XXVI

Robic ayant déserté son bureau pour cause de réception à son domicile, les deux commissaires se retrouvèrent vers dix-huit heures devant le luxueux portail d’une villa neuve construite à deux kilomètres de Combourg dans un immense parc.

— C’est laid, dit Matthieu.

— Très laid. Toute prétention est laide.

— C’est de qui ?

— Quoi ?

— Ta phrase. Sur la prétention.

— Mais de moi, Matthieu. Je serais bien incapable de citer des auteurs à tout bout de champ comme mon commandant Danglard.

Un domestique vint leur ouvrir et il ne put leur refuser l’accès face aux cartes qu’exhibèrent les policiers. Ils le suivirent jusqu’à une porte à vitrail doublée d’une grille et il les fit patienter. Les bruits d’une fête leur parvenaient jusqu’à l’entrée et Adamsberg fut satisfait de ne pas avoir à traverser le bruyant tumulte des personnes les plus huppées des environs pour atteindre Robic. Qui se montra vingt minutes plus tard – l’attente est une des armes de la domination –, la mine contrariée et rébarbative.


— Vous sonnez à mon domicile un samedi, vous m’arrachez sans prévenir à mes invités, c’est un abus de pouvoir que je supporte mal. Revenez mardi à mon bureau et ayez la politesse de prendre rendez-vous avant avec ma secrétaire.

— Il n’y a plus de politesse qui compte quand cinq hommes ont été assassinés, monsieur Robic, dit Matthieu.

— Si vous en voulez confirmation, je peux joindre, même un samedi, l’attaché du ministre de l’Intérieur, ajouta Adamsberg, et sans rencontrer le moindre problème. Pourquoi cela serait-il différent avec vous, monsieur Robic ?

Robic ne trouva pas de réponse. D’emblée, Adamsberg détesta ce type qui s’arrogeait tous les privilèges et la morgue de la richesse. Son visage lui déplaisait. Johan avait raison. C’était un type dur et arrogant, mince et de haute taille, qui les dévisageait de manière implacable par-dessus ses verres cerclés d’or. Ses dents, en effet, lui donnaient l’allure désagréable d’une poupée ratée.

— Suivez-moi, je n’ai que quelques minutes à vous consacrer.

— Mais nous, dit Adamsberg en bloquant sa marche, nous avons besoin de plus de quelques minutes pour vous parler.

— Et me parler de quoi ? dit Robic en montant le ton.

— Faites-nous l’honneur de nous recevoir quelque part et vous le saurez. Notez bien qu’il est inutile d’appeler un avocat, ceci n’est pas un interrogatoire mais une discussion informelle.

Robic émit un grondement rageur, et s’il se permettait une telle attitude envers deux commissaires de police, Adamsberg imaginait aisément ce que devaient endurer ses employés. Il les installa sur deux petites chaises dans un bureau luxueux et s’assit lui-même sur un vaste fauteuil beaucoup plus haut, usant de cette puérile manière d’assurer sa suprématie.

— Allons au fait, dit-il de sa voix rapide et sèche.

— Nous savons que vous avez quitté Louviec très jeune, commença Adamsberg, et exercé divers travaux à Sète, commis, chauffeur, laveur de carreaux, avant de monter un petit cercle de jeux.

— Qui a grandi et vous a rapporté assez pour payer votre voyage vers les États-Unis, dit Matthieu. C’est exact ?

Les deux commissaires se conformaient à leur stratégie, menant leur interrogatoire en alternance et à feu roulant, une question à gauche, une question à droite, manière de faire qui incommodait visiblement leur adversaire.

— Parfaitement. Vous voyez qu’à force de travail, j’ai démarré de très bas pour parvenir très haut.

— La police de Sète n’était pas de cet avis, reprit Adamsberg, qui trouvait que votre train de vie dépassait les gains de votre maison de jeux.

— Elle a donc ouvert une enquête.

— Qui n’a rien donné, comme vous le savez, messieurs.

— Sauf l’arrestation de deux de vos employés pour trafic de drogue.

— Sans aucun lien avec moi. L’enquête a été abandonnée.

— Et le doute demeure, dit Adamsberg.

— Vous partez donc pour les États-Unis. Seul ou accompagné ? Par un ami, veux-je dire ?

— Seul. Je n’ai pas besoin de chaperon.

— Vous mentez, monsieur Robic, dit Adamsberg. Pierre Le Guillou, votre inséparable compagnon, était non seulement votre associé à Sète, mais on le retrouve avec vous dans votre entreprise de vente de voitures à Los Angeles. Qui, elle aussi, s’agrandit. Vous êtes noté « suspect » dans les archives des policiers de la ville.

