XVI

Un lugubre climat de désolation s’était étendu sur tout Louviec. Chacun s’était débrouillé pour suspendre à sa fenêtre ou à sa porte un tissu, un châle, un chandail, noir. Le magasin d’électroménager était toujours fermé et Adamsberg alla sonner chez Gwenaëlle, aussi blafarde que sa robe de chambre écrue, les yeux pochés de violet et les cheveux en broussaille.

— Je peux ? demanda le commissaire.

— C’est affreux pour le maire, dit-elle à voix basse en ouvrant sa porte.

— Peut-être pourriez-vous nous aider.

— Au moins, cela n’incrimine pas Josselin ?

— Au contraire.

Gwenaëlle avait sans nul doute un faible pour Josselin, pour se soucier ainsi de son sort au milieu de son chagrin.

— J’aimerais vous faire une confidence, dit Adamsberg. Mais comment être certain que vous la garderez strictement pour vous seule ?

Gwenaëlle redressa la tête, un peu offensée.

— Parce que vous me le demandez. Je n’ai jamais éventé un secret. Je ne suis pas une Serpentin, moi.

— Je compte vraiment sur vous, Gwenaëlle. Voici : le maire avait un œuf écrasé dans son poing.

La jeune femme ne dit pas « Un œuf ? », mais se contenta de froncer les sourcils.

— Cela vous évoque quelque chose ?

— Oui, un problème d’avortement.

— Vous allez plus vite que mes adjoints, Gwenaëlle.

Cette phrase lui arracha un faible sourire et c’était bien l’intention d’Adamsberg. Et même, elle se leva et fit réchauffer du café. Elle en disposa deux tasses sur la table.

— Merci, Gwenaëlle, vous avez aussi compris que j’ai très peu dormi. Et je suis d’accord avec vous, cet œuf écrasé indique une affaire d’avortement.

— Alors c’est pour cela, dit Gwenaëlle dont les larmes coulèrent à nouveau. Mais c’était il y a longtemps, et qui l’aurait su ?

Adamsberg tamponna doucement les yeux de la jeune femme.

— Dites-moi.

— Anaëlle avait dix-sept ans. Nous étions allées dans une boîte à trois kilomètres d’ici. Elle a laissé faire un type, « pour voir », m’a-t-elle dit, et « ça m’a fait mal, c’est tout ». Mais ce n’était pas tout. Elle a commencé à vomir et un mois et demi après, on avait compris qu’elle était enceinte. Hors de question d’en dire un mot à ma mère, il fallait qu’on se débrouille seules. C’est cette amie dont je vous ai parlé pour les Ombreux qui nous a guidées. Elle avait vingt-deux ans, une grande à nos yeux, et elle nous a conduites à Combourg. Elle s’est garée à cent mètres d’une maison bien entretenue, et elle nous a fait entrer par une porte arrière. Je me souviens que l’intervention s’est passée vite et que c’est notre amie Laure qui a payé.

— Vous connaissez le nom de cette femme ?

— Oui, finit-elle par dire. Elle ne le cachait pas car elle est sage-femme agréée mais elle ne crie pas sur les toits qu’elle aide les jeunes filles dans la situation de ma cousine. Cela se sait par le bouche-à-oreille. Elle s’appelle madame Berrond.

— Comme la femme de…

— Berrond, oui.

Adamsberg passa ses mains sur son visage et avala une longue gorgée de café. C’est donc pour cela que le lieutenant était si crispé hier quand ils discutaient d’avortement.

— Et Berrond ? dit-il, il le réprouve ?

— Sûrement non. Car c’est lui-même un jour qui a fait entrer une amie par la porte arrière pour la conduire au cabinet. C’est un brave homme, très brave, très bon, commissaire, il faut le protéger.

— J’y veillerai. Rien ne se saura. Rien.


À son retour, Adamsberg ne se confia qu’à son ami Veyrenc, tous deux allant et venant par les rues.

— Donc c’était cela. Elle avait avorté et il l’a tuée. Tu peux être sûr qu’il y a une même affaire du côté de Gaël.

— Il y en a une, Jean-Baptiste. J’ai été voir du côté de la femme Serpentin. Ça n’a pas été sorcier de la faire parler, moyennant finances bien sûr. Selon tous les « on-dit » qu’elle a rassemblés, « cette ordure de Gaël » aurait mis enceinte une femme d’ici, il y a bien six ans de cela, une femme qui n’était pas de la prime jeunesse, et donc avec un risque pour elle-même et l’enfant. Mais pas question d’examen médical, il l’a obligée à se débarrasser du fœtus ni vu ni connu. Tout ce qu’on sait ensuite, c’est qu’elle pleurait en sortant de la voiture le soir.

— Et tu as eu le temps d’aller fouiner à la mairie ?

