XXVIII

— Pourquoi ? reprit Josselin. Robic et son ami Pierre étaient un cauchemar pour les élèves de leur classe, brutalités, intimidations, racket, et j’en passe. J’ai eu la malchance de me retrouver chaque année dans la même classe qu’eux deux, au collège d’abord, au lycée de Rennes ensuite. Un jour, on a appris qu’ils avaient tenté d’extorquer ses maigres économies à la pauvre gardienne, affolée, en pleurs. La direction les a expulsés une semaine et les menaces ont recommencé. Différentes, cette fois : si elle ne filait pas son argent, elle pouvait dire adieu à son chien. Un vieux chien affectueux et baveux que nous décidâmes, formant une bande de dix-huit garçons, de protéger. Un matin, Robic et Le Guillou se sont arrangés pour se faire virer de la classe, avec d’autres de leur horde, et nous, comme des imbéciles, on n’y a vu que du feu. Mais à la sortie, ce fut autre chose : notre vieux chien baveux gisait dans la cour, atrocement mutilé, les membres dépecés, la tête coupée, le ventre ouvert, les viscères sortis. L’épouvante.

La voix de Josselin trembla légèrement et Johan, qui avait entendu le récit depuis sa cuisine, s’empressa de venir lui servir un verre.

— Comble de cruauté, poursuivit Chateaubriand, ils avaient obligé la vieille gardienne à assister au spectacle. Elle avait le cœur fragile, elle n’y a pas survécu trois mois. Et nous, on avait été incapables d’empêcher cela. Non seulement nous étions sous le choc, malheureux – beaucoup pleuraient et les autres vomissaient –, mais avec le sentiment honteux qu’à notre âge nous n’avions pas été foutus capables, à dix-huit gars, d’empêcher cette boucherie inimaginable, exécutée sous les yeux mêmes de la vieille femme. Ce fut un dur traumatisme, une humiliation terrible, nourrie par la sensation, vraie hélas, de n’être que des incapables, des bons à rien, des impuissants, presque des coupables. Ce jour, je compris que Robic n’était pas seulement le meneur banal d’une bande d’emmerdeurs – pardon pour le terme – comme on en voit dans bien des établissements scolaires. Non, je compris, commissaire, que Robic était et serait un criminel sauvage et je me jurai d’avoir un jour sa peau.


Il se fit un silence pendant que Johan, qui avait dressé la table, apportait l’entrée, une omelette mousseuse aux fines herbes et champignons – cueillis par Josselin – qui à elle seule aurait suffi à constituer le plat principal.

— Et je n’ai pas chômé, commissaire, ajouta Josselin en reprenant son souffle. Que tout ceci reste entre nous, dit-il en jetant un regard circulaire à la salle encore vide. Beaucoup s’étonnent ici que je parte si souvent en balade en voiture, apparemment sans but. En réalité, je les surveille, tous, et dès que Robic sort de son domicile ou de son bureau, je le suis. Ce n’est pas une obsession, c’est un but inébranlable que je me suis fixé. C’est ainsi qu’en quatorze années j’ai eu le temps d’en apprendre un peu : le nombre de membres de la horde, leurs noms – ou plutôt les surnoms qu’ils utilisent – et enfin, leurs planques. Sûrement pas toutes. Quant aux lieux des rencontres avec l’un ou l’autre, Robic en change sans cesse. Car ils sont forts, très méfiants, c’est-à-dire que Robic – qui était un véritable zéro en classe – est un cerveau quand il s’agit de crimes et brigandages en tous genres. Et cela ne m’intéresse pas qu’il tombe pour vol de bijoux ou trafic de drogue. Je veux qu’il tombe pour assassinat prémédité et non pas pour un crime opéré à l’occasion d’un casse.

— Mais quand il rencontre un de ses hommes dans tel ou tel café à travers la région, dit Berrond qui avait déjà achevé sa copieuse part d’omelette, pourquoi ne suivez-vous pas le type après ? Pour connaître son domicile ?

Josselin eut un sourire un peu fataliste.

— Parce que je suis assez handicapé. Il les convoque le plus souvent de jour, et comment voulez-vous que je prenne un homme en chasse, avec le visage que j’ai ? Je serais aussitôt repéré.

— Mais Robic, lui, ne vous reconnaît pas pourtant.

— Parce qu’il porte des lunettes adaptées à la vision de loin pour conduire. Il en portait déjà quand il était jeune et qu’il prenait la Citroën de sa mère. Avec cela, il est incapable de voir mon visage nettement quand je le suis en voiture.

— Et depuis tant de temps, même avec ces sortes de lunettes, comment vous y prenez-vous pour suivre Robic sans qu’il repère au moins votre voiture ? demanda Verdun.

— J’en loue une. J’en change sans cesse. C’est le moyen le plus sûr.

— Et le plus cher.