— Si vous aviez vécu à Los Angeles, vous sauriez que tout le monde ou presque y est noté « suspect ».

— Vous revenez à Louviec il y a quatorze ans, reprit Adamsberg, très fortuné. Selon votre mère, vous auriez hérité d’un mystérieux cousin de cousin…

— Rien de mystérieux, coupa Robic. Son nom est Donald Jack Jameson, apparenté à ma famille par la troisième femme d’un grand-oncle et sans descendant. Il achetait ses voitures de luxe chez moi – il en avait plusieurs – et nous sommes devenus d’excellents amis. Par un désastreux concours de circonstances, il a été agressé, dévalisé et tué la nuit même du jour où il avait rédigé son testament.

— J’apprécie votre formulation « désastreux concours de circonstances », dit Matthieu avec un sourire glacé. Un « très heureux concours » serait plus approprié.

— Je n’aime pas votre ironie, commissaire. N’oubliez pas que vous n’êtes ici que par l’effet de ma bonne volonté et que j’ai tout droit de vous faire jeter dehors. Venez-en au fait, messieurs. Cela fait plus d’un quart d’heure que vous me posez des questions qui n’ont rien à voir avec les meurtres de Louviec dont vous êtes en charge.

— J’en finirai donc en vous conseillant de vous montrer plus prudent, monsieur Robic, dit Matthieu. Ici comme à Sète et Los Angeles, votre train de vie dépasse vos moyens. Vous finirez par faire, à Combourg comme ailleurs, l’objet d’une enquête.

— Vous oubliez mon héritage.

— Nous ne l’oublions pas, dit Adamsberg. Le bon vieux cousin d’Amérique. Vous possédez son testament, je suppose ?

— Cela va sans dire. Il est dûment authentifié, si cela vous intéresse, et son double déposé chez mon notaire à Combourg.

— Précisément, cela ne m’intéresse pas, dit Adamsberg, pour la simple raison que vous ne dupez personne, monsieur Robic. Vendredi dernier, vous avez reçu une lettre particulière.

— Dans quel sens ?

— Une enveloppe cachetée glissée dans une autre pour être certain qu’elle vous parvienne. Blanche, avec un sceau à la cire de bougie. Ça ne s’oublie pas, cela.

— En effet, dit Robic. On croirait que vous êtes sans cesse sur mon dos. Comme la vilaine bosse de Maël, ajouta-t-il avec un mauvais sourire.

— Vous l’insultez ? dit Adamsberg d’une voix tendue. Vous l’avez maltraité enfant, à la tête de votre petite bande de caïds à deux sous, et vous l’insultez encore ?

— Laissez là mon enfance. Quant à la lettre, c’était celle de n’importe quel client.

L’homme d’affaires essuya ses lunettes, comme pour échapper un instant aux regards des deux flics.

— Tiens, « n’importe quel client » qui prend la précaution d’utiliser deux enveloppes et d’en cacheter une ?

— C’est ainsi et qu’y puis-je, si l’homme est cinglé ?

— Un cinglé qui vous écrivait quoi ?

— Des insultes, rien qui vaille la peine d’être lu. Et cet imbécile qui prend tant de soin pour une lettre sans le moindre intérêt. Pauvre type.

Robic se leva et arpenta son grand bureau, semblant prendre un peu de temps pour souffler.

— Soyez plus précis, monsieur Robic.

— Il m’accusait de lui avoir livré cinq sacs de plâtre mort, a osé écrire que mon entreprise vendait de mauvais matériaux, volait sa clientèle, et il exigeait un remboursement. C’était faux bien entendu mais je demanderai qu’on procède au remboursement et à une nouvelle livraison.

— Vous avez conservé cette lettre ?

— Non, j’étais irrité et je l’ai jetée dans le poêle à bois.

— C’est votre habitude quand un courrier vous énerve ?

— Plutôt un automatisme.

— Oui, le feu, c’est toujours l’idéal, dit Adamsberg. Mais hier, il faisait bon, et votre poêle marchait tout de même ?

— Je suis frileux, ça vous regarde ?

— Mais aujourd’hui, il bruine, il fait frais, et je prends note que le poêle est éteint, dit Adamsberg en se levant pour prendre congé.

Robic tendit machinalement la main pour les saluer mais Adamsberg négligea ce geste.

— Vous êtes au faîte de la richesse, monsieur Robic, dit-il, vous avez une très haute idée de vous-même, mais vous êtes bas, très bas, et vous n’êtes pas un homme bon. Loin de là.

Puis le commissaire quitta la pièce sans se presser, côte à côte avec Matthieu, et respira un bon coup une fois dehors.

