à recevoir un message.

— Johan, même si cela te choque, prépare-nous seulement des sandwichs, dit Adamsberg, ce sera bien suffisant. Résultat des perquisitions, Matthieu ?

— Le coffre de Karl Grossman – Jeff – était sous le fumier de cheval de l’écurie. Facile à trouver mais il a donné beaucoup de mal au perceur. Même attirail que pour les autres. En revanche, Laurent Verdurin – le Joueur – avait beaucoup moins de fric que les autres, un unique bracelet, une seule enveloppe de billets, et une seule arme, vierge. Ce qui corrobore ses dires : il n’était impliqué qu’à la lisière, escalade des toits, ouverture des accès, veilleur, chauffeur, grimpeur, que sais-je ? En tout cas, il ne touchait pas grand-chose. Et il dit sûrement vrai sur son absence à Los Angeles.


À midi trente, alors que gardes et policiers achevaient presque leur repas, Adamsberg reçut un message désespérant : Puisque Adamsberg se terre comme un lâche et comme un rat, le marché change : nous détenons la fillette de Johan, Rose. Sa vie contre les cinq prisonniers, sans condition. En absence de résultat, la gosse mourra demain, à treize heures.

Pétrifié, bouleversé, Adamsberg fut un moment sans savoir que faire. Fallait-il ou non prévenir Johan ? D’ici une demi-heure, de toute façon, les surveillants constateraient l’absence de l’enfant à la cantine et l’école appellerait Johan. Sa décision fut prise avant même qu’il ait eu le temps de penser. Il se livrerait à la place de la petite.

— Johan, dit-il d’une voix altérée, assieds-toi.

— Mais je coupe le fromage. Pour les seconds sandwichs.

— Laisse tomber le fromage. Viens et assieds-toi.

Son regard fit le tour des agents qui l’entouraient, leur faisant si bien comprendre qu’une calamité leur était tombée dessus que tous cessèrent de manger.

— Johan, reprit Adamsberg péniblement, ils ont kidnappé ta fille, Rose.

— Non, non ! Tu te trompes !

Adamsberg lui montra le message et Johan lança le long hurlement d’un animal blessé avant de s’écrouler sur la table au milieu des assiettes, la tête dans les bras, criant, sanglotant, ses épaules se soulevant spasmodiquement.

— Ça va aller, Johan, dit Adamsberg. C’est ma peau qu’ils veulent. Je vais me livrer et tu retrouveras ta fille.

— Pas question, cria Matthieu en se levant, couvrant à peine les sanglots du père. Je n’y crois pas une seconde. Ils ne la libéreront pas après ce qu’elle aura vu et entendu. Et ils vous tueront tous les deux.

— Il faut tenter le coup, répliqua fermement Adamsberg.

— Non, dit Retancourt à son tour. Il faut la retrouver, et vite. Johan, par pitié, aidez-nous. On vous la ramènera mais on a besoin d’informations.

Johan leva son visage décomposé vers cette femme qu’il pensait capable de tous les miracles et, pour cette raison, Adamsberg lui passa la main et demanda à Josselin de revenir de toute urgence.

— Les enfants quittent l’école à l’heure du déjeuner ? demanda Retancourt.

— Oui, ils vont à la cantine, hoqueta Johan.

— À pied ? C’est à combien de mètres ?

Johan essuya son nez avec sa manche et Veyrenc lui fit passer un mouchoir propre, pendant que Matthieu lui servait un verre de cognac.

— Bois, dit Matthieu.

— Je bois pas de cognac.

— Bois.

— À combien de mètres est la cantine ? répéta Retancourt en posant sa main sur la grosse épaule de l’aubergiste.

— Je sais pas… Trente mètres…

— Ils sortent dans la rue en ordre discipliné, encadrés par les institutrices ?

— Vous pensez, dit Johan en reniflant violemment, c’est plus le temps où on se tenait en rang deux par deux. J’y suis passé plusieurs fois à cette heure, c’est une véritable pagaille.