— La mairie était vide, pavoisée d’une draperie noire au-dessus de la porte. Jeannette y assure seule la permanence, en cas d’urgence. C’est sinistre. Jeannette est l’une des deux secrétaires. Elle a la quarantaine, divorcée, pas très jolie, deux fils adolescents. Une boîte de mouchoirs sur la table, les yeux bouffis. J’ai usé de tous mes charmes pour l’obliger à sortir de là et venir déjeuner avec moi, bien qu’il ne fût qu’à peine midi. Elle a finalement accepté, à la condition qu’on aille à Saint-Gildas, où elle n’est pas connue. Elle est allée se donner un coup de peigne, se maquiller comme elle a pu, et on s’est retrouvés attablés tous les deux au Café du Vieux Pont où traînaient deux ou trois clients. Il était tôt, les plats n’étaient pas prêts, mais le patron a accepté de nous faire des sandwiches, c’est tout ce qu’il pouvait nous offrir. Très bons d’ailleurs, ça a paru plaire à Jeannette, vin compris, et j’ai forcé la dose. Je lui ai exposé les choses sur la pointe des pieds mais elle a pris les devants et, vin aidant, m’a tout raconté sans trop d’embarras, sous condition du secret professionnel bien sûr.

— Elle était la maîtresse du maire. Quand cela ?

— Il y a douze ans, elle avait trente et un ans.

— Et elle s’est retrouvée enceinte, mariée, avec deux enfants en bas âge, tout comme le maire. Situation impossible.

— D’autant qu’elle était en instance de divorce et qu’on lui aurait sans doute retiré la garde des petits.

— Elle était donc d’accord.

— Oui, mais à grand-peine, car à l’époque, elle était amoureuse du maire. Depuis, ça s’est beaucoup tassé et cet événement y est peut-être pour quelque chose. En bref, le maire, qui connaissait son village comme sa poche, l’a envoyée chez une arrangeuse. Elle a mis un peu de temps avant de s’en remettre, et a traîné un fond de dépression pendant quelques mois. Ce qu’elle ne peut pas se figurer, tout comme Gwenaëlle, c’est comment cela a pu se savoir. Mais la liaison amoureuse d’une employée avec le patron, où que ce soit, ça finit tôt ou tard par crever les yeux de tout le personnel. Et puis soudain une tristesse, une dépression, en même temps que le maire apparaît subitement préoccupé et redouble d’attentions pour la jeune femme morose. Je te garantis que tous à la mairie ont dû s’imaginer ce qu’il s’était passé sans qu’on ait besoin de leur faire un dessin. Pour Anaëlle, elle était très jeune, encore au lycée, et le sens de ses nausées, qui se sont brusquement arrêtées, n’a dû échapper à personne. Quant à Gaël, dans un soir d’ivresse, au lieu de la boucler, il a dû laisser échapper un coin de vérité.

— Et derrière tout ce petit monde, la Serpentin et ses acolytes sont là pour ratisser les ragots. Les ragots et les vérités.

— Oui. Rien n’échappe et tout suinte à Louviec. Le tueur a dû finir par apprendre tout cela, et il n’était pas le seul. Que cette affaire d’avortements soit son mobile, ça ne fait plus aucun doute. Mais quelque chose coince dans notre scénario.

— C’est que tout cela est bien vieux. C’est cela, Louis ?

— Oui. Pourquoi ce soudain déchaînement de rage, de démence, dix ou treize ans plus tard ? Pourquoi le tueur n’a-t-il pas « châtié » les responsables au cas par cas, chacun à l’époque des faits ? Il s’est produit un élément déclencheur, Jean-Baptiste. Mais lequel, bon sang ?

— Nos trois suspects ont plus ou moins cinquante ans. Il faudrait fouiller du côté de ceux qui ont des enfants. Tu devrais retourner à la mairie pour bavarder avec Jeannette. Qui sera ravie de revoir tes charmes.

Veyrenc haussa les épaules. Il n’avait pas conscience à quel point son visage, massif, régulier, nez droit, lèvres très dessinées, cheveux en boucles légères, avec ces joues pleines et ce rien de menton caractéristique de l’art romain – lui avait appris Danglard – pouvait séduire hommes et femmes.

— Le nom des arrangeuses, des « faiseuses d’ange », on s’en fout. Je crois qu’il faut passer dès aujourd’hui à l’étape suivante : faire surveiller nos trois principaux suspects soir après soir, soit en planque devant leur domicile, soit en filature et ce jusqu’à leur retour chez eux. Seulement on n’est que huit. Sept en ôtant Mercadet. Six sans moi. On pourra se relayer.

— Sans toi ? dit Veyrenc.

Adamsberg grimaça, mécontent de lui-même.

— J’aurais aimé, dit-il en hésitant, suivre les pas de Maël cette nuit.

— Maël ? Mais qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ? À part qu’il se gratte tout le temps, je te l’accorde. Mais Maël a été plâtré avant la mort de Gaël.

— Ce qui ne l’empêcherait pas de traîner la nuit avec un bâton. À ce que m’a dit Johan, on entend toujours le Boiteux entre dix heures et demie et minuit. Pas tous les soirs bien sûr.