— Le maire de Combourg était au courant de mon activité et l’approuvait. Il s’arrangeait pour me rembourser mes locations. Ce ne sont jamais des trajets très longs, les membres de la bande sont assez groupés, entre Combourg et Dol-de-Bretagne à peu près.

Adamsberg hocha la tête, approbateur.

— Comment avez-vous connu leurs surnoms ?

— Il y a deux ans de cela, j’ai eu un gros coup de chance, car il est très rare que le patron contacte toute la troupe de ses associés. Je suivais Robic – le seul dont je connaisse le domicile –, qui avait quitté sa maison à la nuit tombée. Il m’a mené droit à un vieux hangar sur la route de Fougères, où se tenait une réunion de groupe. Les tôles étaient disjointes et j’entendais facilement les conversations. Il s’agissait de l’attaque d’une bijouterie mais impossible de savoir laquelle. Certainement importante ou bien Robic n’aurait pas rassemblé tous ses hommes. Il distribuait les rôles, expliquant à chacun la tâche précise qu’il avait à remplir. Il les appelait par leurs surnoms.

— Et pourquoi vous ne nous avez jamais parlé de tout cela ? demanda Adamsberg.

— Parce qu’alors, cela n’avait aucun rapport avec votre enquête sur le tueur de Louviec. Cela ne vous aurait pas avancés d’un iota. Mais à présent, c’est tout différent. Si vous le souhaitez, je veux bien vous copier la liste des surnoms des associés, ainsi que les adresses des planques que j’ai pu localiser.

— S’il vous plaît, Josselin, cela peut servir.

Johan s’affairait à desservir et apporta un plateau de fromages pendant que Matthieu regardait s’allonger la liste des noms : le Tombeur, le Lanceur, Jeff, le Prestidigitateur, le Joueur, le Poète, le Ventru, Domino, Gilles, et le Muet, son chauffeur.

— Dix, résuma Josselin, sans compter Robic. Onze en tout. Je mets des croix à côté de ceux que je pense avoir connus au lycée, mais sans certitude. Après tant d’années, c’est difficile d’être affirmatif.

— Dommage qu’on ne sache pas qui est gaucher ou droitier, dit Matthieu.

— Vous cherchez un gaucher ? demanda Josselin.

— Oui.

— Alors c’est lui, dit-il en pointant un surnom avec son crayon. Je l’ai vu plusieurs fois ouvrir sa portière de la main gauche.

— Gilles, dit doucement Adamsberg. Le gaucher…, l’assassin du docteur. Et impossible de l’arrêter : on ne connaît ni son vrai nom ni son domicile.

Josselin réfléchissait, tête penchée, doigts sur les lèvres.

— Pensez vous comme moi que Robic a conservé ou retrouvé d’anciens condisciples de son lycée ? demanda-t-il lentement.

— C’est très possible, dit Adamsberg. Comme il est possible qu’il ait emmené avec lui à Sète beaucoup de ses camarades les plus soumis – ses adeptes de l’époque en quelque sorte –, pour disposer d’un réseau dès son arrivée.

— D’autant plus probable, dit Josselin, que ces petits salopards ne savaient pas respirer sans lui. Il se trouve que j’ai pu, devant un bistrot où Robic avait rencontré « Gilles », il y a environ huit mois, voir et entendre parler deux fois ce « Gilles ». Cette journée de septembre était chaude et j’avais abaissé ma fenêtre, de même que le café avait ouvert les siennes. J’étais garé à cinq mètres, mais sa voix est assez puissante. Pas besoin de lunettes pour voir de loin, je le distinguais très nettement.

Josselin prit un nouveau temps pour méditer son souvenir.

— C’est un homme de grande taille, très laid, déformé par un nez de boxeur. Et sa voix est rocailleuse, comme s’il parlait avec des graviers dans la gorge. Je ne voudrais surtout pas vous entraîner sur une fausse piste mais…

— Nous n’avons pas de piste, dit Adamsberg, autant en essayer une fausse. Mercadet, vous pouvez trouver une photo de la classe de terminale du lycée de Rennes ?

— Quelle année ?

— 1986.

— Eh bien, reprit Josselin, il y avait un élève de cette sorte dans notre terminale. Qui avait cette voix, et ce nez cassé, déjà. Un grand type.

Mercadet réussit à extirper des entrailles du Net la photo de classe et la montra à Josselin qui se concentra sur les visages.

— Lui, dit-il, au dernier rang du haut, à cause de sa taille.

— Hervé Pouliquen, dit Mercadet qui suivait, tirée des archives du lycée, la vieille liste des noms correspondant à la photo.

— C’est cela, Pouliquen, confirma Josselin, une âme damnée de Robic.

En quelques minutes, Mercadet localisa le domicile d’Hervé Pouliquen : 33, rue de la Verrerie, à La Barrière.

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