— À quelle heure sortent-ils ?

— À midi pile ou midi dix, ça dépend des jours.

— C’est à ce moment qu’ils l’ont prise, dit Adamsberg. Mais comment pouvaient-ils reconnaître son visage ?

— Sa photo, hoqueta Johan, sa photo, elle a été publiée à la Une de Sept jours à Louviec la semaine dernière ! Parce qu’elle avait gagné le prix de dessin de l’école.

— La photo était nette ?

— Très nette.

— On pouvait la reconnaître ?

— Oh oui, oui, dit Johan en laissant retomber de nouveau sa tête sur ses bras. Il y avait même des gens qui la félicitaient dans la rue.

Josselin frappa et s’annonça afin que les gardes le laissent entrer. Sans un mot, Adamsberg lui montra le message reçu et Josselin se laissa tomber sur une chaise.

— Josselin, dit Adamsberg, vous avez apporté la carte ?

Chateaubriand la sortit de sa veste et, repoussant les assiettes, la déplia sur la table.

— Matthieu s’il te plaît, fais venir vingt gendarmes de plus en urgence de Rennes, Combourg et des environs, avec voitures banalisées. On sera trente-sept, ou trente-huit, plus mes huit gardes égale quarante-six. Ce ne sera pas de trop. Josselin, dans vos pérégrinations, combien de planques avez-vous repérées ?

Chateaubriand leva les yeux vers le plafond pour réfléchir tout en comptant sur ses doigts.

— Quatorze.

— À quoi ressemblent ces planques ?

— Six sont des fermes abandonnées, quatre sont des hangars désertés, deux en dur et deux en tôle, trois sont d’anciens ateliers de mécanique, la dernière est la ruine d’une vieille tour.

— Pourriez-vous m’indiquer leurs emplacements par des croix au crayon sur la carte ?

Josselin s’exécuta puis se leva pour aller serrer les épaules de Johan. L’aubergiste avait posé le téléphone à ses côtés, tâchant de ne pas entendre les hurlements et les insultes de sa femme, criant que tout était de sa faute, s’il n’avait pas eu l’idée de se fourrer dans les affaires de cette bande de flics, s’il n’avait pas…

Adamsberg prit le téléphone.

— Madame Kerbrat ? Commissaire Adamsberg, en charge de l’affaire. Votre mari n’est pas…

— Ex-mari.

— C’est moi qu’ils veulent assassiner, pas Rose. Vous me comprenez ? C’est entièrement de ma faute et nous partons sur-le-champ, avec quarante-six policiers, écumer tous les endroits où ils auraient…

— Vous étiez tout le temps fourrés chez lui ! hurla la femme en désespoir. C’est pour cela qu’ils ont choisi ma fille et jamais, jamais Johan n’aurait dû…

Rien à faire. Le pire étant que cette femme n’avait pas tort. Adamsberg reposa le téléphone sur la table. Il avait songé à la faire venir ici pour épauler Johan mais il était clair que c’était hors de question. Johan baissa le son de l’appareil.


Les dix policiers de Combourg stoppèrent à cet instant devant la porte et entrèrent dans l’auberge, toujours cernée par les huit gardes à boucliers, suivis peu de temps après par vingt hommes de Dol-de-Bretagne et de Rennes.

— Il y a quatorze planques possibles à visiter plus les cinq maisons dont on a arrêté les occupants, expliqua Matthieu. Dix-neuf. Et nous sommes trente-six. Pas quarante-six : pardonne-moi de ne pas te compter, Adamsberg, ni toi ni tes gardes spéciaux, ni Mercadet. Mais tu n’es pas valide et toujours menacé. Et Mercadet n’est pas en état.

— Il l’est, il doit l’être. Quant à moi, je ne suis plus menacé.

— Qu’en sais-tu ? Les visées de Robic sont diaboliques.