— C’est Maël, Jean-Baptiste, qui a lancé les battues pour retrouver le Boiteux.

— Qu’ils n’ont pas retrouvé.

Veyrenc secoua la tête, un peu sceptique.

— On se débrouillera facilement à six, admit-il en soupirant. Puisque tu cherches un fantôme.


À dix-neuf heures, les huit policiers se rejoignirent à l’auberge, à leur table habituelle, au fond de la salle pour ne pas gêner la clientèle. Qui était peu dense, et seuls des touristes ignorants occupaient quelques tables. Mais pas un habitant de Louviec, en deuil du maire, n’aurait eu l’idée ni l’envie d’aller se divertir. L’enterrement aurait lieu le lendemain à dix heures.

— Alors ? demanda Adamsberg à Veyrenc. Jeannette ?

— Jeannette, c’est la secrétaire de mairie, expliqua Matthieu.

— Qui s’est laissée séduire par Veyrenc ? dit Berrond en s’amusant. Mais ça ne m’étonne pas.

— La pauvre, dit Johan en apportant le cidre, les bols et un plat de petites crêpes roulées au jambon, elle s’occupe de tout pour la réception de demain, après les funérailles. Un sacré boulot. Je l’ai aidée comme j’ai pu pour la livraison des plats. Parce qu’après une messe et un enterrement, qu’est-ce qu’ils font, les gens ? Ils bouffent. C’est la messe, je me dis, qui fatigue.

— Alors ? Jeannette ? répéta Adamsberg.

— Quatre de tous nos puceux ont des enfants, entre onze et vingt-deux ans. Neuf en tout. Pour savoir s’il y avait l’ombre d’un avortement parmi tous, j’ai préféré éviter les parents, toujours les derniers informés, et je suis retourné voir la Serpentin, qui commence à me faire bonne mine.

— Elle aussi ? dit Berrond en souriant dans son cidre.

— À n’y pas croire, hein, Berrond ? Amadouer la vipère de Louviec, qui peut en dire autant ? Toujours est-il que, elle, toujours la première au courant, est quasi certaine que le plombier, Kristen Le Roux, une de nos deux brutes qui a du rouge autour de la bouche, a fait avorter sa fille de dix-huit ans en douce. Il paraîtrait qu’ensuite elle a beaucoup pleuré.

— C’était quoi, au fait, son alibi ? demanda Noël.

— Un dîner avec des amis qu’il a quitté une demi-heure pour aller dessaouler. Et il est rentré frais comme l’œil après sa balade. Pour un type bien bourré, c’est fortiche. Ou c’était de la pure mascarade, mais très mal jouée.

Johan leur apporta le dîner – sans oublier le double café pour Mercadet –, emplit les verres, annonça à mi-voix une tourte au saumon que Verdun, apparemment tout autant passionné par la nourriture que son collègue Berrond, s’empressa de découper.

— Avec cet élément en plus, dit Verdun en servant chacun, notre puceux Le Roux est bien mal barré.

— Ou l’inverse, dit Adamsberg. Pourquoi tuer Gaël ou le maire alors qu’il est dans le même sac ? Cela le dédouane au contraire. Pour information, il a un petit poulailler dans le jardin. Il n’est pas le seul. Tristan Cloarec, l’électricien et le chauffeur Mikael Le Bihan en ont un aussi. Ce n’est pas franchement signifiant, car quand on achète une boîte de six œufs, il y en a toujours au moins un de fécondé.

Adamsberg se tut un moment, le temps pour Berrond et Verdun, qui se resservirent tous les deux, d’apprécier pleinement leur dîner. Adamsberg, petit mangeur, se demandait où pouvait bien passer toute cette nourriture. Dans leurs ventres, dans leurs mentons.

— On résume le boulot de ce soir, dit-il une fois les deux policiers repus, boulot qui peut durer toute la semaine. Surveillance de nos trois principaux suspects, bien que je n’oublie pas nos cinq autres. Puisque nous savons tous que les alibis parfaits sont trop beaux pour être honnêtes. Je préfère de loin les alibis mal foutus. Mais on se concentre d’abord sur le trio de tête. Noël, demandez une vieille veste à Johan, tout le monde en noir ou en gris. Verdun, empruntez-lui une casquette, vos cheveux blonds sont trop visibles. Toi aussi, Matthieu. Chacun prend son poste à huit heures devant le domicile de son gibier. Choisissez bien votre planque. Je propose de confier la brute, Kristen Le Roux, à Retancourt. À Noël, l’épicier Le Tallec. Matthieu, tu prends Kerouac, n’oublie pas sa lèvre rouge. Il te connaît ?

— Il ne me verra même pas.

Adamsberg et Matthieu finirent de répartir les rôles et de choisir les relais.

— N’oubliez pas qu’à neuf heures et demie, il y a réunion des Ombreux rue du Prieuré. Si vous voyez votre homme se faufiler au numéro 5, laissez tomber, ce ne sera pas pour ce soir.

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