— Tu n’y as pas été de main morte, dit Matthieu.

— Tu veux dire que je suis sorti de mes fonctions ? Le type est haïssable, et je suis convaincu que personne n’a jamais osé le lui dire.

— Eh bien c’est fait.

Adamsberg prit le volant et sortit du grand parc prétentieux, conçu et taillé à la versaillaise.

— Ce n’était pas inutile, dit-il. On s’est fait une idée du gars, dur comme de l’acier. Et il a « brûlé la lettre du soi-disant client dans son poêle ». Vrai, il l’a brûlée, mais sans allumer son poêle. En plein mois de mai, ça ne tient pas debout. Et ce mec serait bien incapable de justifier le fric qu’il s’est fait à Sète puis à Los Angeles, ni sa richesse à son retour à Louviec. Il n’a comme défense que cette lamentable histoire d’héritage.

— Quant au meurtre, si l’on suppose qu’il tirait avantage de la mort du docteur…

— Ce n’est pas une supposition, Matthieu, c’est une certitude.

— C’est ta certitude. Je ne vois toujours pas un type de Louviec oser le faire chanter.

— Non, on ne fait pas chanter un personnage aussi infatué et puissant que Robic. Ou bien on en meurt. Comme Jean Armez, le Bourlingueur. Absent pendant vingt et un ans, matelot dans la marine marchande. Et pourquoi pas ? Un jour, son navire mouille à Sète et il y retrouve Pierre Robic. Peut-être tout bonnement dans ce cercle de jeux où il a été passer une soirée, car qui dit cercle de jeux dit souvent cercle de filles conciliantes. Les deux hommes se revoient, le Bourlingueur cesse de bourlinguer sur mer et choisit de le faire sur terre en s’associant avec Robic. Il y a quatorze ans, Robic revient un 1er avril. Et Jean Armez, rentré quelques mois plus tôt, lui réclame sa part sur l’arnaque à l’héritage. Robic a certainement quitté vite fait les États-Unis après ce gros coup, sans prendre la peine de dédommager suffisamment ses complices. Dont le principal : le tueur de Jameson, le Bourlingueur.

— Pourquoi lui ?

— Parce que d’ordinaire, dans ces milieux, le tueur touche double, tu le sais. C’est à lui que Robic avait confié le boulot. Mais il ne l’a pas payé double. C’est pourquoi Armez a exigé son dû. C’est donc bien lui qui a exécuté Jameson.

— Mais comment sais-tu cela ?

— Je ne le sais pas, je l’invente.

— Ah, tu inventes, dit Matthieu en se garant près de l’auberge.

— C’est cela. Car figure-toi que Jean Armez a été tué dès le retour de Robic, le 11 avril, dix jours après son arrivée. Et « à la gangster », comme dit l’adjoint au maire. Pistolet avec silencieux. Ça ne te frappe pas, cela ?

— Si, admit Matthieu.

— Je pense que, en ce qui le concerne, c’est Robic qui lui a réglé son compte.

— On en était au meurtre du docteur, Adamsberg.

— Tu t’accordes avec moi pour dire qu’on ne fait pas chanter un Robic. Quoi que tu en dises, la seule raison qui pousse Robic à accéder à la demande du tueur, et je l’ai dit à l’auberge et te le répète, c’est bien le sourd désir d’être débarrassé du médecin. Qui sait quelque chose à propos du testament, mais Robic ignore quel danger représente au juste ce « quelque chose ». Depuis des années, cette interrogation lui pèse. Et puisqu’il est exigé dans cette fameuse lettre de faire croire à un crime de l’assassin de Louviec, il saisit cette occasion en or de se défaire de Jaffré et en confie l’exécution à un de ses sbires. Ce dont nous sommes certains, c’est qu’il n’a pas décidé de lui-même de l’éliminer. Car il ne connaissait pas les détails de la mise en scène d’un crime « à la Louviec ». Il les a appris par la fameuse lettre.

— L’œuf.

— L’œuf. Et frapper de la gauche.

— Mais cette fois, selon le légiste, le coup est bien parti du bras gauche mais la lame s’est enfoncée tout droit.

— Détail ignoré par Robic : le sbire qu’il a choisi était un vrai gaucher, dont les coups furent plus puissants que ceux de notre homme de Louviec. Quant à l’absence de piqûres de puces, elle prouve la même chose : notre tueur de village ne se doute pas un instant de l’existence de cet élément si signifiant sur les victimes et ne l’a donc pas mentionné dans sa lettre. Tu as convoqué nos troupes à l’auberge ?

— Ils nous attendent.

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