— Je viens, et mes huit gardes aussi. Nous n’avons que vingt-quatre heures.

— Mais tu ne peux pas courir, mais tu ne peux pas tirer.

— Quarante-cinq ou rien, Matthieu, affirma Adamsberg avec netteté. Et ne t’y oppose pas. Et laissons Mercadet se reposer.

— Très bien, céda Matthieu avec un bref soupir. Robic ne dispose sans doute plus que de quatre hommes, et de son chauffeur muet, mais armé. Un seul homme, voire deux, peuvent se charger de garder Rose, mais il se peut aussi qu’il y ait rassemblement des troupes à la planque pour mettre au point la stratégie à venir. On se retrouvera en minorité devant six hommes armés.

— Et on se fera abattre, dit Adamsberg. Divisons-nous en sept équipes de six à sept hommes pour ratisser tous les lieux. Lieux à visiter de fond en comble. Si une des fermes abandonnées dispose de dépendances, fouillez tout jusqu’au dernier recoin, et surtout les sous-sols. Matthieu, constitue les groupes. Donc sept couleurs sur la carte : équipe verte, équipe rouge, équipe bleue, orange, jaune, brune et équipe noire. Qui a des feutres ici ?

— C’est dans la trousse de la petite, dit Johan d’une voix morte.

— Où est-elle ? demanda doucement Adamsberg.

— Dans sa chambre, à l’étage. Elle est rose avec des étoiles.

Matthieu eut le tact de ne descendre que les sept feutres nécessaires et non la trousse, objet trop suggestif. Il entoura les croix de sept couleurs, que chaque policier photographia pour localiser ses objectifs. Adamsberg envoya sans espoir un message au ministère pour l’informer qu’une enfant mourrait s’ils ne faisaient pas libérer les coupables. Sans réponse à dix-huit heures, il balancerait l’information aux médias. Le fait qu’il s’agisse d’une petite fille ferait peut-être fléchir le ministère face à la réaction de l’opinion. À treize heures vingt-cinq, les troupes policières quittaient l’auberge, laissant Mercadet, abruti de sommeil, et Johan dans un difficile face-à-face.

— Vous voulez vous reposer ? demanda Mercadet d’une voix molle.

— Peux pas, dit Johan en secouant la tête. Veux rester près de mon téléphone.

— Vous voulez qu’on boive un verre ?

Johan secoua la tête.

— Vous voulez regarder la télévision ?

— Surtout pas. Demain, ce sera partout, à la une des journaux, à la télévision, sur Internet, partout. C’est un cauchemar. Ma fille.

— On n’écoutera rien, on ne lira rien. Vous voulez faire une partie d’échecs ?

— Je veux Rose, lieutenant.

D’appel en appel, tous signalaient l’échec de la visite d’une des dix-neuf planques. Tête basse, yeux battus, Mercadet repoussait son téléphone avec dégoût sur la table.

Vers dix-sept heures, tous les hommes étaient revenus, les mains vides.

— Ils la détiennent donc chez l’un d’eux, et pas dans une planque, dit Veyrenc.

— J’y ai pensé, dit Adamsberg. Mais on ne connaît pas leurs adresses, sauf celle de Le Guillou. Et, bon sang, nous devons y aller.

— Aucun droit légal d’investir sa propriété, objecta Matthieu en secouant la tête. On n’a rien contre lui.

— Et pourtant, insista Adamsberg, Le Guillou n’est pas revenu pour rien.

Il s’écoula un long et lourd silence, ponctué du claquement des briquets et du tintement de quelques verres. Chacun ruminait des pensées sombres, cherchait de nouveaux chemins par lesquels aboutir, se projetait au lendemain, treize heures, au moment où la petite serait abattue. Adamsberg avait reçu la réponse du ministère de l’Intérieur mais ne l’avait pas même montrée aux autres tant elle était affligeante. L’État ne cède pas à la menace. Prenez tous moyens nécessaires et retrouvez l’enfant.

On entendit frapper à dix-huit heures. Des coups sur la poutre en bois.

— Je veux voir personne, murmura Johan.

— C’est moi, Maël ! Bon Dieu, ouvre, Johan !

Une urgence faisait trembler la voix de Maël. Les gardes le firent entrer et l’ancien bossu resta debout, essoufflé.

— T’as couru ? demanda Matthieu.

— Non, c’est l’énervement. Hier matin, je suis venu à l’auberge pour prendre mon café et à travers les fenêtres, j’ai entendu la voix tendue du vicomte. Quelque chose était arrivé, il n’a pas l’habitude de parler si vite et si fort. Les gardes devant la porte ne m’ont pas laissé passer, ils m’ont fouillé et je me suis installé debout contre une fenêtre, en leur expliquant que j’attendais mon ami Josselin. Oui, c’est interdit d’écouter aux portes mais je voulais savoir. C’est comme ça que j’ai appris que Josselin avait vu Le Guillou revenir, et où. Ça m’intéressait car je méditais de casser la gueule de ce type une bonne fois quand on le reverrait. Et aujourd’hui, vers quatorze heures, j’ai appris la disparition de la petite.

— Comment l’as-tu apprise ? demanda Matthieu. Personne ne le savait.

— Par mon patron, le comptable, qu’est ami avec la maîtresse d’école.

— Continue.

— J’étais retourné. Et puis il m’a pris une idée : si Le Guillou avait rouvert sa maison, c’est qu’il se passait quelque chose. C’est que la gosse avait été enlevée.

— Nous sommes d’accord, dit Adamsberg, tendu.

— Alors j’ai expliqué au patron qu’il m’avait pris une autre idée, rapport à la petite Rose, et j’ai demandé mon après-midi. J’ai filé chez Le Guillou et je me suis installé derrière la haie, planqué de la route par les buissons. Par les ouvertures entre les branchages, je pouvais tout voir. J’ai attendu presque deux heures. Et vers environ seize heures trente y a un gars qui s’est pointé, avec un gros ventre et surtout un paquet. Et le paquet, il était encore dans son sac en plastique. Il est con ce type ou quoi. Ça venait de la boutique de jouets de Combourg. Dire que j’avais failli abandonner. Ah mais non, pas après ça. Je suis resté à l’affût et une heure après, un autre gars a débarqué avec un autre sac, où c’était marqué « Les habits des petits ». Je connais la boutique, c’est aussi à Combourg. Puis ça a été au tour d’une camionnette de rentrer. Elle, elle est allée jusqu’à la porte et j’ai couru derrière la haie pour voir ce qu’elle déchargeait. Un rouleau enveloppé de plastique, mais pas jusqu’au bout. Et ce qui dépassait, c’était un petit matelas mince. Vous savez, ces trucs qu’on peut rouler.

Maël marqua un silence.

— Pour les enfants, dit-il dans un souffle. Alors j’ai additionné deux et deux : des jouets – une poupée sans doute –, des vêtements de gosse et un petit matelas. Et je me suis dit comme ça, Maël, c’est là qu’est la petite Rose. Chez cette enflure de Le Guillou. Loin de tout, elle peut crier et pleurer comme elle voudra, personne ne l’entendra.

Johan semblait s’être regonflé comme un ballon tandis que les flics étaient suspendus à ses lèvres.

— Ça vaut bien un coup de chouchen, hein, Johan ?

— Ça en vaut dix ! dit Johan. Toi, quand une idée te traverse, on peut dire que tu laisses pas tomber.

— Et le mieux, c’est que ces trois types, ils ne sont pas ressortis de la maison. Avec Le Guillou, ils sont déjà quatre là-dedans. Et ça serait possible que le roi des enfoirés se pointe aussi. Robic, avec son chauffeur. J’ai attendu encore un peu mais après ça, ils ont fermé le portail. Et ce qu’on peut dire, c’est que les gars qui restent de l’équipe de Robic, c’est pas des futés. Parce que pour ramener les courses sans changer les sacs, faut pas avoir grand-chose dans le ciboulot.

— Maël, pour un peu, je t’engagerais dans ma brigade, dit Adamsberg. Quelle heure est-il ? demanda-t-il en regardant une fois de plus ses montres inutiles.

— Dix-huit heures dix, dit Berrond, réjoui.

— On file prendre une crêpe molle au Café des Arcades et on lance la traque.

— Au Café des Arcades ? s’indigna Johan. C’est pas bon ici ?

— C’est que je ne pensais pas que tu aurais la force de faire la cuisine, dit Adamsberg.

— Je l’ai, la force. Mes poulets étaient déjà cuits de ce matin et mon fond de sauce est prêt. Je n’ai plus qu’à faire chauffer avec le gratin maison, je vous sers dans dix minutes.

— Ça marche, dit Adamsberg en s’asseyant.

— Mais, dit Maël, faut un motif pour lancer un assaut sur une maison.

— On en manquait justement. Ton témoignage va suffire amplement : suspicion de rapt d’enfant. Je suis en train de demander l’aval du divisionnaire. Nous sommes quarante-six, eux seront six, ou huit. Ils ne peuvent nous échapper. Le mieux serait de les avoir tous en groupe, à l’heure du repas.

— Non, tu conserves tes huit gardes, dit Matthieu d’un ton sec. C’est peut-être précisément ce qu’ils attendent : qu’on se mette à nu pour rechercher l’enfant à corps perdu et qu’ils puissent te mitrailler le ventre. Égale trente-sept, moins Mercadet qui n’en peut plus. Soit trente-six. C’est plus qu’il n’en faut.

— Je t’obéis, admit Adamsberg après un court silence, mais je serai sur place, et avec Mercadet. À quelle heure pensez-vous qu’ils se mettent à table ?

— Je dirais dix-neuf heures trente, dit Johan.

— Ou vingt heures, s’ils attendent le chef.

— On n’a plus beaucoup de temps, dit Adamsberg. Fais-nous dîner aussi vite que possible, Johan.

— C’est presque prêt, dit l’aubergiste en mettant la table.

— Matthieu, tes hommes ont ce qu’il faut pour se restaurer ?

— Ils l’ont. Je l’avais prévu.

L’espoir et l’anxiété faisaient trembler Johan jusqu’aux coudes. Adamsberg, très attentif aux signes émotionnels, se leva avec sa béquille, suivi très vite de Retancourt, et l’aida à mettre la table et apporter les plats d’une seule main.

— Josselin connaît la maison, dit Adamsberg en reprenant sa place. On a besoin d’une description précise. Je l’appelle à nouveau. Mercadet, cherchez autant de photos que vous pourrez.

— Je localise, d’abord. La voilà : Montfort est à mi-chemin entre Combourg et Rennes. Sûrement une baraque isolée, comme les autres. Et là aussi, il s’agit encore certainement d’une ancienne longère, mais si rénovée qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits.

— Ah, Josselin, vous voilà, merci, dit Adamsberg. Maël s’est collé en planque cet après-midi près de chez Le Guillou. Trois gars sont venus successivement apporter un sac de jouets, des habits d’enfants et un petit matelas. Et les types ne sont pas ressortis.

— Très futé, Maël, dit Josselin, j’aurais dû y songer.

Adamsberg regarda son portable qui venait de sonner.

— On a l’autorisation du divisionnaire d’investir la maison de Le Guillou, dit-il. Josselin, montrez-nous où elle se situe exactement sur la route de Montfort.

Josselin dessina une croix rouge sur la carte.

— Attention, dit Maël. Il a deux chiens, des bêtes féroces qu’il laisse sûrement rôder le soir, affamées. Il faudra sûrement les tuer. Et surtout, ils vont aboyer dès qu’ils sentiront votre présence. Alors un ou deux des gars sortiront voir de quoi il retourne.

— Apportez de la viande, dit Josselin, beaucoup de morceaux, quinze, et balancez-les par-dessus la haie. Ça occupera les chiens un moment et les fera taire. Une fois le silence revenu, vous pourrez les neutraliser. Je n’aime pas suggérer qu’on abatte des chiens, mais ceux-là ont été élevés pour tuer.

— Comment le savez-vous ?

— Je les ai vus. Des pitt-bulls noirs, hauts, les mâchoires puissantes, plutôt terrifiants. N’est-ce pas, Maël ?

— Affreux. Le genre de bête qui vous saute à la gorge en un bond. Le Guillou doit les emmener chaque fois qu’il vient à Montfort.

— Avant d’atteindre la maison, encore faudrait-il entrer, dit Adamsberg.

— Le portail est haut, hérissé de piques, et une grosse chaîne retient les barreaux de la grille, dit Josselin.

— On le voit très bien ici, dit Mercadet en agrandissant sa photo.

— Infranchissable, dit Adamsberg. La seule solution est de se couler à travers la haie, en y pratiquant une trouée à la scie à main ou avec des forces. Quel endroit vous semble le plus approprié, Josselin ?

— Je n’ai pas vraiment inspecté les lieux, je n’avais pas l’intention de me faire reconnaître. Mais dans la haie côté est, j’ai noté deux arbrisseaux morts. Ce serait facile de tailler là-dedans.

— Qu’est-ce qui borde la haie ?

— Un chemin de terre d’une bonne longueur. Vous aurez la place d’y dissimuler tous les véhicules.

— Parfait. Attention au geste réflexe quand vous sortirez des voitures : ne faites pas claquer les portières, ne les fermez pas. On commence aussitôt à pratiquer la percée et on lance la viande depuis cet endroit. Il faut attirer au plus vite les deux molosses au même point. Celui par lequel on tirera. On achèvera la percée tandis que les chiens seront occupés avec leur viande. Tu en as en réserve, Johan ?

— Oui, mais c’est de la belle viande. C’est dommage de la jeter à des chiens.

— Il s’agit de sauver ta fille, Johan ! s’écria Adamsberg. Alors belle viande ou pas, on s’en fout !

— Pardon, dit Johan en se frottant les cheveux, pardon. Je n’ai plus ma tête. Je vous prépare les morceaux tout de suite.

— Avec des silencieux pour abattre les chiens, ce serait idéal, dit Veyrenc. J’en ai un avec moi.

— Alors vous tirerez, dit Matthieu.

— Une fois les chiens hors d’état de nuire, reprit Adamsberg, dix d’entre nous filent à l’arrière pour effectuer une seconde percée dans la haie et pénétrer de ce côté. Puis on cerne la maison. Combien de portes en façade, Josselin ?

— J’en vois une sur le devant et cinq fenêtres, dont deux un peu plus grandes, dit Mercadet.

— C’est cela, confirma Josselin. Mais on ne connaît pas la face nord.

— Il y a forcément d’autres ouvertures, dit Mercadet.

— Les deux plus grandes fenêtres doivent correspondre à la salle à manger, les autres aux chambres et bureau.

— À vingt heures, dit Adamsberg, il fera encore jour, mais les fenêtres ne sont pas grandes et ces longères sont sombres. Je pense qu’ils allumeront vers cette heure-là, comme le fait Johan ici. Ce sera le signal qu’ils sont rassemblés pour se mettre à table, et ce sera le moment de foncer.

— Et on fonce comment ? demanda Matthieu.

— Pas d’autre solution que de ramper sur l’herbe – ce qui vous protégera le cou – jusqu’à ce que vous ayez atteint les portes avant et arrière. N’oubliez pas : il fera jour. Donc restez bien à plat au sol, l’arme au poing et prêts à tirer. Moi, je ne pourrai que vous regarder depuis le trou de la haie.

— J’ai une photo de l’arrière de la maison, s’écria Mercadet. Sûrement quand elle était mise en vente. De ce côté, le mur est en briques.

— C’est souvent comme cela pour les vieilles longères, dit Josselin. Et donc, dit-il en examinant la photo, une porte nord et trois fenêtres.

— Et un détail essentiel, dit Retancourt en examinant la photo : un soupirail. Donc une cave. Mercadet, vous pouvez faire un gros plan ?

— C’est cela, dit Retancourt en reprenant l’appareil, et il est muni de barreaux. On peut passer l’avant-bras, mais pas tout le bras. Pas le mien en tout cas. Cela suffit pour tendre une arme.

— Je pense que la petite est là-dedans, dit Adamsberg. D’où les vêtements. Il fait froid dans une cave.

— Cela dépend de ce qu’a vu Maël, dit Matthieu. Est-ce que tous les volets de façade étaient ouverts quand tu étais en planque ?

— Je crois bien que oui.

— Alors, c’est sans doute là qu’elle est, dit Adamsberg. Ils n’auraient pas pris le risque de l’enfermer dans une chambre, elle a huit ans, donc très capable de défoncer une fenêtre avec une chaise.

— Surtout qu’elle est forte, ma petite Rose, dit Johan en servant la troupe des agents. Faut la voir transporter des bûches.

— Quand l’attaque aura commencé, il faudra que des hommes soient déjà prêts devant le soupirail. Néanmoins, elle peut tout aussi bien se trouver dans les combles.

— Une fois qu’on aura rampé jusqu’aux portes, comment on manœuvre ? demanda Verdun.

— On dézingue tout et on entre, dit Retancourt.

— Je traduis, dit Adamsberg. Les portes seront nécessairement fermées. On tire dans les serrures et on les encercle. Les gardes aux boucliers doivent entrer les premiers. Nous aussitôt derrière.

— Pas toi, dit doucement Matthieu. Et tu conserves les boucliers.

— Vous, aussitôt derrière, corrigea Adamsberg. Mattieu et douze hommes dans la pièce de devant, dix dans celle à l’arrière. Les policiers de Combourg suivront. Autant de flics contre six, je ne vois pas ce qu’ils peuvent faire. On les désarme et on leur colle à chacun le canon sous le cou. Cinq d’entre nous – d’entre vous – descendront à la cave pour sécuriser la petite, et cinq autres monteront au grenier.

— Et supposez que la porte de la cave soit blindée, commissaire ? demanda Retancourt. Si son coffre est là ?

— Guère probable, dit Matthieu. Ou ils n’auraient pas laissé un mur en briques à l’arrière.

— Exact. Avec une masse, un mur en briques, ça se défonce, dit Retancourt. J’en emporte une.

— Mercadet, demanda Adamsberg, vous pensez tenir le coup durant toute l’opération ?

— Non, dit le lieutenant en secouant la tête. Mais je veux être là. Je vais demander à Johan une thermos entière de café.

— J’ai mieux, dit Johan. Comme la petite potion que je vous avais servie pour aller dormir, mais à l’inverse. C’est un cordial de ma confection, c’est inoffensif et ça vous aidera à vous tenir éveillé. Évidemment, faut pas en prendre tous les jours. C’est pour des situations d’exception.

— Je prends, dit vivement Mercadet.

— C’est l’heure, dit Adamsberg en se levant sur sa béquille, pendant que son adjoint avalait son cordial maison. Faites entrer toutes les voitures sans bruit dans le chemin de terre. Josselin, il est assez large pour le camion ?

— Sans problème.

— Vous oubliez votre viande ! dit Johan en donnant deux boîtes à Matthieu.

— Pourquoi deux ? demanda Matthieu.

— Pour aller plus vite. Ils vous sentiront dès que vous aurez mis pied à terre. Il y a vingt bons morceaux. Dix par chien. De quoi les occuper un moment.

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